Faut-il manger les animaux? Jonathan Safran Foer

Faut-il manger les animaux? Jonathan Safran Foer


Je vis à Paris (ou juste à côté, pour les puristes), et viens du sud ouest, d'une région que l'on pourrait qualifier de très rurale sans prendre trop de risques, et ma famille y est aujourd'hui encore majoritairement implantée (en dépit de mes nombreuses tentatives, parfois fourbes, pour convaincre l'un ou l'autre de venir m'aider à conquérir Paris). Depuis quelques années, dans la capitale, le phénomène végétarien puis vegan ont pris de l'ampleur, et je me disais pour moi-même qu'il s'agissait d'une tendance que l'on pouvait rapprocher de la population bobo et hipster, une sorte de coquetterie, une façon de se distinguer, d'afficher une certaine image. Quelque chose qui n'était, donc, pas trop pour moi (vu que j'étais occupée à conquérir Paris, on ne conquiert pas grand chose à coups de brocolis).

Et puis, j'ai eu la surprise d'apprendre que ma petite sœur avait choisi de devenir végétarienne (entraînant de près mon autre petite sœur, ce truc-là semble faire des émules). Ma petite sœur à moi, qui n'a rien de bobo ou de hipster, qui voue un amour immodéré aux plantes (je suspecte qu'elle leur parle) et avec laquelle j'ai toujours partagé le même genre de complexe alimentaire inavouable (consistant à se ruer sur la bouffe en toute circonstance au cas où il n'en reste plus, une caractéristique familiale que j'attribue à la dimension famille nombreuse, mais il semblerait que d'autres personnes issues de larges fratries se conduisent bien, donc le problème doit être ailleurs).

De fil en aiguille, et parce que le sort aime bien l'ironie, j'ai rencontré, dans d'autres cercles, d'autres végétariens, qui avaient en commun avec ma sœur, outre ce régime alimentaire, un comportement auquel je ne m'attendais pas : une certaine sérénité dans la façon dont ils parlaient de leurs convictions, et aucune véhémence à mon égard. J'étais persuadée (qui sait d'où l'idée m'est venue) qu'un végétarien était une sorte d'illuminé vaguement hystérique, cherchant à tout prix à convaincre son entourage du bien-fondé de sa démarche et à l'y convertir, pour faire des supers repas entre végétariens et se congratuler de son excellente influence et de sa bonne action pour la paix entre les espèces. Forcément, je me suis trouvée fort déroutée face à des végétariens qui ne mentionnaient pas spontanément leur choix, ni ne se montraient enclins à juger le mien ou désireux de me faire changer d'avis. Finalement, il m'est apparu que c'était même plutôt les non végétariens qui, autour, se sentaient menacés dans leurs propres pratiques, et qui pouvaient se montrer véhéments à leur encontre, sans élément déclencheur particulier.

Sans être la meilleure amie des bêtes, je suis sensible à la question résumée par Jonathan Safran Foer, à laquelle je me suis bien gardée, jusqu'à présent, d'apporter une réponse. Une sensibilité qui m'a certainement conduite, plus ou moins consciemment, à lire des romans qui abordaient ce sujet : Défaite des maîtres et possesseurs, ou Règne animal, en sont de bons exemples. Le terrain était donc propice, mûr, pour accueillir la lecture de Faut-il manger les animaux?
Parce que je suis toujours surprise de voir à quel point il est socialement ancré qu'il est inadmissible de montrer le moindre signe de violence envers les animaux domestiques ( comme l'indique ce fait divers récent), alors que nous mangeons régulièrement, notamment par le biais du fast food, des animaux dont il est de plus en plus difficile de se convaincre qu'ils ont été élevés et abattus dans des conditions décentes, pratiques que nous cautionnons par ce biais (car les éleveurs industriels agissent avant tout selon une logique financière, et répondent à ce que les consommateurs demandent, à savoir, de la viande pas chère en abondance).

La démarche de l'auteur part de la naissance de son fils, qui l'a entraîné à s'interroger sur lui-même, sur ses actes, et l'a amené vers la question qui sous-tend son livre. Son approche est donc à la fois humble et persévérante, car il va aller à la rencontre de nombreux éleveurs, afin d'étayer ses recherches et de ne pas fournir uniquement des chiffres, qui sont déjà très parlants.
Les entretiens menés, et les réflexions qu'ils génèrent, sont entrecoupés d'épisodes de sa vie que l'auteur relate, et qui apportent une perspective, aident à comprendre comment ce projet s'inscrit dans sa vie - et, par extension, dans la nôtre, car certaines questions sont de l'ordre de celles que tout un chacun s'est déjà posé, facilitant une proximité.

La base documentaire rassemblée par l'auteur est très étoffée, et l'on devine une intention sincère de disposer de données exhaustives pour une réflexion et un choix importants. Egalement, cela permet de prévenir toute objection visant à décrédibiliser la démarche de l'auteur qui s'appuierait sur une accusation d'utiliser des données parcellaires. Ainsi, l'auteur exploite des études, des témoignages, des livres, mène ses propres interviews, rendant ses recherches solides.

Ainsi, l'auteur interroge la frontière entre les animaux domestiques et les animaux que nous mangeons, et souligne le relativisme culturel qui se trouve là : il est inimaginable de manger de la vache en Inde, où l'on peut manger du chien, ou du chien en France, où l'on mange les vaches. La conclusion tirée est que la protection apportée à un animal ne découle pas d'un loi de la nature, mais des histoires que les peuples se racontent sur son compte. De même, il n'est pas pertinent d'utiliser le critère des capacités mentales, car les poissons et certains oiseaux sont en réalité dotés de capacités qui excèdent celles d'animaux de compagnie.

Rapidement, le propos de l'auteur se centre sur la pratique qui s'oppose le plus frontalement à l'éthique : l'élevage industriel. La définition qu'il en donne est la suivante : "il s'agit d'un système de production intensive et industrialisée dans lequel les animaux sont génétiquement manipulés, contraints à une mobilité réduite et nourris à l'aide d'aliments non naturels."

Dans son approche philosophique, l'auteur fait le lien entre la relation aux animaux et la honte, mais aussi l'oubli. Il évoque la honte comme "le travail de la mémoire contre l'oubli", donnant l'exemple des poissons, dont la chair ingérée est vite oubliée, mais que l'on peut se sentir coupable de manger (comme d'autres animaux).

Autre domaine d'investigation de l'auteur : le lien entre l'élevage industriel et les préoccupations environnementales. En soulignant que le secteur de l'élevage industriel participe au réchauffement planétaire pour 40% de plus que l'ensemble des transports dans le monde, et qu'il s'agit de la première cause du changement climatique, il nous fait prendre conscience de l'impact de ce qui nous semble pourtant solidement ancré dans notre culture, et nous conduit à réaliser le prix de cette pratique consistant à manger de la viande issue de l'élevage industriel.

Un argument que l'on pourrait opposer réside dans le biais culturel inhérent à la démarche de l'auteur: les données utilisées sont propres au marché américain. Néanmoins, nous sommes tous concernés par l'élevage industriel, dans la mesure où la viande que nous mangeons provient souvent d'élevages situés à l'étranger, et quand bien même elle serait d'origine locale, l'auteur démontre que les petits éleveurs eux-mêmes ont parfois des pratiques d'élevage que l'on pourrait juger d'éthiquement contestables, et qu'en complément, leur action se limite aux conditions d'élevage mais non d'abattage des animaux, qui est du ressort des abattoirs.

Les éléments les plus choquants, au-delà des chiffres, sont issus des témoignages de ceux qui ont travaillé dans des abattoirs, et qui décrivent le sadisme, la violence, la cruauté dont sont victimes les animaux tués pour la consommation. Car l'analyse repose sur les deux volets : les conditions de vie des animaux, et les conditions dans lesquelles on les tue. Bien souvent, ces deux volets, à en croire les témoignages, sont abjects, et indignes.
Néanmoins, il serait trop facile de blâmer les entreprises en cause, car l'élevage industriel a des objectifs de rendement, répond à un marché, à des consommateurs, à savoir : nous.
Il est avancé que de telles pratiques sont nécessaires pour produire les volumes de viande attendus par les consommateurs, et qu'il serait impossible, pour des petits éleveurs soucieux de la qualité de vie et de mort de leurs bêtes, de nourrir tous les consommateurs dans les mêmes proportions qu'actuellement.
A ce stade, on comprend donc comment notre responsabilité individuelle s'imbrique et participe de ce processus peu à peu dévoilé, auquel on prend part depuis toujours (pour les plus jeunes d'entre nous), et dont on pouvait prétendre tout ignorer. Jusqu'à maintenant. Car une fois que l'on sait, il n'est plus possible de feindre encore l'ignorance, et notre choix se fait en toute conscience. Si nous continuons à manger de la viande issue de l'élevage industriel, il s'agit d'un véritable choix, reposant sur une indifférence à l'égard des pratiques qui le sous-tendent.

Bien sûr, l'auteur a pu rencontrer et interviewer des petits éleveurs qui s'écartaient de ces pratiques, respectaient et même aimaient leurs animaux, et il nous décrit les conditions dans lesquelles ces bêtes-là sont élevées et tuées, qui n'ont effectivement rien à voir avec ce que l'on avait constaté dans les grands élevages industriels. Il est certainement plus acceptable de manger des animaux lorsqu'ils ont vécu dans de tels élevages, néanmoins, cela représente un coût plus important, et en outre, il n'est pas aisé de s'assurer de la provenance précise de la viande que nous mangeons, et d'être certains des conditions pratiquées dans chaque établissement. Raison pour laquelle, on le devine, l'auteur fait finalement le choix du végétarisme, opposant à ceux qui l'accusent de sentimentalisme qu'il est moins sentimental de se renseigner factuellement sur la chaîne de l'élevage et de faire un choix en toute conscience, renonçant pour cela à un plaisir facile - manger de la viande -, que de continuer à en manger en faisant tout pour ne pas savoir comment elle arrive jusqu'à notre assiette, par peur de devoir renoncer à ce plaisir égoïste.

Jonathan Safran Foer signe un livre coup de poing, qui invite le lecteur à la prise de conscience et à l'action, sans pour autant adopter un ton moralisateur ou véhément (à mon sens, les témoignages qu'il récolte le sont bien plus que sa propre parole toujours mesurée et laissant place au doute).
L'inconvénient, c'est qu'une fois lu, on ne peut plus faire semblant de ne pas savoir. A vous de voir ce que vous faites ensuite.