Je cherchais une lecture, il y a quelques jours, et je suis tombé sur notre roman du jour dont l'histoire, m'a-t-il semblé, pouvait faire écho au "Replay" de Ken Grimwood, récemment évoqué sur le blog. Alors, j'ai plongé dans ce livre, sans trop savoir où j'allais, en fait. Un vrai divertissement, entre science-fiction et thriller, très différent dans la forme de "Replay", mais des questions effectivement assez proches, en particulier sur la manière dont on construit sa vie. "Dark Matter", paru il y a quelques mois dans la collection "Nouveaux Millénaires" des éditions J'ai Lu, est un roman signé Blake Crouch, connu pour la trilogie "Wayward Pines". Une histoire à tiroirs où tous les éléments ne sont pas forcément de la plus grande originalité, mais le rythme, la tension et la mise en place des situations créent un intérêt certain pour le lecteur. Des questionnements existentiels se posent aux personnages principaux, mais aussi au lecteur, même si l'ensemble est nettement moins métaphysique que le roman de Ken Grimwood...
Jason Dessen vit à Chicago et enseigne la physique dans la modeste fac de Lakemont. Marié à Daniela, il est le père du jeune Charlie. Une petite vie bien tranquille, mais sans véritable éclat, un couple qui vivote, même si l'amour demeure, juste un peu terni par les années qui passent. Bref, une famille tout ce qu'il y a de plus ordinaire.
Pourtant, tout le monde s'accorde pour dire que Jason avaient les compétences pour réussir une formidable carrière de chercheur. Ses premiers travaux étaient très prometteurs et ses amis le voyaient déjà auréolé des prix les plus prestigieux existant. Pour sa part, Daniela a abandonné la carrière d'artiste lorsqu'elle est tombé enceinte et depuis, a choisi de se consacrer à sa famille...
Chacun a donc laissé derrière lui ses rêves, ses ambitions, pour une vie sans relief mais sans souci non plus. Jusqu'au jour où Jason s'en va boire quelques verres dans un bar pour fêter le prix Pavia attribué à son meilleur ami Ryan Holder. Au contraire de Jason, tout sourit à Ryan, devenue une véritable star du monde scientifique. Un rôle que tous pensaient dédié à Jason...
Des sujets qui agacent Jason, qui quitte le bar rapidement avant que la discussion ne prenne un tour peu compatible avec la fête organisée en l'honneur de Ryan. Un tour à l'épicerie et retour à la maison, à pied. Distrait, Jason évite de justesse un accident avec un taxi. Mais ce n'est rien par rapport à ce qui l'attend un peu plus loin.
Un inconnu portant un drôle de masque l'accoste, le menace d'une arme et le kidnappe. Il fait nuit, le coin est désert, Jason ne peut compter sur aucune aide et doit se résoudre à suivre son ravisseur. Celui-ci l'oblige à prendre le volant et à suivre l'itinéraire pré-enregistré dans le GPS de la voiture. Direction un terrain vague, ou plutôt une friche industrielle à l'abandon depuis longtemps.
Jason n'en mène pas large, car même masqué, l'homme ne semble pas décidé à le laisser repartir vivant... Il n'est pas un homme d'action, juste un prof de physique, et son instinct de survie ne donne que peut de résultat. Il se résigne à mourir, là, sans avoir pu prévenir Daniela, sans avoir pu dire à Charlie qu'il l'aime...
... Et il se réveille dans un endroit qui ne ressemble pas du tout à l'entrepôt où l'inconnu l'a emmené. En fait, cela ressemble à une espèce de laboratoire. On l'accueille à bras ouverts, Jason ne comprend rien à ce qui lui arrive, à ce qu'on lui raconte, ne reconnaît pas les personnes devant lui. Au point qu'il décide de s'enfuir...
Dehors non plus, il ne reconnaît plus rien. Et lorsqu'il arrive chez lui, l'appartement ne ressemble plus à celui qu'il a quitté en début de soirée. Tout y est mieux entretenu, plus luxueux. Et surtout, il est vide : aucune trace de Daniela ou de Charlie. Une seule personne vit là, et cette personne s'appelle bien Jason Dessen...
Sauf que ce n'est pas lui...
Bien qu'abasourdi par ces événements, Jason décide de tout mettre en oeuvre pour comprendre ce qu'on a bien pu lui faire. Il n'imagine pas encore ce qu'il va devoir entreprendre pour remettre de l'ordre dans son existence. Une incroyable odyssée, pleine de désillusions et de dangers. Mais avec la détermination inépuisable de celui qui veut retrouver sa famille.
Je vais être franc, il y a un certain nombre d'éléments que le lecteur, témoin privilégié de ce qui arrive au pauvre Jason, devine et comprend bien avant lui. Est-ce un problème ? Ce le sera peut-être pour certains lecteurs, mais il faut aussi dire que ça ne nuit pas forcément au suspense et à la tension que Blake Crouch instaure.
Dans ce billet, je ne vais pas aller plus loin, je vais laisser le plus gros de ces éléments dans l'ombre, en tout cas, je vais essayer. Il va falloir marcher sur un fil, mais c'est aussi ce qui est amusant dans ce genre de billets. Et puis, quelques indices, plus ou moins explicites, apparaîtront probablement au bas de votre écran...
Au coeur de "Dark Matter", la question des choix que l'on fait et de la vie que l'on se construit. Jason et Daniela ont choisi de laisser derrière eux leurs rêves de jeunesse, leurs ambitions. Mais à quoi ressemblerait leur vie s'ils avaient fait des choix différents ? Ah, je suis déjà sur la corde raide ! Peu importe, avançons, avec prudence, certes, mais avançons.
"La vie est imparfaite", lit-on dans le titre de ce billet, dans cette phrase tirée de "Dark Matter". "Nobody's perfect", répondrait sans doute Osgood Fielding, troisième du nom, comme il le fait à la fin de "Certains l'aiment chaud". Et pourtant, quelque part, dorment des regrets, plus ou moins profondément enfouis. Et quand ils resurgissent...
Le paradoxe qui transparaît dans "Dark Matter", c'est qu'aucune vie n'est parfaite, parce qu'il manquera toujours un petit quelque chose. Parce que, lorsqu'on fait un choix, c'est au détriment d'éléments qui, plus tard, pourront manquer. En cela, on retrouve des interrogations voisines de celle que nous évoquions dans le billet sur "Replay" : quelle vie choisirais-je d'avoir si je pouvais apporter des corrections ?
Pour le reste, tout diffère pour arriver à ces questionnements pourtant si proches. Là où l'on aura tendance à classer "Replay" en fantastique, il ne fait aucun doute que "Dark Matter" est un roman de science-fiction. En tout cas pour le contexte. Peut-être les fans de SF purs et durs n'auront-ils pas envie de donner leur imprimatur.
A l'image de "Seul sur Mars", qui adopte un contexte science-fictif pour y développer une trame de thriller, "Dark Matter" nous offre ce cocktail qui penche finalement un peu plus vers le second que vers le premier. L'argument science-fictif est un peu un prétexte, une accroche, pour placer Jason dans une situation fort inconfortable et le pousser dans des aventures extraordinaires.
Les amateurs de science-fiction, et plus encore ceux qui apprécient ce qu'on appelle la "hard science", risquent de déplorer ce déséquilibre. Trop de thriller et pas assez de science, en tout cas, de science crédible (je parle un peu au pif, les théories développées passent largement au-dessus de mon petit cerveau de littéraire)...
En revanche, qui apprécie le thriller sera servi ! Rebondissements incessants, poursuites, surprises et une dernière partie qui vaut son pesant de pop-corn ! Je suis certainement bon public, mais j'ai dévoré "Dark Matter" et je me suis bien amusé. J'ai suivi avec attention l'incroyable voyage que Jason va entreprendre et son retour qui fait passer celui d'Ulysse à Ithaque pour de la petite bière...
Une impression renforcée par une écriture volontairement lapidaire. Une litanie de phrases souvent très courtes, presque scandées, peu de temps morts, finalement, et, lorsque les scènes durent un peu, la tension retombe, certes, mais pour plonger Jason dans une forme de désespoir qui est aussi un des éléments forts de l'intrigue.
Jason est emprisonné dans une situation fort douloureuse, qui le pousse à faire des choix, on le dit et le redit, qui l'oblige à affronter des situations plus que délicates et même à être témoins d'événements carrément horribles, insupportables. Enfin, lorsque tous les obstacles semblent enfin franchis, voilà qu'il faut encore lutter, et contre des adversaires aussi redoutables qu'inattendus.
Un point, que j'ai trouvé très intéressant : Jason n'est pas un super-héros, pas même un héros. Au contraire, on le voit bien, c'est quelqu'un qui a laissé tomber ses ambitions pour une vie pépère, bien loin de ce que ses capacités pouvaient lui autoriser. Lors de son enlèvement, il est désemparé, incapable de réagir. Pas par lâcheté, mais parce qu'il ne sait pas quoi faire.
Plus tard, il va faire l'effort sur lui-même pour retrouver le fil. Et là, ce n'est toujours pas en héros qu'il va agir. Non, il va faire ce qu'il sait faire : examiner la situation en scientifique et agir en conséquence. Et d'ailleurs, toute la partie centrale du roman est une forme d'expérimentation scientifique grandeur nature.
Là encore, on retrouve des situations assez classique de SF, qu'on croise de "Docteur Jekyll et Mister Hyde" à "Des fleurs pour Algernon" (je me suis même demandé si appeler Charlie le fils de Jason n'était pas un clin d'oeil à ce livre). Il y a d'ailleurs dans "Dark Matter" un personnage de scientifique, égocentrique et suffisant, seul et malheureux, qui ressemble fort au personnage de Keyes, lorsqu'il est au top de son éphémère carrière.
Quelque part entre un épisode de la série "Fringe" (aïe, je cite une production de J.J. Abrams, j'aggrave mon cas) et "Matrix", deux références que je ne choisis pas du tout au hasard, vous le comprendrez, "Dark Matter" est un très bon divertissement qu'on sent parfaitement calibré pour devenir à court terme un scénario pour le cinéma, la trame d'un blockbuster bourré d'effets spéciaux.
Je sais bien que tout ce que je raconte est à double tranchant, que certains seront intrigués, que d'autres commenceront à sortir les crucifix et les gousses d'ail. En ce qui me concerne, je ne vais pas bouder mon plaisir. A vous désormais de faire des choix, puisque c'est l'un des thèmes de ce roman ! Et de décider si cela vous intéresse ou si vous allez passer votre chemin.