Quelque part dans le Berry. Un plateau battu toutes l'année par les vents et plus isolé encore du reste du monde lorsque l'hiver arrive. C'est dans ce site désolé, absolument pas accueillant, qu'on a décidé, à la fin du XIXe siècle, de construire ce qu'on appelait encore à l'époque un asile de fous. Le genre de bâtiment sinistre qui s'intègre parfaitement dans un décor tout aussi sinistre...
En 1952, cet asile, connu sous le nom de L'Orme, est devenu un hôpital psychiatrique. Un ravalement de vocabulaire pour adoucir une situation toujours aussi sordide. Mais, L'Orme est en déclin, une de ses ailes a été détruite pendant la guerre et l'établissement n'affiche plus complet. Seuls quelques dizaines de patients errent dans la cour, surveillés par une équipe réduite à la portion congrue.
A la tête de l'établissement, Vidal, un administrateur qui s'accroche à sa position, contre vents et marée. Le chirurgien responsable de la partie médicale s'appelle Valmont, sévère et vaguement inquiétant d'apparence. Pasquier et Saint-Juste, deux grosses brutes qui traitent les patients avec violence, sont chargés de maintenir l'ordre. Le jeune Gaultier s'occupe de la pharmacie.
C'est l'automne, ce qui équivaut à l'hiver partout ailleurs, ou presque. La tempête approche, le vent souffle plus fort encore que d'habitude. Vidal est pourtant tout feu, tout flamme. Il a déjà oublié qu'il vient de perdre un de ses patients, le P'tit, l'un des plus jeunes malades internés à L'Orme, retrouvé sans vie dans la cour.
Oui, il l'a relégué au second plan, car il attend une visite, et pas n'importe quelle visite : Jacques Lacan en personne a fait savoir qu'il allait venir en visite dans l'établissement pour rencontrer une des patientes. L'ambitieux Vidal, qui croit encore possible de redorer le blason de L'Orme et de lui redonner son lustre disparu depuis longtemps, voit dans cette visite l'occasion de faire parler de lui.
Mais, lorsque la voiture qui fait la navette avec la gare la plus proche arrive à la porte de L'Orme, pas de Lacan. Juste une jeune fille, pas plus de vingt ans... La déception est énorme, mais Vidal la ravale le temps d'accueillir cette personne. Elle s'appelle Lucie Klein, elle se présente comme une des étudiantes de Lacan qui l'a mandatée pour venir à la rencontre d'une des patientes de L'Orme.
Lucie enquête sur une maladie très particulière : la prosopagnosie. Ceux qui en souffrent sont incapables de reconnaître les visages, même des personnes qu'ils côtoient au quotidien. Un trouble dont on comprend mal les causes et qu'on ne sait pas guérir. Or, à L'Orme, est internée Marguerite, diagnostiquée prosopagnosique, mais dont le cas a attiré l'attention de bien des scientifiques.
En effet, soudainement, quelques années plus tôt, Marguerite a reconnu son fils, Léopold, qui vit aussi à L'Orme. Une rémission partielle qui n'a pas pu être expliquée. Mais, Lucie veut percer ce mystère. Elle pense que si elle y parvient, elle pourra aider à la résolution d'un terrible fait divers qui a défrayé la chronique à Paris et dont l'unique témoin souffre lui aussi de cette maladie...
A peine arrivée, Lucie sent bien qu'elle n'est pas la bienvenue à L'Orme. A part le jeune Gaultier, qui semble sous le charme de la nouvelle arrivante, les autres ne voient en elle qu'une intruse, une Parisienne, c'est ainsi qu'ils vont la surnommer, qui arrive, hautaine, pour les rabaisser. Quant à Vidal, il ne digère pas la défection de Lacan...
Dans ce contexte, la tâche de Lucie s'annonce difficile. Pour la mettre dans l'ambiance, Valmont l'invite à assister à l'une de ses interventions, qui ressemble plus à de la torture qu'à de la médecine. Mais surtout, en observant et écoutant les malades, elle commence à se dire qu'il se passe des choses étranges dans cet endroit... Des choses qui font froid dans le dos...
Nous voilà donc de retour, si j'ose dire, dans un asile psychiatrique. Et tout est fait pour rendre l'atmosphère inquiétante, pour ne pas dire flippante. On repense aussitôt à des romans comme "Puzzle", de Franck Thilliez, où l'hiver joue aussi un rôle important, "Hôpital psychiatrique", de Raymond Castells, à l'ambiance elle aussi étouffante, mais surtout "Shutter Island"...
Le roman de Dennis Lehane se déroule à la même période, et l'on retrouve dans la première partie du roman de Slimane-Baptiste Berhoun pas mal de points communs. La tension psychologique très forte, la folie qui prend des formes variées et inquiétantes, les personnages au sujet desquels on se pose plein de questions, y compris Lucie.
Oui, "les Yeux" débute comme un thriller psychologique, et du genre efficace, dans un milieu fermé, isolé, parfait pour que s'y déroule des trucs pas nets. Mais, qui doit-on redouter ? Les malades, aux symptômes surprenants, parfois, aux attitudes carrément flippantes, à d'autres ? Ou bien l'encadrement, qui ne brille pas, à l'exception du candide Gaultier, par sa douceur et son empathie ?
En fait, il n'y a vraiment personne qui soit digne de confiance, à L'Orme. A chaque instant, on craint que la violence éclate et qu'elle entraîne des réactions plus violentes encore. Mais, dans quel but nous a-t-on entraîné là ? C'est l'autre grande interrogation de ce début de lecture. On croit deviner quelques éléments, mais c'est loin d'être suffisant pour embrasser la totalité de l'intrigue.
Ainsi avance ce thriller psychologique, accompagné d'un sentiment croissant de claustrophobie. Et puis, les premiers événements franchement bizarres se produisent. Et le côté psychologique se teinte d'une sympathique paranoïa. On se doutait que l'endroit était moyennement sûr, on a la certitude croissante qu'il est carrément dangereux.
Reste à cerner la nature de ce danger. Petit à petit, le côté psychologique s'efface et "les Yeux" devient un pur thriller carcéral, où chaque ombre provoque un sursaut, où les témoins sont fous et racontes des histoires sans queue ni tête, où les coups de matraque font partie de la pharmacopée, où l'humanité a filé à la première occasion...
Mais alors, que se passe-t-il donc à L'Orme ? Persécutions d'un sociopathe sur des personnes qui ne peuvent se défendre ? Terrain de jeux d'un savant fou menant des expériences sur des cobayes consentants malgré eux ? Présence maléfique qui hante les lieux et terrifie de pauvres hères incapables d'expliquer ce qui leur arrive ?
On n'est loin d'être alors dans un roman horrifique, mais ce qui se passe, et qui confine au fantastique sans qu'on ait de certitude que c'en soit, m'a rappelé les ambiances très spéciales et effrayantes de vieux films comme ceux de Jacques Tourneur ou de Georges Franju. En plus de l'ambiance naturellement oppressante des lieux, on se retrouve d'un seul coup en plein cauchemar.
Vers quoi nous conduit tout cela ? Ah, mais je ne vais évidemment pas vous le raconter, il faut qu'à votre tour vous fassiez l'expérience, que vous échafaudiez vos propres hypothèses et que vous suiviez les personnages dans la sarabande effrénée qui va s'engager. Si vous doutiez encore que L'Orme soit un endroit ordinaire, bientôt, vous comprendrez qu'il n'en est rien !
On est parti de Franck Thilliez et de Dennis Lehane pour la première partie du roman. La seconde lorgne bien plus vers Graham Masterton ou Clive Barker. La violence déferle alors avec force et le stress aux ressorts très psychologique du début s'efface pour laisser place à quelques montées d'adrénaline qui devraient vous clouer à vos fauteuils.
Oui, c'est très violent, c'est très oppressant, c'est très inquiétant, car on ne sait décidément jamais à qui se fier, la claustrophobie augmente, comme si les murs de L'Orme se resserraient sur nous, comme s'il devenait certain que personne ne pourra sortir de là... Dans le genre, c'est une vraie découverte, dans un domaine que les Français abordent assez rarement.
Il faut finir en parlant tout de même de celle qui est, si ce n'est l'héroïne, du moins, le personnage central de l'histoire : Lucie Klein. Auréolée de mystère à son arrivée, on comprend peu à peu ce qui l'amène là (parfois avant qu'on nous l'explique, mais bon, rien de grave, ça n'influe pas sur la suite de la lecture, c'est juste l'avantage du lecteur sur les personnages).
Frêle jeune fille, elle n'est pas d'un abord facile. Il y a chez elle une espèce de rigidité, une imperméabilité aux conventions sociales qui désarçonnent ses interlocuteurs, qui intrigue, mais qui provoque aussi le sourire, tant elle paraît décalée dans cet univers. Elle m'a fait penser au personnage qu'incarne Clémence Poésy dans la série "Tunnel", diffusée par Canal+.
Mais, derrière cette apparence à la fois fragile et distante, elle cache une détermination sans faille et un caractère entier, à l'image d'une de ses premières interventions où elle va faire taire tout le réfectoire de L'Orme de manière aussi spectaculaire que gonflée. Plus l'histoire avance, et plus elle se mue en véritable héroïne de cette histoire.
Elle est également au coeur d'un twist qui fait une fois de plus changer le lecteur de point de vue, balayant encore une fois les hypothèses fragiles que l'on pouvait jusque-là élaborer. Nouvelle perte de repères, nouvelles hypothèses, nouvelles questions sur le rôle des uns et des autres et de Lucie en particulier... On se fait chahuter par l'auteur et c'est drôlement bien !
La fascination qu'elle exerce sans même le vouloir sur le pauvre Gaultier, grand benêt arrivé là on ne sait trop comment, chargé de la pharmacie sans avoir les compétences véritables pour cela, est aussi un élément intéressant du livre. C'est bien un binôme, dont Lucie est le moteur, qui cherche à comprendre ce qui se passe à L'Orme.
J'ai dévoré "Les Yeux", à la fois captivé par tout ce qui se passe, mais aussi avec plein de questions en tête, dont celles que je partage avec vous à travers ce billet. Oh, certaines de mes hypothèses se sont avérées, c'est vrai, mais sans nuire à l'ensemble. La toute fin est peut-être un peu attendue, mais je chipote, d'autant que j'étais bien haletant en arrivant à ce stade.
"Les Yeux" a d'abord été proposé à la vente en quatre épisodes, vendus indépendamment au cours du mois de juillet, avant la sortie numérique du texte intégral. Une pratique intéressante, encore assez peu courante, je trouve (je crois me souvenir que les derniers romans d'Ayerdhal "Rainbow Warriors" et "Bastards", avaient été proposés ainsi, tout comme le cycle "Silo").
Et c'est d'autant plus judicieux (indépendamment de considérations commerciales) que "les Yeux" pourrait être une base parfaite pour développer une série télévisée. Connaissant la frilosité des chaînes françaises, j'ai bien peur que ce souhait reste lettre morte... Restera toujours un roman qui vaut le coup d'oeil, le deuxième de son auteur, dont on guettera les prochains écrits avec attention.