Vous le sentez, le bon air d'Islande ? Il suffit d'un nom de ville et hop, on a l'impression d'y être ! Mais couvrez-vous, parce qu'on y va en plein hiver et que Siglufjördur se situe tout au nord de l'île, plus près du cercle arctique que de Reykjavik ! Des précisions qui, vous le verrez, n'ont rien d'anodin. Avec "Snjór" (en grand format aux éditions de la Martinière, désormais disponible en poche chez Points, dans la traduction de Philippe Reilly), Ragnar Jonasson importe en Islande le polar à l'anglaise et quitte la capitale du pays, épicentre habituel de la littérature islandaise, pour s'aventurer ailleurs, dans un coin qu'il connaît bien. Un voyage vers le nord qui permet de proposer un huis clos glacial construit autour d'un personnage en décalage avec cet environnement. Amateurs de rythmes frénétiques et de thrillers ébouriffants, passez votre chemin, ce n'est sans doute pas un livre pour vous...
Ari Thór Arason vit à Reykjavik avec sa copine Kristin, étudiante en médecine. Pour sa part, le jeune homme a suivi des études de philosophie et de théologie avant de se rendre compte que ce n'était peut-être finalement pas sa voie. Au lieu de terminer son cursus, il a alors changé radicalement de cap et a fait l'école de police.
Mais, il hésite encore sur la suite à donner à sa vie, tandis que Kristin, elle, bûche comme une folle pour devenir médecin et assure déjà des gardes régulièrement. Lui va terminer sa formation d'ici peu et ignore encore ce qu'il fera après. Il a bien envoyé quelques CV pour des postes libres dans la police, mais n'a encore eu aucune réponse positive.
Et puis, soudain, à l'été 2008, une proposition : un poste est disponible dès le mois de novembre suivant, mais il faut répondre tout de suite. Seul inconvénient, si on peut dire, ce n'est pas à Reykjavik ou dans le sud de l'Islande, mais à l'autre bout du pays, à Siglufjördur. Rassurez-vous, je ne connaissais pas non plus avant d'ouvrir le livre, Siglufjördur, c'est là :
Sans trop réfléchir, Ari Thór donne son accord, sans même consulter Kristin. De quoi provoquer quelques remous entre eux... Mais, parole donnée, en novembre, Ari Thór quitte la capitale pour... le NOOOOOOOORD. Et le voilà qui débarque dans un endroit très différent de tout ce qu'il a connu jusqu'à présent.
Une seule route permet d'accéder à la ville et il faut, avant d'y arriver, emprunter un assez long tunnel. Siglufjördur a connu son heure de gloire au milieu du XXe siècle, lorsque la pêche au hareng assurait sa prospérité. Mais, depuis, le déclin s'est accéléré et il reste plus guère que 1200 habitants dans cette bourgade coincée dans un fjord, entre mer et montagne.
Accueilli par Tómas, le sergent à la tête du poste le police locale, Ari Thór se retrouve du jour au lendemain policier. S'il possède la théorie et la forme physique qui vont bien, il n'a aucune véritable idée de ce en quoi consiste le métier de policier sur le terrain. Heureusement pour lui, Tómas semble avoir une devise rassurante : "Il ne se passe jamais rien à Siglufjördur".
Et force est de constater que c'est vrai. Pendant les premières semaines de sa carrière de flic, rien de palpitant ne se déroule et Ari Thór effectue des tâches très basiques voire proches de celle d'un assistant social. Mais ce calme lui permet d'observer et d'apprendre à connaître les habitants de Siglufjördur, qui semblent former une communauté très soudée.
Mais, au cours de la première quinzaine de l'année 2009, la monotonie et le calme de la vie à Siglufjördur vont être brusquement brisés. Coup sur coup, deux morts brutales viennent endeuiller la communauté : celle de Hrólfur Kristjansson, écrivain qui connut son heure de gloire dans sa jeunesse, avec un livre devenu culte, et Linda, une infirmière originaire du Danemark.
Pour le premier, tout semble indiquer qu'il s'agit d'une chute accidentelle. En revanche, pour la seconde, l'hypothèse du meurtre est à privilégier. Mais, un point commun relie ces deux décès : la Société dramatique de la ville, une troupe de théâtre amateur qui s'apprêter à donner sa représentation annuelle quelques jours plus tard.
Petit dernier, Ari Thór hérite de l'enquête qui semble la plus évidente : l'accident de Hrólfur. Tómas, le gradé, aura la responsabilité de l'enquête sur le meurtre de Linda. Alors que la ville est isolée du reste du pays par la neige, qui bloque le passage par le fameux tunnel, les policiers savent qu'il y a au moins un tueur parmi eux.
Et qu'il peut être n'importe lequel des membres de cette communauté si bien soudée...
Bon, d'accord, je "survends" peut-être un peu le truc, comme ça. Oui, "Snjór" est vraiment un polar à l'anglaise, dans le rythme, dans les techniques employées, dans le contexte et le décor, dans le choix d'un enquêteur principal qui n'est pas à proprement un amateur, mais qui n'a aucune expérience en matière criminelle.
Le rythme, dans les polars islandais, n'est de toute façon jamais effréné. On le sait lorsqu'on s'attaque à ces romans. Ici, c'est particulièrement lent, je dois dire. Ca change, et ce n'est pas, de mon point de vue, désagréable. Chose amusante, à Sigulfjördur a été tournée une série télévisée, intitulée "Trapped", que vous avez peut-être regardée sur France 2, et dont le rythme était tout aussi lent.
Les techniques employées, c'est assez simple : tout le monde connaît tout le monde, sauf Ari Thór, qui débarque dans la ville et n'a pas les mêmes repères que les autres. Et tout le monde peut être le (ou les) coupable(s). La candeur du jeune policier débutant, mais aussi le fait qu'il ne soit pas trop influencé par ce qu'il sait de ces gens pourra être un sacré avantage pour comprendre.
Le contexte, c'est ce village incrusté dans un décor somptueux, mais complètement isolé par la neige. Un hiver rude, dans cette région, c'est loin d'être inhabituel, mais cette fois, les chutes de neige sont impressionnantes et jouent un rôle important dans cette histoire. Ce n'est pas pour rien que le titre de l'édition française est "Snjór", le mot qui signifie "neige" en islandais.
Puisqu'on évoque le lieu, il faut préciser que Ragnar Jónasson ne l'a pas choisi au hasard : ses grands-parents (son grand-père portait exactement le même nom que lui) ont longtemps vécu à Siglufjördur, c'est un peu un héritage familial que le romancier met en valeur. Et c'est réussi : on irait bien faire un tour là-bas. S'y installer, sans doute pas, mais quelques jours (et à la belle saison) pourquoi pas ?
Contexte encore, la période : la fin de l'année 2008 et le début de l'année 2009. L'Islande, en 2008, a été frappée par une terrible crise financière dont on se souvient. Des banques au bord de la faillite, des nationalisations, une crise politique sans précédent et une chute soudaine du niveau de vie de la majorité de la population.
"Snjór" se déroule dans l'onde de choc de cette crise. Si les répercussions ne sont pas centrales dans l'histoire, elle sont présentes dans l'arrière-plan général et permettent aussi de mettre en valeur la spécificité de Siglufjördur, ville à l'écart de tout, qui a encaissé avec retard et dans une moindre mesure les conséquences de cette crise.
Enfin, l'enquêteur. Je l'ai dit plus haut, l'inexpérience totale d'Ari Thór en fait un enquêteur un peu particulier. Il est maladroit, il manque de confiance en lui, il n'utilise pas son sens de l'initiative toujours à bon escient, il commet des erreurs de débutant, c'est le cas de le dire, il fait preuve d'une certaine arrogance qui est vue comme le complexe de supériorité du citadin...
Mais, dans le même temps, il se trouve au milieu de gens qu'il observe sans connaître complètement leur passé, sans leur être trop attachés (quoi que...), et cela lui donne un recul qui manque certainement à ses collègues, membres eux-mêmes de cette communauté restreinte et ne possédant guère de secrets les uns pour les autres...
Ici, pas question de tueurs en série au mode opératoire super élaboré, pas de super criminels traqués par de super flics. La délinquance doit être quasiment nul, dans ce coin d'Islande où Ari Thór découvre à son arrivée qu'on ne ferme même pas sa porte à clé quand on sort de chez soi ou avant d'aller se coucher. Il ne se passe jamais rien à Siglufjördur, entend-il plusieurs fois. Oui, mais...
Mais ces deux morts qui sont peut-être des coïncidences, c'est vrai, mais qui se produisent si près l'une de l'autre que cela a de quoi laisser perplexe même l'enquêteur le moins expérimenté. Ca, c'est le point de vue du personnage. Le point de vue du lecteur, quant à lui, est un peu différent. On n'a pas d'éléments supplémentaires, d'indices particuliers.
Le lecteur n'est pas en avance sur l'enquêteur, on découvre le fin mot de l'histoire quand il est révélé par l'enquêteur, donc Ari Thór, un peu à l'image d'un roman d'Agatha Christie : on déballe tout dans le final, en lançant les accusations et en démasquant le(s) coupable(s). Mais, comme Ari Thór ne maîtrise pas bien son rôle encore, vous verrez que tout n'est pas aussi bien réglé qu'avec Poirot...
En revanche, le lecteur dispose d'un élément particulier qui vient un peu compliquer les choses et ajouter un peu de tension dans cette histoire. Cet élément, c'est un fil narratif dont la teneur va vite apparaître, tout comme le point de vue adopté. Des chapitres qui n'ont rien à voir avec le récit central, du moins en apparence.
Ils sont en italique, comme si on racontait un rêve, une histoire subjective... Et cette impression est renforcé par l'absence de tout contexte clair, de tout repère évident : pas de lieu, pas de date, pas de nom... Le lecteur ne sait rien du pourquoi et du comment, il sait juste qu'il assiste là à des scènes clés de l'histoire. Restera à trouver la place de ces pièces dans le puzzle...
Un dernier mot sur Ari Thór. "Snjór" est le premier roman de la série qui va le mettre en scène ("Mörk", sa seconde enquête, est d'ailleurs disponible à la Martinière depuis le printemps dernier). Cela veut dire qu'il faut installer le personnage et c'est d'autant plus spécial que Ragnar Jónasson a choisi un policier complètement novice, débarquant dans une ville dont il ne sait rien...
Ajoutez à cela une situation sentimentale qui mériterait la mention "c'est compliqué" sur Facebook, et vous avez là encore plusieurs éléments contextuels qui interviennent dans le fil du récit. Cela donne de la chair au personnage, encore un peu fluet, il faut le dire, mais cela suscite aussi une certaine proximité, comme si on avait assisté à sa naissance.
Alors, bien sûr, il faut se faire à ce rythme lent, à ces personnages pour le moins flegmatiques, à cette ambiance qu'on dirait assoupie sous l'épais manteau neigeux... Mais, pour le reste, l'intrigue est plutôt pas mal fichue, avec son lot de surprises. Habitué que je suis du "vieil" Erlendur, le flic blasé et revenu de tout créé par Arnaldur Indridason, je suis séduit par la fraîcheur de ce jeune policier à peine éclos.
Je suis curieux de voir comment il va évoluer, à la fois sur un plan personnel, mais aussi professionnel, autrement dit, comment il va s'intégrer à cette communauté dont il est le petit dernier, et comment il va grandir dans sa fonction. Je suis également curieux de voir si Ragnar Jónasson va conserver la même ligne directrice pour construire ses intrigues.
Bref, j'ai envie de retourner à Siglufjördur, ce port de pêche où l'on célèbre encore le hareng malgré la déshérence de l'activité, ce village perdu tout au nord d'une île perdue tout au nord du continent européen, cet endroit où il ne se passait rien. Mais ça, c'était avant... Avant l'arrivée d'Ari Thór Arason, jeune policier un peu perdu, mais plein de fougue et d'intuition.