Curieux ce que cette phrase résonne à mes oreilles de lecteur de 2017... Cela fait écho avec tant de débats, de polémiques, de concepts plus ou moins fumeux. Ici, en France, bien sûr, et puis dans d'autres pays à travers le monde (enfin, parmi les plus riches). Et pourtant, notre livre du soir n'a rien à voir avec tout cela. Rien, et pourtant tout à voir, comme un message placé dans une bouteille et jetée à la mer, en espérant qu'il sera lu par quelqu'un, un jour, quelque part. Publié entre 1983 et 1984, "Kalpa Impérial", d'Angélica Gorodischer, romancière argentine âgée aujourd'hui de 89 ans, est un livre totalement inclassable, qui semblera peut-être hermétique à certains lecteurs, mais qui est incontestablement un ouvrage qui sort de l'ordinaire. Les éditions de la Volte ont décidé d'en commander enfin une version française, confiée à Mathias de Breyne, et nous ouvrent ainsi les portes de cet extraordinaire empire. Du moins, c'est ce que tout le monde raconte, se transmet, de bouche de conteur à oreille de spectateur, et ainsi de suite, depuis des temps immémoriaux. Troublant, dérangeant, mais fascinant, entre fable, conte philosophique et satire mordante du pouvoir politique...
Comment vous parler de "Kalpa Impérial" ? Beau challenge, en vérité ! Il ne s'agit pas d'un roman, mais d'un recueil, composé de onze textes, initialement publiés en deux tomes, puis rassemblés en un seul au début des années 1990. Onze textes qui ne se suivent pas, on est donc dans un recueil de nouvelles ou de contes ayant tout de même pour cadre un seul et même empire.
Un empire mystérieux qui semble exister depuis toujours, en tout cas, c'est ainsi que le voient la plupart des personnages que l'on rencontre. Mais, ceux qui en parlent le mieux ne sont pas des historiens, non, ce sont des conteurs, des baladins qui transmettent oralement les épisodes marquants qui ont jalonné l'existence de cet empire.
Aussi bien les périodes fastes que d'autres, bien moins glorieuses. Mais, toujours, l'empire a su surmonter les crises. A un mauvais empereur, à une dynastie déficiente, ont toujours succédé des dirigeants éclairés et juste, donnant naissance à des dynasties beaucoup plus solides et engendrant la prospérité jusqu'à leur extinctions.
Au fil des récits, on croise une incroyable série d'empereurs et d'impératrices. Certains n'ont laissé aucune trace dans l'imaginaire collectif, d'autres y sont inscrits en lettre d'or et d'autres, enfin, traînent une effroyable réputation, sans doute loin de s'atténuer. Mais, bien peu, parmi tous ces gens augustes font l'unanimité.
Lorsqu'on prononce leur nom, les réactions sont le plus souvent très différentes d'une personne à l'autre. Il y a des héros, indéboulonnables, que d'autres conspuent. Et puis, il y a ceux dont le destin, le règne, les bonheurs comme les malheurs, ont accédé à la postérité et sont devenus, depuis bien plus longtemps qu'on puisse s'en souvenir les thèmes des histoires que les conteurs propagent.
Parmi eux, il y a des héritiers, des membres de familles impériales qui ont un jour pu s'asseoir sur le trône, qu'ils soient des héritiers légitimes ou qu'il ait fallu manigancé un peu. D'autres sont arrivés de nulle part et ont gravi toutes les marches de la société impériale jusqu'à son sommet. Soit par ruse, soit par opportunisme, soit par alliance, soit parce qu'ils étaient plus éclairés que les autres.
A chacun, princesse ou prince, général ou vagabond, voleur ou aristocrate, furet ou chat, une histoire particulière qui justifie qu'on parle d'eux si longtemps après leur mort, alors que, bien souvent, il ne reste rien d'autre d'eux que ces récits, variant d'un conteur à l'autre, d'une époque à l'autre, d'un lieu à l'autre. Des récits que nous lisons, comme si nous étions au milieu d'une foule, à une veillée au coin du feu...
De même, des lieux, des palais, des villes, des régions, des routes, que sais-je encore, autant d'entités constituant des parties de cet empire, aux contours aussi flous que son histoire. On voyage sur ce territoire qui semble gigantesque, digne d'un empire, de régions autrefois puissantes et désormais en déshérence à d'autres qui ont émergé plus récemment ou sont un des poumons de longue date de l'empire.
Bref, vous l'aurez compris, il n'est pas facile du tout de parler de ce livre, qui rassemble des contes tous assez différents dans le fond, mais qui ont pour dénominateur commun cet empire dont on nous vante sans cesse la grandeur. Cet empire est-il autre chose qu'un mythe savamment entretenu ? Existe-t-il vraiment ?
Je n'évoquerai qu'un seul de ces chapitres, le dernier. Et surtout, lisez-le bien en dernier, car il ouvre de vraies perspectives sur ce qu'on a lu auparavant. Il s'appelle "La Vieille route de l'encens" et, comme la plupart des autres contes de "Kalpa Impérial", il repose sur des contes, sur des récits à la veillée, sur la voix de l'expérience, celle d'un ancien qui raconte ce qui fait la grandeur de l'Empire.
Or, dans ce conte, pour la première fois, on voit apparaître des éléments qui font directement référence à un imaginaire collectif dans lequel le lecteur peut se reconnaître. C'est fait de manière très drôle, très maligne, en ne jouant plus seulement sur le passé supposé de l'Empire. On sent le conteur de plus en plus mal à l'aise au fil de ses récits et l'on comprend pourquoi...
Enfin, le flagrant délit d'imagination (et donc de mensonge) est constitué et l'on voit ce pauvre homme, soirée après soirée, s'emberlificoter dans son histoire, jusqu'à la chute, l'ultime chute du livre, qu donne une dimension plus troublante et ironique encore à ces récits. Et pourrait laisser également penser que "Kalpa Impérial" contient une dimension dystopique non négligeable.
La phrase placée en titre de ce billet, trouvée dans la dernière histoire contée dans le livre, est à lire avec un ton dans lequel pointe une indignation certaine. Comment peut-on douter de la grandeur éternelle de l'Empire, enfin ! Puisque tout est fait dès le berceau pour vous en persuader, il est impossible de penser autrement !
Or, tout ce que l'on apprend de cet empire appartient au passé et émane de sources indirectes, de récits aux origines inconnues, d'une transmission essentiellement orale, avec toutes les déformations, même involontaires, que cela peut entraîner, par la voix de personnages dont c'est le métier de conter. On peut penser que, pour intéresser leur auditoire, il leur faut enjoliver, embellir...
Ajoutez à cela cette dernière note : "on nous l'enseigne à l'école avant même que nous n'apprenions à lire". Mais qui décide alors de ce qui sera effectivement enseigné et de ce qui sera soigneusement effacé, si ce n'est ceux qui font "la grandeur de l'empire" ? Et comment exercer son libre arbitre quand le bourrage de crâne arrive aussi tôt dans la vie qu'il n'y a pas moyen d'en user ?
Du mythe à la propagande, il n'y a finalement qu'un pas, que dis-je, un fil, sur lequel les conteurs jouent les funambules d'un point à l'autre de leur errance et ce qui est en vogue aujourd'hui ne le sera peut-être plus demain, ce qui est une exagération flagrante devient une vérité inattaquable... L'Empire, quel qu'il soit, peut alors se reposer sur une population gentiment façonnée à l'image souhaitée.
A notre époque où les fake news, les alternative facts, les romans nationaux et autres histoires (avec ou sans h majuscule) revisitées, reformatées, il est clair que, sans avoir l'air d'y toucher, "Kalpa Impérial" doit nous toucher, nous faire réfléchir. Et pourtant, c'est un roman argentin écrit il y a près de 40 ans, tombant sous le coup de la censure d'un régime totalitaire sanguinaire qui nous rappelle cela !
Angélica Gorodischer n'a pu faire paraître "Kalpa Impériale" lorsque la junte militaire du général Videla dirigeait l'Argentine, jusqu'en 1982. D'ailleurs, vous verrez que les personnages de généraux que l'on croise tout au long du livre en prennent sérieusement pour leur grade (c'est le cas de le dire), le plus bel exemple étant l'une des plus courtes nouvelles du volume : "Siège, bataille et victoire de Selimmagud".
Elle a profité de la chute du régime et du retour à la démocratie pour que ses textes soient enfin proposés au public. S'il a fallu attendre presque 35 ans avant de pouvoir lire "Kalpa Impérial" en français, les anglo-saxons connaissent cet ouvrage depuis la fin des années 1990, lorsque Ursula K. Le Guinn en personne, a traduit "la fin d'une dynastie", troisième nouvelle du recueil, puis la totalité des textes le composant en 2003.
Le succès, dans le monde hispanique comme dans la sphère anglo-saxonne, a fait de "Kalpa Impérial" un livre culte, qui s'est vu récompensé par de nombreux prix. Il faut dire que cette histoire, dont il est difficile de parler, vous l'aurez compris, puisque le fil conducteur, c'est cet empire lui-même dont on ne sait que ce qu'on en raconte, et rien d'autre, est servie par une écriture magnifique.
Il faut un peu de temps pour y entrer, comme dans une eau un peu fraîche, et puis, rapidement, on s'y sent bien. On ne sait pas trop où l'on va, ni très bien ce qu'on essaye de nous dire, mais peu importe. On se laisse porter par ce style très visuel, dense, un peu hermétique, parfois, c'est vrai, porté par des panégyriques et des généalogies, quelquefois, mais grâce à lui, on voyage dans cet empire.
C'est terrible, il y a quelque chose d'hypnotique dans cette écriture et c'est parfaitement en phase avec le propos, puisque le lecteur se laisse prendre au récit comme une mouche dans la toile de l'araignée. "Aie confiance", susurre le conteur, qui trouve ainsi un terrain favorable pour son histoire, une oreille attentive à qui glisser ses contes.
Des contes souvent sombres, souvent plein d'un humour très fin et assez noir, mais toujours empreints de préoccupations sociales et politiques, de l'apprentissage du pouvoir à son exercice, et faisant la part belle à l'art populaire, comme les chansons, les danses... Et les contes, bien sûr ! On est dans la droite ligne d'un courant littéraire majeur en Amérique latine : le réalisme merveilleux.
On pourrait songer aux contes des Mille-et-une nuits, il y a un peu de cela, même s'il n'y a pas dans "Kalpa Impérial" d'équivalent au fil conducteur qu'est la survie de Shéhérazade. En revanche, il y a ce même mélange de raffinement et de violence, voire de cruauté, de riches personnages exerçant le pouvoir et profitant de la vie, et de pauvres hères cherchant à s'en sortir comme ils peuvent, sans renoncer à leurs ambitions...
Beaucoup d'articles consacrés au livre d'Angélica Gorodischer évoquent à son sujet Italo Calvino, qu'elle remercie, d'ailleurs, au même titre que J.R.R. Tolkien et Christian Andersen, en exergue. Mes souvenirs du "Baron perché" sont lointains, on me l'a fait lire au primaire, allez comprendre pourquoi, mais je puis dire qu'on retrouve dans "Kalpa Impérial" la même dimension philosophique que chez l'écrivain Italien.
Oui, ce sont des contes qu'on retrouve dans cet ouvrage, mais des contes dans la tradition européenne du conte philosophique, car il y a toujours quelque enseignement à tirer de leur lecture. Et des contes qui, comme chez Calvino, jouent avec la réalité, en sortent parfois pour prendre une dimension fantastique et merveilleuse, dans un cadre imaginaire, celui de l'Empire, encore et toujours...
Il faut ajouter une dimension satirique très forte chez Angélica Gorodischer, une manière de critiquer avec virulence, mais tout en finesse, les dérives politiques de l'Argentine. Bien sûr, la junte, mais difficile de ne pas aussi songer aux gouvernements de Juan Peron (un des contes, me semble-t-il, fait référence directe à Evita) et à tous ceux qui se sont succédé à la tête du pays...
On n'est pas dans une charge frontale et musclée, on est dans une dénonciation sarcastique des choses, servie par un humour très présent, parfois grinçant, parfois doucement ironique, parfois grotesque. Une manière aussi d'exorciser les maux d'un pays malmené par ses dirigeants (et que dire de ceux qui ont gouverné dans les années 1990-2000 ?).
Pour Tolkien, la référence est intéressante : Hubert Prolongeau, dans Télérama, a consacré un article à "Kalpa Impérial" et il y souligne une différence fondamentale entre l'auteur du "Seigneur des anneaux" et Angélica Gorodischer. L'Anglais est un démiurge qui a crée son monde de A à Z, en en contrôlant chaque détail dans un souci de vérité ; l'Argentine nous parle d'un Empire éthéré, sans contours précis, incertain et n'existant que par ouï-dire...
Enfin, Andersen, pour la tradition contée, je ne pense pas qu'il soit utile de développer cet aspect plus longuement. On n'est évidemment loin des traditions germaniques ou nordiques, chères à Andersen, mais la noirceur qui préside à cet empire mystérieux et ce côté parfois romantique des personnages, aux destins rarement heureux, justifient cet hommage.
J'ajouterais une dernière référence, que je ne vois nulle part, donc je vais peut-être surprendre, provoquer des réactions agacées ou quelques désaccords. Ce serait bien d'en discuter, d'ailleurs. J'ai trouvé l'univers de "Kalpa Impérial" très lynchéen. Ce côté sans cesse assez flou, déroutant, sautant parfois du coq à l'âne, revenant en arrière, absurde et pourtant envoûtant, tout ça m'a fait penser au créateur de "Twin Peaks"...
Il est certain que l'oeuvre phare d'Angelica Gorodischer n'est pas un livre ordinaire et qu'il mérite le statut qui est le sien. C'est une lecture exigeante qui en déroutera forcément certains, qui en fascinera d'autres, mais qui ne devrait laisser personne indifférent, tant cette langue est belle, riche, et cet imaginaire profond et original.
Une nouvelle occasion de rappeler l'incroyable diversité et la remarquable qualité de cette littérature argentine, de la littérature blanche aux littératures de l'imaginaire, en passant par le polar. Et s'il a fallu attendre 35 ans avant de voir traduit un livre connu et reconnu de longue date dans le monde, combien d'autres perles rares n'avons-nous pas su déceler dans ce pays ?
Mais, et c'est le moment de faire la promo de l'imaginaire, en optant pour un univers de fantasy, finalement assez neutre, les histoires de "Kalpa Impérial" peuvent s'appliquer un peu partout, dans n'importe quel pays où l'on se monte vite du col, où la fierté nationale a vite fait de se muer en un nationalisme agressif. Où l'on se croit, depuis toujours, le plus grand et le plus bel empire du monde.