Il y a longtemps que je ne vous ai pas fait le coup du classique du mois, n'est-il pas? Pour la rentrée, j'ai choisi un roman d'Aragon, dont il est fort possible que vous n'ayez jamais entendu parler, dans le cas contraire je vous salue bien bas. Une évocation par une soirée estivale m'a donné envie de me replonger dans la prose de l'ami Louis...
Avec La mise à mort, Aragon s'aventure dans le roman expérimental, en rupture avec l'oeuvre produite jusque-là, et cela se constate à travers la grande complexité du récit.
Cette complexité ne vient pas du vocabulaire ou de l'intrigue, qui sont en soi abordables, mais davantage de la forme, de la structure du roman, et de l'effet de miroir qui le sous-tend, et constitue une thématique récurrente.
L'histoire est celle d'un narrateur, et de ses doubles, amoureux d'une femme, appréhendée à travers plusieurs noms donnant le sentiment là aussi d'une pluralité de personnages.
Eux sont Alfred, Antoine, Anthoine, Pierre, Christian. Elle est Fougère, Ingeborg, Murmure, Bettina. Elsa, en filigranes, dont le nom n'est cité que trois fois, et qui pourtant hante les pages.
Fougère est cantatrice, Alfred l'aime passionnément, au point de tuer Anthoine, qui aime aussi Fougère.
L'intrigue débute lorsque le narrateur constate qu'il a perdu son reflet dans le miroir, alors qu'il écoutait chanter Fougère. De nombreuses digressions viennent ensuite parsemer le récit, également entrecoupé de nouvelles écrites par Anthoine Célèbre, compagnon de Fougère.
Dans La mise à mort, Aragon interroge à la fois la narration, le rapport entre l'auteur et ses doubles littéraires, et semble se complaire à se jouer du lecteur, qui peine à saisir les circonvolutions de sa pensée.
Le miroir incarne parfaitement l'intrigue : il faut parvenir à la toute fin du récit pour comprendre ce qui lie Alfred à Anthoine, et que le reflet perdu resurgisse.
Mais au-delà de la complexité de compréhension évidente provenant des différentes couches de narration, Aragon présente ses réflexions sur la jalousie, l'amour, l'identité, ainsi que sur le réalisme dont se réclame ardemment Anthoine Célèbre, et donc, en trame de fond, Aragon lui-même, et il s'agit là de passages d'une grande richesse pour le lecteur.
Car si la lecture est parfois chaotique, exigeante, malaisée, il règne dans le récit une mélancolie qui imprègne chaque page, jusqu'au lecteur lui-même, comprenant qu'à travers les figures des protagonistes, il est question de lui-même, il est question d'amour. La mise à mort est avant toute chose un grand roman d'amour, sublimé par la toute dernière phrase qui laisse à entendre dans quel gouffre le narrateur a sombré par amour.
Ainsi, en dépit de son abord aride, le roman mérite que l'on se donne la peine de le lire dans son entier, pour sa dimension expérimentale bien entendu - l'expérience est unique, vous pouvez m'en croire -, mais aussi pour cette poésie qui n'est jamais loin de la prose d'Aragon ; Aragon qui, quand on le lit, donne le sentiment que lui seul sait parler d'amour.
Pour terminer, je vous renvoie vers une émission datant de 1985, intéressante pour ceux qui feront le choix de partir à la conquête de La mise à mort :
http://www.louisaragon-elsatriolet.org/IMG/mp3/Le_masque_et_la_plume_La_mise_a_mort.mp3
- Vous aimez l'aventure ;
- Les grands noms ne vous font pas peur, ni les narrations complexes, après tout, vous êtes venu à bout de cent ans de solitude ;
- Vous êtes un adepte des surnoms bien nazes.
"Est-ce que Fougère m'aime? Elle m'aime, pour sûr. C'est-à-dire qu'elle aime une image de moi, qu'elle appelle Antoine. Elle a l'habitude de moi, elle se passerait peut-être difficilement de moi, peut-être, mais s'en passerait, par exemple s'il y avait conflit entre ma présence et son travail."
"Il y a beaucoup de gens qui chantent. Il y a de très grandes voix. Mais vous n'allez pas comparer. Les gens me l'envient, Fougère, pour son élégance, le goût, ce dont elle s'entoure, cet extraordinaire talent de donner vie aux choses. Comme dit mon vieil ami américain M.J., she is a home-maker. Et puis il y a ses yeux, ses grands yeux brusquement pleins de bleu à déborder, une coupe de ciel, tout le coquillage blanc en disparaît."
"Je dis qu'il n'y a rien de plus ignoble, de plus bas que cette démagogie du cocu, qui fait le succès des comédies. Je dis qu'il n'y a rien de plus haut, de plus noble en nous que cette jalousie, dont je prie qu'on m'épargne caricature, ou je vais sangloter devant vous. [...] Fou qui tranquillement croit jamais être aimé!"
"J'ai rêvé d'un pays où dans leurs bras rompus les hommes avaient repris la vie comme une biche blessée, où l'hiver défaisait le printemps, mais eux qui n'avaient qu'un manteau le déchiraient pour envelopper la tendresse des pousses, j'ai rêvé d'un pays qui avait mis au monde un enfant infirme appelé l'avenir...
[...] J'ai rêvé d'un pays tout le long de ma vie, un pays qui ressemble à la douceur d'aimer, à l'amère douceur d'aimer.
[...] Murmure, un temps viendra que nous ne serons plus ensemble.
[...] Murmure, un temps viendra que nous ne dormirons plus ensemble."
"La femme... je ne vais pas vous parler d'elle. Tout le monde la connaît, cette douceur charmante, que l'âge loin d'éteindre a rendu plus touchante encore. Je n'oserais vous parler de ses yeux.
[...] Demi-penché, qu'écoutait-il? Richter, ou simplement la présence d'Elsa?"
"Cette femme, c'est la musique même. La musique au sens qui dépasse le mot. La musique où nous puisons la connaissance autrement inatteignable, et qui n'est aux mots réductible. La musique, par quoi sont dépassés tous les rapports habituels que nous avons avec le monde. La musique, par où vue nous est donnée sur l'invisible, accès à ce qui n'a point d'accès."
"Je ne suis pas maître du cours intérieur des choses, du tour qu'elles vont prendre. Penser, pour l'homme, c'est toujours tomber... comme tomber, je veux dire : impossible de se rattraper, il faut aller jusqu'au bout de la chute, de l'enchaînement des idées, à la conclusion, au fond de l'abîme, on ne peut pas couper court."