"Femme libre ! Femme qui ne baisse jamais les yeux ! Femme qui affronte sans détour les écueils de l'existence ! Femme qui n'attend pas le destin mais s'emploie à le forger à sa guise !"

Ajoutons femme noire, dans une Amérique encore largement ségrégationniste, femme française dans un New York certes cosmopolite, mais alors peu fréquentée par nos compatriotes, femme gangster, alors que ce terme concerne essentiellement des hommes... Je crois qu'on pourrait poursuivre l'énumération encore un moment, tant le personnage que nous allons évoquer aujourd'hui est exceptionnel. Ce sera surtout l'occasion, je pense, de la découvrir, car, hélas, cette femme charismatique à l'aura sulfureuse n'est pas prophète en son pays... "Madame St-Clair, Reine de Harlem", de Raphaël Confiant (désormais disponible en poche chez Folio), est une biographie romancée qui nous plonge dans l'effervescence du New York de la première moitié du XXe siècle, et plus particulièrement dans ce quartier de Harlem qui, à cette époque, va connaître une période faste, sur le plan culturel, mais pas uniquement. Avec son écriture fleurie et créative, Raphaël Confiant redonne une voix à Stéphanie Sainte-Claire, martiniquaise au parcours chaotique devenu chef de gang...
Stéphanie Sainte-Claire est née et a grandi à la Martinique auprès de sa mère. Elle n'a jamais connu son père. En ce tournant des XIXe et XXe siècles, l'île reste encore fortement marquée par les clivages hérités de la période de l'esclavage. Stéphanie travaille donc comme servante pour une famille riche, dont l'un des fils abuse d'elle au quotidien.
Lorsque sa mère meurt, elle a une vingtaine d'années et elle se retrouve seule au monde. Sans travail, également, car elle vient d'être renvoyée. Alors, elle décide de partir, de quitter son île natale. A l'époque, à la Martinique, on songe surtout à la France, à cette lointaine métropole, mais Stéphanie, elle, rêve déjà d'une ville dont une simple photo a su la fasciner : New York.
Elle n'ira pas directement là-bas. Elle tentera d'abord sa chance en France, donc, comme tant de ses compatriotes. Mais, après quelques mois à Marseille, elle va traverser l'Atlantique dans l'autre sens et débarquer à Ellis Island. Nous sommes en 1912, l'immigration européenne vers les Etats-Unis est très forte, en particulier les Italiens et les citoyens des pays d'Europe de l'Est.
Stéphanie détonne, forcément, et elle va entrer dans le pays sur un  quiproquo : la voyant proche d'une famille irlandaise avec qui elle a voyagé, le douanier la prend pour leur servante... Direction le sinistre quartier de Five Points où elle va vivre ses premiers mois d'Américaine dans une grande misère, en vivant d'expédients.
Mais, celle qui s'appelle désormais Stephanie St-Clair (autre surprise de son entrée dans le pays, la traduction phonétique de son nom de naissance) est ambitieuse. Son objectif : faire fortune, coûte que coûte. Et c'est vers Harlem qu'elle va se diriger. Une trajectoire compliquée, semée de dangers, au cours de laquelle elle va échapper de peu à la mort sous les coups du Ku-Klux-Klan.
Puis, comprenant qu'elle n'arriverait à rien par les voies légales, elle va embrasser une incroyable carrière de hors-la-loi. Comme beaucoup, elle va débuter en trafiquant de l'alcool, lorsque la Prohibition est instaurée. Mais, plutôt que de concurrencer les mafias qui dominent le secteur, elle va monter un trafic plus modeste, à destination des Noirs, oubliés par les mafieux blancs.
Une fois sa barque à flot, elle va alors se lancer dans l'activité qui va faire sa renommée (et sa fortune) : la loterie clandestine. Là encore, misant (c'est le cas de le dire) sur le fait que les plus gros clans mafieux ne s'occupent guère de Harlem et de sa population essentiellement noire, elle va fonder un empire. Pardon, un royaume, puisqu'elle va devenir Queenie, son plus célèbre surnom.
Ainsi racontée, on ne mesure pas l'incroyable réussite que fut celle de Stephanie St-Clair. Raphaël Confiant choisit de lui donner la parole, d'en faire sa narratrice (même s'il lui arrive quelquefois de parler d'elle à la troisième personne). On la rencontre à la fin de sa vie, alors qu'elle approche des 80 ans, répondant aux questions d'un neveu dont elle vient d'apprendre l'existence et qui veut écrire un article sur elle.
Ce roman est donc une espèce de monologue, même si l'auteur ne lui donne tout de même pas strictement cette forme. En revanche, on sent la dimension orale de ce récit à travers la langue très riche, colorée, créative qu'elle emploie et qui est l'une des marques de fabrique de Raphaël Confiant. Et cela donne une impression de joie et d'exubérance qui ajoute au charisme de Stephanie.
Pourtant, elle ne paye pas de mine : petite, maigrichonne, ne se trouvant pas très jolie, ce n'est pas par son physique qu'elle en impose, mais par son caractère inflexible, son énergie inépuisable, sa détermination à réussir envers et contre tous et son culot pour tenir tête à quelques pointures de la Mafia new-yorkaise.
Heureuse et fier de raconter ses souvenirs de jeunesse à ce neveu débarqué de nulle part, elle suit le fil de ses pensées, sans se soucier de chronologie. Ne vous attendez donc pas à un récit linéaire, avec des dates précises, mais bien à un récit subjectif, s'appuyant évidemment sur ce qu'on sait de la vie de Stephanie St-Clair, mais en l'enjolivant un peu...
A ce propos, il est intéressant de compléter sa lecture du roman de Raphaël Confiant par quelques recherches, car les personnages qu'elle croise ont aussi eu des destins remarquables, mouvementées, abrégés, parfois, et savoir comment ils ont fini alors qu'elle aura survécu est plutôt intéressant et donne à Queenie une dimension plus grande encore.
L'histoire de Stephanie St-Clair, c'est celle d'une femme dans un monde d'homme, celle d'une noire dans un monde de blancs. Elle a été assez maligne pour surmonter ce qu'il faut bien appeler des handicaps, assez forte et courageuse pour affronter des ennemis puissants et dangereux, assez prévoyante pour anticiper les tendances et les changements de direction du vent...
Ainsi, lorsqu'elle débarque à Harlem, ce sont les Irlandais qui dominent. Les premiers temps, elle va donc faire profil bas et travailler pour eux, jusqu'à ce qu'elle se sente prête à voler de ses propres ailes... En fait, elle va profiter de la prise de pouvoir des Italiens et des juifs, alliés pour renverser et éliminer les familles irlandaises, et ça va marcher.
Ce roman, c'est véritablement le portrait d'une joueuse. Sa loterie à elle s'apparente plus à la roulette russe, et avec plusieurs balles dans le barillet, mais c'est vraiment un jeu : miser sur le bon coup au bon moment, sur le bon cheval plutôt que sur l'ancien favori en perte de vitesse, miser sur le partenaire le plus utile...
Stephanie est une stratège hors pair qui va réussir à tracer son chemin à New York, pendant une vingtaine d'années en échappant aussi bien aux ambitions mafieuses qui vont commencer à s'intéresser à sa petite entreprise qui ne connaîtra pas la crise (pas même celle de 1929, en tout cas, moins que les autres), qu'aux policiers qui l'auront dans le collimateur.
Ne dressons pas un portrait trop idyllique de Madame St-Clair : si elle a su en arriver là, c'est aussi en se montrant implacable, éliminant les maillons faibles sans aucune pitié, imposant sa volonté par la force, voire par le sang si nécessaire, corrompant ceux qui auraient pu lui porter préjudice, traitant d'égal à égal des personnalités aussi puissante que Lucky Luciano.
Longtemps, elle tiendra tête à ces familles réunies en un syndicat du crime. Au départ, sans trop de difficulté, puisque Harlem ne comptait pour rien. Puis, lorsque l'on a vu que son affaire tournait bien et rapportait beaucoup, certaine frappes de petite envergure ont commencé à lui tourner autour. Enfin, sa loterie clandestine sera la proie des caïds, et là, elle saura se retirer à temps...
Mais ce qui fascine aussi avec Stephanie St-Clair, c'est qu'elle n'est pas seulement une figure mafieuse, c'est aussi une figure culturelle de cette époque. Elle ne va pas fréquenter que des porte-flingues et des chefs de famille, non, elle va aussi se lier avec des personnalités importantes de la communauté noire de cette époque.
A commencer par W.E.B. Du Bois, qui va devenir un de ses proches, et, dans son sillage, plusieurs des figures de ce qu'on va appeler la Harlem Renaissance, un mouvement culturel, artistique et forcément politique afro-américain qui aura pour berceau le quartier de Harlem, où les populations noires se sont installées depuis le début du XXe siècle.
En revanche, sa rencontre avec Marcus Garvey, autre fer de lance de la lutte de la communauté noire pour la reconnaissance de ses droits, ne lui laissera pas un grand souvenir. Ses idées, en particulier celle du rapatriement des descendants d'esclave en Afrique, vont à l'encontre de celle de Madame St-Clair, arrivée pour s'imposer en Amérique et déterminée à y réussir.
Enfin, comment ne pas évoquer un personnage tout à fait singulier, qui mériterait sans doute un livre à lui tout seul : Sufi Abdul Hamid. Pour plusieurs raisons, et en particulier parce qu'on le croise en fin d'ouvrage, je ne vais que le citer. Mais son rôle est loin d'être anodin et mérite qu'on se penche sur son cas un peu au-delà de ce que Raphaël Confiant dit de lui, à travers le récit de Madame St-Clair.
Il y a mille raisons pour vous inciter à lire ce roman : son personnage central, hors du commun, une femme au charisme incroyable, mais aussi un regard sur une époque très particulière, d'une grande richesse, en particulier à New York, et qu'on aborde là selon un angle très inhabituel, en plaçant le point de vue depuis Harlem, et non depuis les quartiers blancs.
Une dernière citation, placée d'ailleurs en tête de la quatrième de couverture de l'édition de poche Folio, pour montrer le caractère de Madame St-Clair : "Dès le premier jour sur cette terre d'Amérique, je me jurai que personne ne me marcherait plus sur les pieds ni ne me traiterait en petite Négresse. Personne !"
Et elle a tenu parole, restant toute sa vie ce que l'on appelle en créole une femme-debout.