Deux coups de cœur coup sur coup, voilà qui ne m'est, je crois, encore jamais arrivé! Si la rentrée littéraire est du niveau du dernier roman de Chalandon et du livre de Laurens, il ne me reste qu'à pleurer de bonheur et me mettre à croire au Dieu de la littérature.
La petite danseuse de quatorze ans est une statuette en cire sculptée par Degas, et découverte par le public lors de l'exposition de 1881.
On peut l'admirer aujourd'hui au Musée d'Orsay, et à la regarder, on s'imagine mal la réception de l'oeuvre il y a presque 140 ans.
Car le public mondain ne s'est pas montré tendre envers la figurine : s'indignant de sa laideur, de son effronterie, de ses traits disgracieux laissant transparaître son origine populaire et son manque de vertu, il n'a pas voué à la petite danseuse la déférence que l'on connaît aujourd'hui envers l'oeuvre de Degas.
Camille Laurens décide de partir à la recherche de cette petite danseuse. Elle commence par dresser le contexte de l'époque, nous raconte Degas et la vision qu'avaient de lui les autres artistes de son temps ainsi que le public, elle nous parle des petits rats de l'opéra, ces petites filles issues souvent des bas fonds dont les mères jouaient les maquerelles pour leur assurer la "protection" d'un monsieur fortuné parmi ceux qui fréquentaient assidûment l'opéra (le proxénétisme étant, à l'époque, une pratique ordinaire, et la majorité sexuelle étant fixée à 13 ans depuis 1863, contre 11 ans auparavant).
Pour comprendre la réaction de rejet qu'a connue la petite danseuse, Camille Laurens dépoussière les théories en vogue à l'époque, qui allaient nourrir l'antisémitisme et certaines théories raciales nazies le siècle suivant, théories selon lesquelles la criminalité aurait pour origine une prédisposition physiologique particulière, que l'on pouvait identifier (une mâchoire marquée, des lèvres charnues étant indubitablement la marque du vice en puissance). Bien entendu, les traits liés au vice se retrouvaient particulièrement parmi la population ouvrière.
C'est là qu'intervient Degas, qui, fort de ce contexte, et favorable à certaines thèses sans doute (il était lui-même fortement anti-dreyfusard), prend pour modèle Marie Van Goethem, adolescente provenant d'une famille belge immigrée pauvre. Mais, comme le montre Camille Laurens dans son analyse, Degas ne se contente pas de reproduire les traits de Marie, il les déforme très certainement, les dénature, ce qui rend son intention difficile à saisir.
Parvenue à ce point de ses recherches, l'auteur décide de renouer avec la véritable muse, et de chercher dans les archives trace de Marie, dont elle ne sait rien, si ce n'est qu'elle a servi de modèle à Degas.
Camille Laurens souligne admirablement la dimension tragique qui existe dans le mouvement d'ascension de Degas côtoyant la chute de Marie, renvoyée de l'école, condamnant sa famille à l'indigence.
Lors de ses explorations, l'auteur fait des digressions sur son histoire familiale personnelle, qui à mon sens apportent peu au récit, mais sont suffisamment brèves pour ne pas l'entraver.
L'oeuvre de Camille Laurens dépasse néanmoins la seule dimension de l'essai ou du document historique, car il règne dans le texte une tendresse immense vouée par l'auteur à la petite danseuse, que le lecteur en vient à partager à son tour, et qui lui donne de l'âme et du relief.
La petite danseuse de quatorze ans parvient à la fois à nous immerger dans un autre temps, à le revisiter sous un angle nouveau, en abordant le sort des petites filles qui apparaissent sur les tableaux de Degas, devant lesquels tout un chacun s'est un jour extasié, louant la beauté, louant la grâce. La lecture apporte des éléments qui étoffent la vision lacunaire que l'on pouvait avoir, et s'attache à rendre son humanité et son intégrité à l'adolescente dont le double de cire a traversé le siècle sans dire, jusqu'alors, son histoire.
"Une essayiste la décrit pour la revue anglaise Artist comme "à moitié idiote", "avec sa tête et son expression aztèques". "L'art peut-il tomber plus bas?" demande-t-elle. Tant de vice! Tant de laideur! L'oeuvre et le modèle se confondent en une même réprobation, s'attirant une hostilité, une haine dont la virulence étonne aujourd'hui.
[...] Exposée, la petite danseuse l'est donc doublement : au regard d'autrui et au danger d'en être détruite ; au goût esthétique et au dégoût moral. Statuette ou fillette, elle n'est qu'un objet voué ce jour-là plus au mépris qu'à l'admiration."
"Les garçons peuvent louer leurs bras à la mine ou aux champs, elles, elles louent leurs jambes, leur corps. L'Opéra de Paris recrute en effet des "petits rats" dès l'âge de six ans, qu'on appelle plus tard des "marcheuses" parce qu'elles passent leur temps à exécuter des pas, d'abord en salle de cours, puis sur scène où elles n'apparaissent que vers treize ou quatorze ans."
"Dans cette époque vénale et jouisseuse, il est de bon ton "d'avoir sa danseuse". Des fils de bonne famille se ruinent pour elle, se suicident, sont ravagés par la syphilis."
"Degas a-t-il à l'esprit une intention aussi ouvertement politique lorsqu'il modèle la Petite Danseuse? Veut-il réellement "jeter à la face de son siècle", comme le soutient Huysmans, les outrages que commet celui-ci envers les plus faibles?"
"Le délinquant est considéré comme un sauvage, un primitif. On crée une typologie du criminel, qui fait de l'ouvrier, "vicieux dès le berceau", un barbare en puissance et des bas-fonds un vivier pour le bagne. A l'opposé, le visage grec de l'Antiquité représente l'idéal aristocratique."
"Le spectateur bourgeois trouve en elle son antithèse. Amateur de madones, de modèles élégants et raffinés ou de jeunes filles charnues et saines, il ne comprend pas comment un petit rat laborieux et vulgaire, à la face de "singe" et à l'air "vicieux", peut être le sujet d'une oeuvre d'art. Représenter un déchet de la société, quel intérêt?"