"Je sais raconter des histoires. C'est le seul truc que je fais bien (...) Et les gens croient à mes histoires parce qu'ils aiment rêver".

Par Christophe
C'est le livre de cet été, celui dont tout le monde parle. Je ne l'ai pas acheté à Saint-Maur, où je l'ai découvert lors du salon organisé par la Griffe Noire, mais j'avais lu avec attention sa quatrième de couverture. Et, à mon retour, j'ai découvert qu'il était dans la liseuse que je partage avec mon père... Alors, même si on lit énormément de commentaires sur "le Gang des rêves", de Luca di Fulvio, publié par une toute jeune maison d'édition, Slatkine & Cie, puis repris en poche par les éditions Pocket, dans une traduction d'Elsa Damien. Un roman-fleuve de 700 pages qu'on n'a pas envie de lâcher, où il est question d'enfance, mais aussi d'un rêve américain qui peut prendre des formes très diverses, pour le meilleur et pour le pire. C'est surtout un formidable roman sur les histoires et ceux qui les racontent, sur les apparences qui sont souvent trompeuses, sur l'art qui s'approprie la réalité pour en donner sa vision... Un roman qui débute dans une violence insupportable et se poursuit dans une quête d'amour impossible...

A 14 ans, Cetta, fille d'une famille de métayer calabraise, devient mère. Cet enfant, né du viol qu'elle a subi de la part du patron qui emploie ses parents, elle le nomme Natale, parce que, avec ses cheveux blonds, il lui rappelle l'Enfant Jésus qu'on place dans la crèche la nuit de Noël. A peine l'enfant sevré, Cetta s'enfuit avec lui et quitte l'Italie...
Direction les Etats-Unis ! Nous sommes en 1909 et l'adolescente, sans un sou en poche, paye de sa personne pour financer sa traversée... Flanquée de son nourrisson, elle débarque à Ellis Island sans parler un mot d'anglais. Heureusement pour elle, parmi les personnes présentes, quelqu'un parle italien et l'aide à remplir les papiers. Mais, dans la manoeuvre, Natale devient Christmas...
L'homme qui l'a aidée va prendre Cetta sous son aile. Il va lui trouver un logement, auprès d'un couple de vieux, Tonia et Vito, qui l'accueillent avec bienveillance. Quant à son "sauveur", le "bien nommé" Salvatore, il n'a pas fait tout cela pour rien... C'est un maquereau et il va s'empresser d'apprendre à Cetta les rudiments du métier...
En 1922, Christmas a 14 ans, l'âge qu'avait sa mère quand elle l'a mis au monde. Avec un de ses voisins, Santo, le jeune garçon qui n'a pas froid aux yeux, décide de monter son gang, s'inspirant des clans mafieux qui règnent sur New York. Il le baptise "les Diamond Dogs" et commence à jouer les terreurs dans son quartier.
Mais, pas comme un voyou, non, le truc de Christmas, ce n'est pas la violence, la menace ou l'extorsion, c'est la tchatche, le bagout, le charisme. La capacité à raconter des histoires et à ce que ses interlocuteurs les gobent, les petits gestes dignes d'un illusionniste pour se donner le beau rôle et épater son monde.
Avec sa jolie gueule de blondinet et son prénom bizarre qu'on verrait plutôt porté par un Noir, Christmas devient vite le chef d'un gang qui ne comprend que deux membres et n'existe que dans les histoires que brodent son chef. La rencontre de Joey, jeune pickpocket dont la voie vers la délinquance semble tracée, n'y change rien : "les Diamond Dogs" ne sont qu'une illusion...
La vie de Christmas va basculer le jour où il rencontre Ruth. Pas vraiment le genre romantique... L'adolescente, 13 ans à peine, a été laissée pour morte dans un terrain vague par celui qui l'a violée, battue sauvagement et mutilée... Elle avait fait le mur pour sortir avec un garçon pour la première fois et provoquer ses parents, de riches juifs très coincés...
Sans Christmas, Ruth serait morte. Entre les deux, quelque chose se passe, mais le traumatisme est tel que Ruth connaît une période très difficile, incapable de se remettre de ce qu'elle a vécu, souffrant plus encore de l'indifférence de ses parents, et particulièrement de sa mère... Alors, pour l'amour, on repassera, ce n'est pas vraiment le moment. Mais qui sait, plus tard ?
Enfin, il y a Billy, fils d'un poissonnier allemand qui a émigré en Amérique avant la naissance de son fils. Comme pour Cetta, le rêve américain a tourné court : le père avait fui l'Europe pour ne pas devenir poissonnier, il a échoué et sa rancoeur s'est transformée en aigreur. Alcoolique et violent, il mène une vie d'enfer à sa femme et son fils...
Billy, en grandissant, devient une boule de colère et de haine, une bombe à retardement prête à exploser. Sa violence va brusquement déferler à cette période, faisant des dégâts considérables, et Billy, incontrôlable et certainement pas apaisé, va alors poursuivre son chemin en refusant toute règle, toute entrave, véritablement desperado dans une Amérique qui n'est plus celle du Far West...
Voilà présentés les personnages principaux qui vont nous accompagner au cours de cette lecture. La première partie du roman alterne entre les deux époques, les années qui suivent l'arrivée de Cetta en Amérique d'une part, l'adolescence de Christmas de l'autre. Puis, dans les parties suivantes, Cetta s'efface petit à petit et laisse la place aux jeunes, mais de cela, on ne parlera pas directement ici.
Le premier rêve de ce "Gang des rêves", c'est le rêve américain. Celui que suivent tant de gens en ce début de XXe siècle pour fuir la misère en Europe et atteindre cette nouvelle Terre promise où on leur promet prospérité et bonheur... Pour la plupart d'entre eux, un miroir aux alouettes, le miracle espéré n'ayant que rarement lieu...
Cetta, pourtant, on le verra, va vivre son rêve américain. D'une manière un peu particulière, c'est vrai, avec un début qui n'entame pas sa détermination et son caractère solide et optimiste. Mais, au-delà d'elle-même, ce que veut Cetta par-dessus tout, c'est que son fils, lui, réussisse. Et pas en devenant gangster, souhaite-t-elle, mais par son travail, ses mérites...
Ce dont rêve Cetta, et elle lui répète sans cesse depuis son plus jeune âge, c'est qu'il devienne un Américain, et non un fils d'immigrée italien. Ainsi éduqué, et ce n'est pas anodin, Christmas va se considérer comme un citoyen américain à part entière, quelles que soient les circonstances. Mais, en outre, il voit des Américains en tous ceux qu'il côtoie, juifs, noirs, riches, pauvres, honnêtes ou pas...
Christmas... Il est le personnage central du "Gang des rêves", un menteur-né, mais qui n'utilise jamais ce dont pour nuire à autrui. Au contraire, ses mensonges ne sont que des histoires comme tous les gamins en inventent quand ils jouent. Les siennes prennent juste forme de manière un peu plus réaliste et vont le mener vers une carrière tout à fait inattendue...
C'est un magnifique personnage, qui fait penser au jeune garçon qu'était Leonardo Di Caprio, sa mèche blonde évoquant irrésistiblement le Jack de "Titanic", bien sûr. On va le voir évoluer sur plusieurs années, mûrir, élargir ses horizons, gagner en assurance et apprendre, sans cesse apprendre. Car tout ce qu'il voit peut lui servir.
Il y a des scènes très amusantes où il est capable, dans un bluff complet, parfois même alors qu'il se trouve dans des situations délicates, voire dangereuses, de sortir une tirade entière entendue dans un contexte complètement différent, mais qui lui donne une espèce d'arrogance canaille et d'audace railleuse qui sont un vrai bonheur pour le lecteur.
Christmas n'est pas un mythomane, non, c'est bel et bien un rêveur qui donne vie à ses rêves et profite de la naïveté de ceux qui l'entourent pour devenir le héros qu'il s'imagine être, alors qu'il reste un garçon du Lower East Side. Une manière d'embellir un quotidien pas toujours facile et de construire un avenir difficile, quand il serait si facile de basculer dans la délinquance.
Mais quittons les personnages pour prendre un peu de recul. Ce qu'ils vont vivre, vous le découvrirez en lisant le roman. Parlons du rêve, du mensonge, de l'illusion, des apparences, car ce sont les thèmes centraux de ce roman qui captive ses lecteurs. Un vrai page-turner, sans pour autant être un thriller, un bouquin très efficace où le destin de Christmas et Ruth nous tient en haleine.
Dans "le Gang des rêves", on parle de radio, média en plein essor en ces années 1920, on parle de photographie, on parle de cinéma et on parle de théâtre. Oui, il est beaucoup question d'art, mais aussi de communication et d'histoire, car c'est de cela que se nourrissent ces disciplines. En fait, elle assimile le réel pour le projeter ensuite sous la forme de fiction.
Le paradoxe, c'est que ces réalités réinventées deviennent des rêves alors que, pour la plupart, elles puisent leur inspiration dans des situations qui pourraient plutôt tenir du cauchemar. Par exemple, ces mafieux dont on parle tant et qui sont tout, sauf des enfants de choeur, deviennent des mythes dès qu'ils quittent la réalité pour devenir des personnages de films... Troublant...
A l'inverse, vous verrez que la photographie, elle, peut montrer une réalité soigneusement cachée sous les apparences. Déshabiller complètement les personnes, stars ou anonymes, pour faire apparaître leur véritable état d'esprit. La vérité devient artistique et, sans être impudique, elle se fait indiscrète. Elle raconte une histoire, bien plus proche de la réalité que la posture adoptée par les modèles...
Les personnes qui me connaissent un peu comprendront que la partie qui concerne la radio m'a touché plus particulièrement. Elle m'a rendu nostalgique, pas seulement parce que je n'en fais plus, mais aussi parce qu'elle montre une radio qui a disparu, qui n'existe plus, où la voix, le contexte dans lequel se déroule l'émission, les habitudes de l'animateur, presque un rituel, dominent tout le reste.
J'ai repensé à ce stage avec Maurice ("Qui va là, je te prie ?") où je travaillais dans des conditions assez proches de celle qu'on voit dans le livre... Sauf que, moi, je m'en serais bien passé ! Et puis, pour tout ceux qui ont connu la radio associative et plus encore les radios pirates, vous devriez vous aussi retrouver quelques merveilleux souvenirs. Nostalgie, je vous dis...
Le roman est ancré dans les années 1920, qui voient la radio s'imposer, avec ces énormes postes à lampes qu'il faut laisser chauffer avant d'entendre quelque chose... Ce contexte historique n'est pas anodin, comme la première partie allant de 1907 à 1922, d'ailleurs. "Le Gang des rêves" est aussi un roman historique car il nous parle d'une époque, les Années folles.
Luca Di Fulvio convie quelques "guest stars" dans son livre : Arnold Rothstein, que les fans de la série "Boardwalk Empire" connaissent, mais aussi des figures artistiques comme Fred Astaire, Duke Ellington ou John Barrymore, qui est certainement celui, parmi les personnalités artistiques, a le rôle le plus fort et le plus intéressant.
Il se fond dans tout ce que je viens de dire plus haut, personnage en clair obscur, parfait exemple de la figure publique qui cache sous une image très travaillée et des rôles écrits sur mesure pour le mettre en valeur une personnalité tourmentée et écorchée... On devine dans ces passages où on le croise, ce que sera son destin véritable...
Mais, ce qui est intéressant, dans "le Gang des rêves", c'est que toute situation a son négatif. Il n'y a pas que du bon, dans tout cela, il y a, à travers le personnage de Billy, en particulier, le côté très sombre de ce rêve américain que j'évoque depuis le début. Un rêve marqué du sceau de la violence, celle qu'on exerce autant que celle qu'on réclame.
Car, ne vous y trompez pas, "le Gang des rêves" est un roman violent, et pas seulement dans sa première partie. Et particulièrement, les violences faites aux femmes. Cetta et Ruth ne seront pas ménagées, dans ce domaine, et d'autres, plus loin dans le court du roman, seront aussi victimes de violences masculines très choquantes.
Billy, oui, c'est un peu le cygne noir, le jumeau maléfique de Christmas, son doppelgänger, pour reprendre ce terme que le retour de la série "Twin Peaks" remet à la mode. En tout cas, c'est son exact contraire, c'est le personnage qui a franchi la ligne vers la criminalité, l'immoralité, et c'est un voyage que l'on imagine sans billet retour...
Ce rêve américain lui tourne la tête, lui aussi est prêt à tout pour réussir, s'enrichir, imposer sa puissance, sa démesure, sa folie... Le destin n'a pas été bienveillant à son égard, c'est donc le choix du mal qui s'impose à lui pour parvenir à ses fins. Et comme tout est possible dans ce jeune pays en plein essor, il peut entamer son ascension avec détermination. Mais aussi son auto-destruction...
"Le Gang des rêves", c'est bien évidemment aussi une histoire d'amour. Un amour impossible, parce que c'est plus romanesque, mais aussi, parce que c'est la preuve que ce qu'on imagine ne devient pas réalité juste en claquant des doigts. Cette histoire, c'est le fil conducteur de ce roman et, sans qu'on soit dans un mélo, il en a quand même quelques caractéristiques...
Cette histoire, c'est un peu "Lower East Side Story", pour faire un clin d'oeil à un classique du cinéma, qui est aussi une histoire de gangs, d'ailleurs. Là, curieusement, ce ne sont pas les origines sociales et géographiques des personnages qui empêchent cette histoire de se développer, mais les événements qui vont la voir éclore.
D'ailleurs, on peut même dire que sans ces événements tragiques qui ont permis la rencontre de Ruth et Christmas, ils ne se seraient sans doute jamais croisés, justement parce que venant d'horizons radicalement différents et destinés à suivre des voies éloignées et parallèles. Mais, tout en permettant la rencontre, ce sont aussi ces événements qui vont les éloigner, longtemps...
Elle est belle, charmante, mais douloureuse, cette histoire. Elle ne bascule pas dans le cucul comme on aurait pu le craindre, elle émeut le lecteur, car le malheur de ces deux êtres est palpable et les efforts qu'ils font, l'un pour donner une chance à cet amour, l'autre pour essayer de briser les entrave qui la retiennent, font avancer le récit.
C'est elle qui donne des ailes à Christmas et c'est en cherchant à retrouver celle qu'il aime qu'il va, presque sans s'en rendre compte, façonner son destin. Pour sa part, Ruth fuit ce drame qui a ruiné sa vie, fuit ces parents indifférents, incapables de sentiments, pour essayer de se reconstruire, mais c'est bien difficile...
Alors, oui, on peut trouver qu'il y a quelques facilités, on peut regretter, c'est mon cas, un dénouement un peu frustrant, en raison d'un artifice qui élimine la possibilité d'un final auquel on pouvait s'attendre (oui, je sais, ce n'est pas très clair, mais si je dis les choses, je vais en dévoiler un peu trop), on peut trouver que c'est un roman un peu trop rêveur...
Mais, c'est justement cela, son essence : nous aussi, les lecteurs, nous sommes ces gens qui lisent et ont envie de croire aux histoires de Christmas. Voilà la vraie force de ce livre, nous prendre par les épaules, nous parler à l'oreille et faire briller nos yeux à la simple évocation des facéties, des entreprises et des réussites de Christmas...