Vu le sujet de notre roman du jour, j'aurais pu choisir les paroles d'un narcocorrido, ces chants à la gloire des trafiquants de drogue qui sont de véritables tubes au Mexique, mais ça aurait peut-être été un peu trop... Alors, j'ai pioché dans le roman cet extrait de "Border lord", titre de Kris Kristofferson, qui sert d'exergue à l'une de ses parties. En fait, j'ai beaucoup de retard, ce roman est paru en France il y a 10 ans, déjà. Mais sa suite, elle, est bien plus récente, et je voulais prendre les choses dans l'ordre. Peu importe ma petite cuisine de lecteur, voici un livre qui s'est imposé comme un classique du genre, un roman de 820 pages sous tension du début jusqu'à la fin, avec des personnages marquants et un travail de fond remarquable. "La Griffe du chien", de Don Winslow (en poche aux éditions Points, traduction de Freddy Michalski), retrace 25 ans de guerre autour du trafic de drogue du Mexique principalement vers les Etats-Unis. Une histoire qui recoupe sans cesse la politique américaine sur l'ensemble du continent, implique les idéologies aux prises pendant la Guerre froide et la religion. Mais, ce livre est surtout un duel impitoyable entre deux hommes, capables de tout pour faire céder l'autre...
En 1975, alors que la guerre du Vietnam touche à sa fin, les Etats-Unis ouvrent un nouveau front, cette fois à leur porte : une guerre contre la drogue. Au Mexique, la culture du pavot s'est énormément développée et l'héroïne qui en est tirée est vendue à diverses mafias implantées sur le territoire américain, avec les conséquences que l'on imagine.
Un problème que le gouvernement américain a décidé de prendre à bras le corps. Pour cela, a été créée la DEA, regroupement des différents services qui enquêtaient jusque-là sur les affaires de drogue. Et, parmi les premiers agents à intégrer cette agence née en 1973, pas mal d'anciens de la CIA, aux méthodes musclées.
Ainsi est lancée l'opération Condor (une bonne opération a toujours un nom dont on puisse se souvenir), véritable opération militaire pour éradiquer la culture du pavot au Mexique, et particulièrement dans l'Etat du Sinaloa. Parmi les agents de la DEA qui interviennent de l'autre côté de la frontière, il y a Art Keller.
Ce jeune agent, qui agit par idéalisme, un trait de caractère qui va souvent avec la naïveté, observe les gros bras autour de lui terroriser de pauvres paysans qui ont l'impression que le ciel leur tombe sur la tête. Pour lui, brûler les plants de pavots ne suffira pas, si l'on veut mettre un terme à la production de drogue et au trafic depuis le Mexique, il faut aussi abattre les têtes des clans.
Dans le collimateur, Don Pedro Aviles. Et, pour le faire tomber, Art Keller va s'allier avec une autre famille, les Barrera : Tio (l'oncle) et ses deux neveux, Adan et Raul. Art veut une intervention en douceur pour que Don Pedro soit présenté à la justice américaine, mais, il va se faire doubler par les Barrera qui vont profiter de l'occasion pour éliminer un clan rival...
Au final, l'opération Condor est un succès. Officiellement, en tout cas. Mais, quelques années plus tard, c'est la cocaïne qui va inonder le territoire américain. Elle n'est plus fabriquée au Mexique, mais c'est bien par cette immense frontière qui sépare les deux pays que passe les plus grosses quantités de poudre blanche.
A la tête de ce nouveau trafic, un cartel, plusieurs familles alliées qui se sont réparties les tâches. Et parmi elles, les Barrera. Fou de rage, Art Keller essaye de relancer la lutte, mais il se retrouve marginalisé et contraint d'agir en électron libre, contre l'avis de sa hiérarchie. Reagan est arrivé au pouvoir, les impératifs ont changé, Art Keller ronge son frein...
Débute alors un combat bien plus personnel, une guerre ouverte entre deux hommes, Art Keller et Adan Barrera, véritable Némésis de l'agent de la DEA. En fait, au court de ces presque 30 années que va durer cette opposition sauvage, où tous les coups vont être permis d'un côté comme de l'autre, c'est à un véritable western moderne que le lecteur assiste...
J'ai déjà pas mal parlé d'Art Keller depuis le début de ce billet, mais c'est le moteur de ce roman et l'évolution de sa personnalité et de sa situation professionnelle est importante. Loin d'être le héros sans peur et sans reproche qu'on pourrait attendre dans ce genre de livre, est presque un antihéros qui va se durcir au fil des ans et lutter autant contre les Barrera que contre lui-même.
Droit et juste à l'origine, il va se rendre compte qu'il ne gagnera pas en continuant dans cette voie respectueuse des règles et des hiérarchies. Alors, il prend sur lui, agit de façon de plus en plus violente, certain que c'est la seule chose que ses ennemis comprennent. Mais, malgré ce raidissement, ce dont il est témoin continue à l'écoeurer de plus en plus.
Il doit alors dompter la culpabilité croissante qui le submerge un peu plus à chaque "dommage collatéral", comme on dirait de nos jours. A chaque mort innocente qu'il n'a pas su empêcher ou pire, dont il est responsable par les décisions qu'il prend. Exemple parfait : les premières pages du livre, un prologue qui nous met directement dans l'ambiance et nous montre à quel niveau de violence cela peut monter.
En face, les Barrera. Adan, le doux, le discret, la tête pensante ; Raul, la brute, le tueur, le muscle sans état d'âme. Un tandem complémentaire qui fait des ravages. Mais, Art Keller ne s'y trompe pas, celui qui est le plus dangereux, c'est bien Adan, meneur d'hommes, donneur d'ordres, qui va s'imposer peu à peu à la tête de son clan et lorgne celle du cartel.
Un homme qui, lui aussi, va avoir des raisons de vouloir affronter Art Keller et se venger. Parce qu'il met en péril son activité et l'immense fortune qui en découle, mais aussi parce qu'il s'en prend à sa famille, point faible d'un homme impitoyable mais pouvant se laisser aller à un certain sentimentalisme.
Autour d'Art de d'Adan, d'autres personnages vont graviter, avec des rôles que je vous laisserai découvrir. A commencer par Nora Hayden, une jeune américaine qui, encore adolescente, a découvert le sexe et la drogue, le premier permettant de payer la seconde... Elle aurait pu très tôt plonger dans une spirale qui l'aurait mené à la mort à court terme, ou à une déchéance qui ne vaut guère mieux.
Mais, elle va rencontrer la dirigeante d'un réseau de call-girls qui va lui offrir un tout autre genre de carrière. Sur le fond, c'est la même chose, Nora est une prostituée et n'a pas d'autre plan de carrière, mais elle va exercer sa profession dans des milieux bien plus huppés que ceux auxquels elle se destinait et en faveur de clients d'un tout autre calibre.
Elle est l'un des rares personnages féminins de "la Griffe du chien", en tout cas le plus important d'entre eux. C'est surtout un superbe personnage dont le rôle dans cette histoire se met lentement en place, mais qui est, après Art et Adan, peut-être le plus important de cette histoire. Entre la femme fatale des romans noirs et la prostituée au grand coeur, Nora marque les esprits par sa beauté et sa force.
Sean Callan est un adolescent d'origine irlandaise qui vit à New York. A 16 ans, sa vie bascule quand il tue un homme pour sauver son meilleur ami. Et comme la victime est un mafieux notoire, leur espérance de vie se réduit brutalement... Ils n'auront bientôt plus qu'une solution : jouer la carte de la guerre des gangs pour espérer que leurs ennemis s'élimineront entre eux.
Voilà comment Callan va se retrouver porte-flingue pour la mafia italienne de Big Apple. Il met au service de ses patrons la précision de son tir. Sean Callan, c'est le personnage romantique de cette histoire, un loser magnifique toujours un peu à contretemps des événements et vivant mal son rôle de tueur, quand ses amis montrent bien moins d'états d'âme... Un destin en dents de scie et un garçon qui cherche désespérément sa voie...
Juan Ocampo Parada est le cardinal de Guadalajara. C'est aussi le prêtre à qui se confient les Barrera, et particulièrement Adan. Personnage haut en couleur, au verbe puissant et au caractère affirmé, il n'a peur de rien, ni de personne. Pas plus des narcotrafiquants que du Vatican, qui juge qu'il n'est pas dans la droite ligne de l'Eglise.
Ce personnage s'inspire d'un véritable cardinal, charismatique et tonitruant, dérangeant pour beaucoup de monde mais possédant le soutien, à la fois crucial et encombrant, des Barrera, ce qui le protège. C'est un personnage fort, déterminé, recherchant le bien des plus faibles et vivant sa vocation à sa guise.
Enfin, dernier personnage dont je vais parler, Sal Scachi. A lui seul, il résume toute les ambiguïtés de ce roman. En effet, cet ancien colonel de l'US Army revenu du Vietnam fraie désormais aussi bien avec la CIA qu'avec les familles de la mafia italienne... Un personnage trouble, néfaste, dont se méfie énormément Art Keller, sans pour autant réussir à s'en défaire...
Ce billet sera assez long, que voulez-vous, 820 pages, c'est nécessaire. On va donc suivre ces différents personnages pendant près de 30 ans, en tout cas pour les deux principaux, au coeur d'une guerre effroyable qui ne veut pas dire son nom. Don Winslow écrit un vrai thriller, mais il est évident qu'il s'inspire de la réalité, et elle n'est pas belle.
Si vous avez lu "Extra pure", de Roberto Saviano, vous devriez retrouver pas mal d'événements qui y sont racontés au fil de l'intrigue de "la Griffe du chien", mais remaniés pour bien entrer dans un roman. De même, si les personnages sont tous fictifs, difficile de ne pas voir dans certains d'entre eux quelques traits reconnaissables.
J'ai déjà évoqué le personnage du cardinal, mais Adan Barrera est inspiré de plusieurs figures des cartels mexicains, le plus connus d'entre eux étant le fameux "El Chapo". Mais, il porte aussi le surnom "le Seigneur du ciel", qui est celui que portait Vicente Carrillo Fuentes, patron du cartel de Juarez, propriétaire d'une flotte aérienne qui servait à transporter la drogue.
Par opposition, Art Keller va se voir affublé du surnom de "Seigneur de la frontière" (eh oui, comme dans la chanson de Kristofferson), car il réussit à entraver voire décourager largement le trafic direct via la frontière terrestre entre Mexique et Etats-Unis. Et sans avoir besoin pour cela de construire un mur, précisons-le...
Au-delà des personnages, Don Winslow s'inspire aussi de 30 années de politique américaine qui viennent recouper les événements formant l'intrigue de "la Griffe du chien". Des événements souvent bien peu glorieux, comme ce scandale qui va rester dans les livres d'histoire sous le nom d'Irangate et, plus largement, l'implication des services américains en Amérique centrale pour empêcher le communisme d'y progresser.
Des événements que Art Keller ne peut que constater, parfois avec désolation, mais, seul, il ne peut pas faire autrement, au risque de devenir lui-même un obstacle à éliminer. Mais, ce sont aussi ces opérations secrètes qui lui montrent que, dans cette guerre pas comme les autres, il ne pourra l'emporter sans accepter de renier ses valeurs morales : tous les coups seront permis.
Les Etats-Unis ne sont pas les seuls dans le viseur de Don Winslow, le Vatican, aussi. Et, disons le clairement, la ligne politique de Jean-Paul II. Au coeur de cet aspect-là, la lutte contre la théologie de la libération, courant de pensée en pleine expansion en Amérique latine. Pour le Vatican, ceux qui la promeuvent sont trop proches des théories marxistes, ils sont en rupture avec l'Eglise officielle.
Il faut donc les faire rentrer dans le rang ou les écarter, peu importe leur popularité et leur action, souvent saluée par les plus modestes. On est au-delà des questions religieuses, c'est une lutte politique, idéologique qui est à l'oeuvre. Et, vous le verrez, dans ce domaine, Don Winslow a profité de l'outil qu'est la fiction pour aller loin, très loin dans la dénonciation...
"La Griffe du chien" (tiens, je n'ai pas expliqué le titre, tiré du livre des Psaumes, chapitre 22, verset 20, une expression qui occupe une place particulière dans le livre) a beau être un pavé, on ne s'ennuie pas une seconde. Le rythme ne connaît pas de temps mort, aidé par le côté presque choral de l'intrigue, entremêlant les fils narratifs.
C'est un thriller d'une très grande violence, et le pire, c'est qu'elle n'est sans doute rien par rapport à ce qu'elle a été en réalité au Mexique et ailleurs à cette période. Je connaissais de Don Winslow "Savages", roman complètement déjanté et très drôle, ici, ce n'est pas du tout la même tonalité, on est dans le drame et on n'en sort pas. Peu d'occasion de sourire, sans doute même aucune.
Mais, ce que j'ai ressenti, c'est la solitude qui frappe les personnages centraux de cette histoire. Qu'ils aient des proches, une famille, des amis, leur situation les pousse à devoir supporter cette terrible solitude qui les ronge et à laquelle ils semblent condamnés, avec la mort comme alternative... Avec ce constat douloureux : à qui faire confiance ?
De part et d'autre, qu'il s'agisse des flics, des narcotrafiquants, des mafieux ou autres, tous savent qu'un mot lâché à la mauvaise personne est un arrêt de mort quasiment certains. Art Keller, pour sa part, sait que s'il parle, même dans l'enceinte d'un tribunal, par exemple, les conséquences seront terribles pour lui. Et pour son combat acharné.
Une situation que Art Keller va résumer, avec un humour doux-amer, en trois lettres, à l'image des sigles de toutes ces agences et officines à l'oeuvre autour de lui, mais servant des intérêts qui ne sont pas l'intérêt général, pense-t-il. Ce sigle, c'est le TTS : T'es Tout Seul, une formule qui s'applique parfaitement aux personnages développés plus haut et que certains essayent de briser...
Voilà, je suis à jour, je pourrai, prochainement, me lancer dans la lecture de "Cartel", paru à l'automne dernier au Seuil. Je ne mets pas de lien, si vous n'avez pas lu encore "la Griffe du chien", cela pourrait vous donner quelques éléments. Mais je suis curieux de découvrir cette seconde manche, si je puis dire, de cette guerre qui se poursuit et fait toujours énormément de morts au Mexique, entre autres.
En 1975, alors que la guerre du Vietnam touche à sa fin, les Etats-Unis ouvrent un nouveau front, cette fois à leur porte : une guerre contre la drogue. Au Mexique, la culture du pavot s'est énormément développée et l'héroïne qui en est tirée est vendue à diverses mafias implantées sur le territoire américain, avec les conséquences que l'on imagine.
Un problème que le gouvernement américain a décidé de prendre à bras le corps. Pour cela, a été créée la DEA, regroupement des différents services qui enquêtaient jusque-là sur les affaires de drogue. Et, parmi les premiers agents à intégrer cette agence née en 1973, pas mal d'anciens de la CIA, aux méthodes musclées.
Ainsi est lancée l'opération Condor (une bonne opération a toujours un nom dont on puisse se souvenir), véritable opération militaire pour éradiquer la culture du pavot au Mexique, et particulièrement dans l'Etat du Sinaloa. Parmi les agents de la DEA qui interviennent de l'autre côté de la frontière, il y a Art Keller.
Ce jeune agent, qui agit par idéalisme, un trait de caractère qui va souvent avec la naïveté, observe les gros bras autour de lui terroriser de pauvres paysans qui ont l'impression que le ciel leur tombe sur la tête. Pour lui, brûler les plants de pavots ne suffira pas, si l'on veut mettre un terme à la production de drogue et au trafic depuis le Mexique, il faut aussi abattre les têtes des clans.
Dans le collimateur, Don Pedro Aviles. Et, pour le faire tomber, Art Keller va s'allier avec une autre famille, les Barrera : Tio (l'oncle) et ses deux neveux, Adan et Raul. Art veut une intervention en douceur pour que Don Pedro soit présenté à la justice américaine, mais, il va se faire doubler par les Barrera qui vont profiter de l'occasion pour éliminer un clan rival...
Au final, l'opération Condor est un succès. Officiellement, en tout cas. Mais, quelques années plus tard, c'est la cocaïne qui va inonder le territoire américain. Elle n'est plus fabriquée au Mexique, mais c'est bien par cette immense frontière qui sépare les deux pays que passe les plus grosses quantités de poudre blanche.
A la tête de ce nouveau trafic, un cartel, plusieurs familles alliées qui se sont réparties les tâches. Et parmi elles, les Barrera. Fou de rage, Art Keller essaye de relancer la lutte, mais il se retrouve marginalisé et contraint d'agir en électron libre, contre l'avis de sa hiérarchie. Reagan est arrivé au pouvoir, les impératifs ont changé, Art Keller ronge son frein...
Débute alors un combat bien plus personnel, une guerre ouverte entre deux hommes, Art Keller et Adan Barrera, véritable Némésis de l'agent de la DEA. En fait, au court de ces presque 30 années que va durer cette opposition sauvage, où tous les coups vont être permis d'un côté comme de l'autre, c'est à un véritable western moderne que le lecteur assiste...
J'ai déjà pas mal parlé d'Art Keller depuis le début de ce billet, mais c'est le moteur de ce roman et l'évolution de sa personnalité et de sa situation professionnelle est importante. Loin d'être le héros sans peur et sans reproche qu'on pourrait attendre dans ce genre de livre, est presque un antihéros qui va se durcir au fil des ans et lutter autant contre les Barrera que contre lui-même.
Droit et juste à l'origine, il va se rendre compte qu'il ne gagnera pas en continuant dans cette voie respectueuse des règles et des hiérarchies. Alors, il prend sur lui, agit de façon de plus en plus violente, certain que c'est la seule chose que ses ennemis comprennent. Mais, malgré ce raidissement, ce dont il est témoin continue à l'écoeurer de plus en plus.
Il doit alors dompter la culpabilité croissante qui le submerge un peu plus à chaque "dommage collatéral", comme on dirait de nos jours. A chaque mort innocente qu'il n'a pas su empêcher ou pire, dont il est responsable par les décisions qu'il prend. Exemple parfait : les premières pages du livre, un prologue qui nous met directement dans l'ambiance et nous montre à quel niveau de violence cela peut monter.
En face, les Barrera. Adan, le doux, le discret, la tête pensante ; Raul, la brute, le tueur, le muscle sans état d'âme. Un tandem complémentaire qui fait des ravages. Mais, Art Keller ne s'y trompe pas, celui qui est le plus dangereux, c'est bien Adan, meneur d'hommes, donneur d'ordres, qui va s'imposer peu à peu à la tête de son clan et lorgne celle du cartel.
Un homme qui, lui aussi, va avoir des raisons de vouloir affronter Art Keller et se venger. Parce qu'il met en péril son activité et l'immense fortune qui en découle, mais aussi parce qu'il s'en prend à sa famille, point faible d'un homme impitoyable mais pouvant se laisser aller à un certain sentimentalisme.
Autour d'Art de d'Adan, d'autres personnages vont graviter, avec des rôles que je vous laisserai découvrir. A commencer par Nora Hayden, une jeune américaine qui, encore adolescente, a découvert le sexe et la drogue, le premier permettant de payer la seconde... Elle aurait pu très tôt plonger dans une spirale qui l'aurait mené à la mort à court terme, ou à une déchéance qui ne vaut guère mieux.
Mais, elle va rencontrer la dirigeante d'un réseau de call-girls qui va lui offrir un tout autre genre de carrière. Sur le fond, c'est la même chose, Nora est une prostituée et n'a pas d'autre plan de carrière, mais elle va exercer sa profession dans des milieux bien plus huppés que ceux auxquels elle se destinait et en faveur de clients d'un tout autre calibre.
Elle est l'un des rares personnages féminins de "la Griffe du chien", en tout cas le plus important d'entre eux. C'est surtout un superbe personnage dont le rôle dans cette histoire se met lentement en place, mais qui est, après Art et Adan, peut-être le plus important de cette histoire. Entre la femme fatale des romans noirs et la prostituée au grand coeur, Nora marque les esprits par sa beauté et sa force.
Sean Callan est un adolescent d'origine irlandaise qui vit à New York. A 16 ans, sa vie bascule quand il tue un homme pour sauver son meilleur ami. Et comme la victime est un mafieux notoire, leur espérance de vie se réduit brutalement... Ils n'auront bientôt plus qu'une solution : jouer la carte de la guerre des gangs pour espérer que leurs ennemis s'élimineront entre eux.
Voilà comment Callan va se retrouver porte-flingue pour la mafia italienne de Big Apple. Il met au service de ses patrons la précision de son tir. Sean Callan, c'est le personnage romantique de cette histoire, un loser magnifique toujours un peu à contretemps des événements et vivant mal son rôle de tueur, quand ses amis montrent bien moins d'états d'âme... Un destin en dents de scie et un garçon qui cherche désespérément sa voie...
Juan Ocampo Parada est le cardinal de Guadalajara. C'est aussi le prêtre à qui se confient les Barrera, et particulièrement Adan. Personnage haut en couleur, au verbe puissant et au caractère affirmé, il n'a peur de rien, ni de personne. Pas plus des narcotrafiquants que du Vatican, qui juge qu'il n'est pas dans la droite ligne de l'Eglise.
Ce personnage s'inspire d'un véritable cardinal, charismatique et tonitruant, dérangeant pour beaucoup de monde mais possédant le soutien, à la fois crucial et encombrant, des Barrera, ce qui le protège. C'est un personnage fort, déterminé, recherchant le bien des plus faibles et vivant sa vocation à sa guise.
Enfin, dernier personnage dont je vais parler, Sal Scachi. A lui seul, il résume toute les ambiguïtés de ce roman. En effet, cet ancien colonel de l'US Army revenu du Vietnam fraie désormais aussi bien avec la CIA qu'avec les familles de la mafia italienne... Un personnage trouble, néfaste, dont se méfie énormément Art Keller, sans pour autant réussir à s'en défaire...
Ce billet sera assez long, que voulez-vous, 820 pages, c'est nécessaire. On va donc suivre ces différents personnages pendant près de 30 ans, en tout cas pour les deux principaux, au coeur d'une guerre effroyable qui ne veut pas dire son nom. Don Winslow écrit un vrai thriller, mais il est évident qu'il s'inspire de la réalité, et elle n'est pas belle.
Si vous avez lu "Extra pure", de Roberto Saviano, vous devriez retrouver pas mal d'événements qui y sont racontés au fil de l'intrigue de "la Griffe du chien", mais remaniés pour bien entrer dans un roman. De même, si les personnages sont tous fictifs, difficile de ne pas voir dans certains d'entre eux quelques traits reconnaissables.
J'ai déjà évoqué le personnage du cardinal, mais Adan Barrera est inspiré de plusieurs figures des cartels mexicains, le plus connus d'entre eux étant le fameux "El Chapo". Mais, il porte aussi le surnom "le Seigneur du ciel", qui est celui que portait Vicente Carrillo Fuentes, patron du cartel de Juarez, propriétaire d'une flotte aérienne qui servait à transporter la drogue.
Par opposition, Art Keller va se voir affublé du surnom de "Seigneur de la frontière" (eh oui, comme dans la chanson de Kristofferson), car il réussit à entraver voire décourager largement le trafic direct via la frontière terrestre entre Mexique et Etats-Unis. Et sans avoir besoin pour cela de construire un mur, précisons-le...
Au-delà des personnages, Don Winslow s'inspire aussi de 30 années de politique américaine qui viennent recouper les événements formant l'intrigue de "la Griffe du chien". Des événements souvent bien peu glorieux, comme ce scandale qui va rester dans les livres d'histoire sous le nom d'Irangate et, plus largement, l'implication des services américains en Amérique centrale pour empêcher le communisme d'y progresser.
Des événements que Art Keller ne peut que constater, parfois avec désolation, mais, seul, il ne peut pas faire autrement, au risque de devenir lui-même un obstacle à éliminer. Mais, ce sont aussi ces opérations secrètes qui lui montrent que, dans cette guerre pas comme les autres, il ne pourra l'emporter sans accepter de renier ses valeurs morales : tous les coups seront permis.
Les Etats-Unis ne sont pas les seuls dans le viseur de Don Winslow, le Vatican, aussi. Et, disons le clairement, la ligne politique de Jean-Paul II. Au coeur de cet aspect-là, la lutte contre la théologie de la libération, courant de pensée en pleine expansion en Amérique latine. Pour le Vatican, ceux qui la promeuvent sont trop proches des théories marxistes, ils sont en rupture avec l'Eglise officielle.
Il faut donc les faire rentrer dans le rang ou les écarter, peu importe leur popularité et leur action, souvent saluée par les plus modestes. On est au-delà des questions religieuses, c'est une lutte politique, idéologique qui est à l'oeuvre. Et, vous le verrez, dans ce domaine, Don Winslow a profité de l'outil qu'est la fiction pour aller loin, très loin dans la dénonciation...
"La Griffe du chien" (tiens, je n'ai pas expliqué le titre, tiré du livre des Psaumes, chapitre 22, verset 20, une expression qui occupe une place particulière dans le livre) a beau être un pavé, on ne s'ennuie pas une seconde. Le rythme ne connaît pas de temps mort, aidé par le côté presque choral de l'intrigue, entremêlant les fils narratifs.
C'est un thriller d'une très grande violence, et le pire, c'est qu'elle n'est sans doute rien par rapport à ce qu'elle a été en réalité au Mexique et ailleurs à cette période. Je connaissais de Don Winslow "Savages", roman complètement déjanté et très drôle, ici, ce n'est pas du tout la même tonalité, on est dans le drame et on n'en sort pas. Peu d'occasion de sourire, sans doute même aucune.
Mais, ce que j'ai ressenti, c'est la solitude qui frappe les personnages centraux de cette histoire. Qu'ils aient des proches, une famille, des amis, leur situation les pousse à devoir supporter cette terrible solitude qui les ronge et à laquelle ils semblent condamnés, avec la mort comme alternative... Avec ce constat douloureux : à qui faire confiance ?
De part et d'autre, qu'il s'agisse des flics, des narcotrafiquants, des mafieux ou autres, tous savent qu'un mot lâché à la mauvaise personne est un arrêt de mort quasiment certains. Art Keller, pour sa part, sait que s'il parle, même dans l'enceinte d'un tribunal, par exemple, les conséquences seront terribles pour lui. Et pour son combat acharné.
Une situation que Art Keller va résumer, avec un humour doux-amer, en trois lettres, à l'image des sigles de toutes ces agences et officines à l'oeuvre autour de lui, mais servant des intérêts qui ne sont pas l'intérêt général, pense-t-il. Ce sigle, c'est le TTS : T'es Tout Seul, une formule qui s'applique parfaitement aux personnages développés plus haut et que certains essayent de briser...
Voilà, je suis à jour, je pourrai, prochainement, me lancer dans la lecture de "Cartel", paru à l'automne dernier au Seuil. Je ne mets pas de lien, si vous n'avez pas lu encore "la Griffe du chien", cela pourrait vous donner quelques éléments. Mais je suis curieux de découvrir cette seconde manche, si je puis dire, de cette guerre qui se poursuit et fait toujours énormément de morts au Mexique, entre autres.