Je le reconnais, j'aime bien les livres bizarres, glauques, oppressants, mais, dans ce domaine, notre livre du jour est à classer dans la catégorie supérieure. Roman aux limites du thriller, du fantastique, de l'horreur, plein de références littéraires, mais pas uniquement, c'est aussi un hommage au roman gothique, une réflexion sur le monstre et sur la naissance d'un serial killer... "Pornarina", premier roman de Raphaël Eymery (publié aux éditions Denoël), est servi par une galerie de personnages qui semblent tout droit sortis d'un pandémonium, d'un troupe de freaks ou d'un asile de fous. Mais c'est aussi un roman qui aborde frontalement la question de l'opposition entre hommes et femmes, remettant en cause la position dominante des mâles à travers le personnage de Pornarina, la prostituée à tête de cheval qui hanterait la vieille Europe depuis des années...
On l'appelle Pornarina. Pour beaucoup, c'est une légende urbaine, pour d'autres, il s'agit d'une tueuse en série au tableau de chasse bien rempli, et ce, depuis la fin des années 1980. Des hommes recherchent sa trace et se consacrent à son étude. On les appelle des "pornarinologues" et ils se réunissent régulièrement pour débattre de leur principal sujet d'intérêt.
Si Pornarina fascine autant, ce n'est pas juste parce qu'on lui attribue des dizaines de victimes. C'est d'abord parce que, parmi les serial killers ayant défrayé la chronique, rares sont les femmes. Et puis, parce que son mode opératoire est très particulier et fait penser que Pornarina, si elle existe bien, est un personnage extraordinaire.
L'autre surnom de Pornarina, c'est la prostituée à tête de cheval... A l'image d'Aileen Wuornos (incarnée au cinéma par Charlize Theron dans un film intitulé "Monster"), Pornarina s'en prend aux hommes qui la payent pour une relation sexuelle. Puis, elle les tue de manière effroyable, ce qui lui vaut la deuxième partie de son surnom.
En effet, les hommes qu'elle tue meurent après avoir été horriblement mordus. Une dentition qui n'a rien d'humaine, mais rappelle au contraire, par sa taille, sa disposition et sa puissance, celle d'un cheval. Pornarina arrache le sexe des hommes qui la payent d'un unique coup de sa gigantesque mâchoire et les laisse se vider de leur sang...
Parmi les pornarinologues, un vieillard a choisi de consacrer la fin de son existence à traquer ce monstre. Le docteur Franz Blazek approche du siècle d'existence, sa brillante carrière scientifique est désormais derrière lui et il peut donc se consacrer à sa passion : les monstres. Et l'on comprend d'ailleurs ce qui motive cette fascination malsaine dès les premières pages du livre.
Blazek, au fil des ans, a constitué une impressionnante collection de monstres, qu'il a disposés dans les longues galeries de son château. Il remet ainsi au goût du jour l'ancienne tradition des cabinet de curiosités, tombée en désuétude. Une passion discrète, ne peuvent voir cette collection que des invités triés sur le volet.
Y ajouter Pornarina serait un vrai couronnement pour lui, aussi, se démène-t-il, depuis le château vendéen où il est installé, pour retrouver la prostituée à la tête de cheval. Les dernières informations dont il dispose évoque Florence. En fait, c'est la présence dans la ville italienne d'un autre éminent pornarinologue qui lui laisse penser que la tueuse pourrait s'y trouver...
Il décide alors d'envoyer sa protégée à Florence pour espionner son collègue et découvrir ce qu'il sait. Voire lui damer le pion. La jeune femme s'appelle Antonie, elle est originaire d'Ukraine et a été recueillie et adoptée par le Dr. Blazek parce qu'elle possède des aptitudes... particulières : elle est contorsionniste, capable de désarticuler et reconstituer son corps à volonté...
Voilà la jeune femme lancée sur la piste de Pornarina. Une quête quasiment impossible, puisqu'on ne sait même pas si la tueuse existe. Une quête dangereuse, également, au cours de laquelle elle va devoir se défendre. Une quête troublante, aussi, car, au fil des rencontres, des témoignages, Antonie va à son tour se découvrir une fascination pour la prostituée à tête de cheval...
Comme vous le voyez, le sujet de ce roman est déjà très spécial. Rebutant, peut-être, pour certains lecteurs... Il faut reconnaître que, lorsque je me suis lancé dans cette lecture, je ne savais pas vraiment quoi en attendre. Rapidement, pourtant, on se retrouve dans un univers extrêmement sombre rappelant les classiques gothiques ou certains vieux films d'horreur.
Les détails abondent en ce sens, jusqu'au château de Tiffauges, où demeure le Dr. Blazek et qui, je pense, n'est autre que le château de Gilles de Rais. Tout est mis en place par Raphaël Eymery pour créer cette ambiance si spéciale, macabre et volontiers sanglante, qui rattache ce roman à la tradition du Grand-Guignol.
Tout est bon pour jouer avec les peurs et la répulsion qu'incarnent les monstres, les freaks, les personnages hors normes, jusque dans leur traduction dans l'imaginaire collectif, comme le croquemitaine des contes d'antan ou le tueur en série, qui semble avoir pris le relais à notre époque. Et on le voit bien à travers l'entourage même du Dr Blazek.
La quatrième de couverture du livre évoque la famille Addams, et c'est vrai qu'il y a de ça (avec d'ailleurs un clin d'oeil à la fameuse Mamuchka !), sauf que la maisonnée Blazek manque sérieusement de l'humour et de la... euh... folie du clan Addams. Enfin, de la folie, il y en a, mais elle n'est pas si créative et divertissante. Plutôt morbide et sordide...
Ce n'est pas, et de loin, la seule référence d'un livre qui repose aussi sur les clins d'oeil que distille l'auteur. On croise ainsi Sherlock Holmes en personne, incarnation du gothique élisabéthain, mais l'ombre d'Hannibal Lecter plane aussi sur toute la première partie du roman : le pornarinologue que fait surveiller Blazek vit dans un palais florentin et se fait appeler Docteur Fell...
Ce ne sont que quelques éléments pour vous allécher, rassurez-vous, je ne vais pas citer la totalité des références. Un dernier mot, tout de même, car le cercle des pornarinologues est un rassemblement de références diverses, je ne saurais que trop vous conseiller de faire chauffer le moteur de recherches. Mais aussi de lire le billet de Claro, à la dent habituellement très dure, mais cette fois, enthousiaste.
Raphaël Eymery (pseudonyme lui-même hommage à une des grandes références du roman, l'écrivaine Rachilde) s'intéresse ici au mythe contemporain, ce qu'on appelle les légendes urbaines, ces histoires que l'on raconte sous cape et qui se transmettent comme une traînée de poudre. A l'ère des réseaux sociaux et des "fake news", il y a sans doute de quoi faire.
Mais, cela donne aussi un aspect très intéressant de ce roman, puisque le personnage-titre, le coeur de l'intrigue, son moteur, la motivation de tous les personnages est une espèce d'Arlésienne. Le mythe doit demeurer intact, et les incertitudes sur l'existence de Pornarina aussi. A chacun de se faire son opinion à partir des éléments présents dans ce roman (assez court, puisqu'il fait moins de 200 pages).
A travers ce phénomène, c'est la tendance profonde de l'être humain (et ça ne date pas d'aujourd'hui, souvenez-vous, par exemple, des peintures de Jérôme Bosch) pour le macabre, le malsain, le dégoûtant... La noirceur de l'âme humaine y est parfaitement résumée et la question de la monstruosité encore une fois posée : le véritable monstre est-il le sujet observé ou celui qui regarde ?
Apparence, pensées, comportements, actes... Il y a dans "Pornarina" une large palette de monstruosités. Certains personnages les cumulent, d'autres ne sont l'exemple que l'une de ces catégories. Et puis, au milieu de tout cela, de toute cette noirceur, on trouve un halo de candeur, en la personne d'Antonie.
On pourrait d'ailleurs, puisque le parallèle est établi rapidement dans "Pornarina", voir en elle une cousine de la Clarence Streling du "Silence des agneaux", lorsque, fraîche émoulue de l'académie, à peine entrée au FBI, elle doit se confronter au monstre des monstres, Hannibal Lecter. Il y a, dans le livre d'Eymery, le même contraste qu'entre Antonie et tout ce qui l'entoure. Du moins, au début...
Au milieu de cette laideur, de cette corruption, de cette atmosphère méphitique, Antonie est un magnifique personnage, presque angélique. L'ange au milieu de tous ces démons... On pourrait la croire sortie d'une toile de Raphaël, pour reprendre une autre référence du roman et l'on se demande comment elle va se débrouiller dans ce monde pour le moins hostile...
Antonie est l'un des enjeux forts du roman, presque malgré elle. Elle n'a rien demandé, ne fait qu'obéir aux desiderata de son protecteur, le Dr. Blazek, et dans sa quête de Pornarina, elle va, sans le vouloir vraiment, sans le faire exprès, même, mener une seconde quête parallèle, une quête initiatique qui va lui en révéler énormément sur elle.
Dans cette univers où l'humain ne l'est plus guère, Pornarina devient (comme on le voit dans la citation mis en exergue de ce billet) une espèce de figure tutélaire. Non pas une ennemie numéro que tous voudraient combattre et abattre, mais une sorte d'exemple, d'inspiratrice... Le fer de lance d'une lutte menée par les femmes contre l'hégémonie masculine.
Dans cet univers quasiment exclusivement masculin, le cercle des pornarinologues en est un exemple frappant, les deux seules figures féminines, Pornarina et Antonie, sont des figures guerrières qui se dressent et ne s'en laissent pas compter. Au départ, Pornarina est l'incarnation du monstre, jusque dans sa mythification, mais, peu à peu, on assiste à un renversement de valeurs.
Les pornarinologues ne sont pas des figures vertueuses, ils ne représentent pas la sacro-sainte morale, à l'image de Blazek, bien sûr, mais aussi de deux personnages que je n'ai pas encore évoqués ici : Sylwan Viperinov et Bérenger Rose. C'est même probablement le contraire, au point de se demander si c'est la pornarinologie qui rend pervers ou si c'est la perversion qui mène à la pornarinologie.
Le raisonnement vaut aussi pour la religion, présente également dans le roman à travers le personnage de Carlyle W. Esorite. Je n'en dis pas plus, on est déjà dans la dernière partie du livre, on me reprocherait d'aller plus loin. Mais, ici, la religion est violemment attaquée par Eyemery, qui en fait un vecteur de violence et de perversité...
En s'en prenant à la virilité, en arrachant son symbole absolu, le sexe de ses victimes, Pornarina revendique haut et fort la puissance de la féminité. Elle montre la voie, certes de manière féroce et ultra-violente, mais elle affiche le rejet absolu du patriarcat qui la résume simplement à son état de prostituée et à sa mystérieuse denture... Qui en a fait un monstre et rien d'autre.
Alors, oui, "Pornarina" entre parfaitement dans le cadre de ces livres qu'on dit bizarres, malsains. Ce roman devrait dérouter pas mal de monde, forcément, mais il aborde aussi, sous ce vernis bien glauque, des thématiques très fortes, sous un jour contemporain, mais finalement, intemporelles et universelles. Ce qui fait toute sa force.
On ne peut pas vraiment parler de cliffhanger final, mais "Pornarina" s'achève pourtant à un moment clé. Décisif, fondateur, peut-être. J'ai cru comprendre qu'il y aurait une suite, j'imagine en partie sa tonalité et je serais très curieux de découvrir ce que nous réservera Raphaël Eymery. Même si cela déroute, même si c'est encore du grand-guignol...