Quelque part, dans la campagne vénézuélienne, à la lisière d'une forêt, au début du XXe siècle (déduction faite à travers différents indices, il n'y a pas plus de date que de localisation précise), un hameau sort de terre. Quelques maisons, rien de plus, dans un coin à l'écart de tout et vivant en autarcie, grâce à ses maigres productions.
Une légende raconte que, tout près de cet endroit, trois siècles plus tôt, l'équipage du redoutable pirate Henry Morgan a fait naufrage et que son trésor est toujours enfoui quelque part dans le coin. Mais, les gens qui se sont installés là vivent de leur travail de la terre, des maigres troupeaux qu'ils élèvent. Ils n'ont pas le temps de chercher la cachette.
Parmi les habitants de ce village, les Otero. Ils occupent une modeste ferme et vivent de ce qu'ils font pousser. Ezequiel et Candelaria sont les propriétaires de cette maison et des petits champs qui les entourent et se consacrent à leurs tâches respectives : le travail de paysan pour lui, l'entretien du foyer pour elle. Rien d'extraordinaire.
Les Otero ont eu une fille, née alors qu'ils étaient déjà assez âgés et résignés à l'idée de ne pas avoir de descendance. Ils ont baptisé leur fille unique Serena et l'ont élevée dans ce cadre immuable, au rythme inchangé. Ayant grandi dans cette ambiance monotone et sans relief, Serena est devenue une adolescente solitaire et rêveuse, bien mal intégrée à la petite communauté.
Ses deux seules passions : la botanique, à laquelle elle consacre ses journées, et la TSF, qu'on vient d'installer au village et qu'elle écoute le soir. Ce qu'elle entend nourrit ses rêveries, jusqu'au jour où elle lance une annonce, comme une bouteille à la mer. Une annonce pour trouver un homme qui vienne la sortir de ce train-train angoissant à force d'être invariable.
Pendant des mois, elle envoie des messages à la station de radio, dont certains sont diffusés, mais jamais personne ne vient. Et puis, un jour, plus d'un an après le premier message de Serena, débarque au village un drôle de bonhomme. Il s'appelle Severo Bracamonte et n'a rien de l'hidalgo séduisant et solide qu'elle imaginait dans ses rêves.
Au contraire, il ne pays pas de mine, il fait gringalet. Il est même laid, se dit Serena, dépitée... Une déception qui va grandir encore quand la jeune femme va comprendre que Severo n'est pas arrivé là pour jouer les princes charmants et l'emmener loin d'ici, mais, au contraire, parce qu'il voudrait s'installer au village afin de rechercher le trésor d'Henry Morgan...
Commence alors un nouveau chapitre de l'histoire des Otero, rythmé par la quête de Severo, qui ne possède que bien peu d'indices pour retrouver le trésor. Il n'a pour lui qu'une détermination sans faille et la certitude qu'un jour, il sera riche. Et, dans son ascension, il espère bien entraîner les Otero et tout le hameau...
Si vous pensez que l'argent ne fait pas le bonheur, rassurez-vous, l'or non plus. D'Henry Morgan à Severo Bracamonte, en passant par les Otero, "Sucre noir" en apporte une preuve éclatante, à travers ce court roman aux allures de conte (oui, je sais, encore, ça doit être le temps, j'ai des envies de veillées au coin du feu...).
On ne sait pas où l'on est vraiment, en tout cas, on n'a pas de toponyme ou de précision géographiques. De même, on devine aux indices extérieurs, la TSF ou la Ford T, par exemple, qu'on est bien au XXe siècle, mais plutôt dans sa première moitié. Quelques repères, insuffisants toutefois pour ne pas entretenir savamment le flou et jouer le jeu de la légende.
C'est un des aspects récurrents de "Sucre noir", d'ailleurs, qui s'ouvre sur une scène qui ravira les amateurs de roman de flibustiers. Eh oui, on fait d'abord la connaissance du redoutable pirate Henry Morgan, de son vaillant navire et de ce fameux trésor qui sera ensuite un des leitmotiv du hameau où vivront les Otero.
Miguel Bonnefoy joue avec ces légendes autour des fortunes de mer et des trésors enfouis depuis des siècles un peu partout, si l'on en croit les récits qu'on se transmet de génération en génération, sans plus savoir s'il y a le moindre fond de vérité dans ces histoires. Chaque coin du monde ayant un bout de côte semble posséder sa propre légende, attachée à son propre trésor ayant appartenu à son propre pirate.
De quoi comprendre le peu d'enthousiasme des habitants du village à aider Severo dans ses recherches et même leur incrédulité devant son obsession. On les imagine même regardant cet étranger d'un air narquois, certains qu'il perd son temps à ces chimères... Le lecteur, lui, bien moins blasé, un brin rêveur, nourris aux romans de piraterie, se prend au jeu et pousse Severo.
Ce qui est très amusant dans "Sucre Noir", c'est la manière dont Miguel Bonnefoy joue avec le trésor d'Henry Morgan, entretenant l'espoir de son existence tout en laissant penser qu'il s'agit bien d'un mythe... Et cela devient assez frustrant, pour Severo, comme pour le lecteur : mais où veut-on en venir exactement ?
Eh bien, c'est simple : et si "Sucre noir" n'avait finalement rien à voir avec Henry Morgan, ses pirates, son trésor et ses secrets ? Et si "Sucre noir", c'était d'abord l'histoire des Otero, une famille modeste appelée, presque malgré elle, à connaître la grandeur et la décadence ? Il y a évidemment des événements qu'il vous faudra découvrir en lisant le livre pour vous faire un avis...
Ce sera l'occasion de découvrir (ou redécouvrir) l'écriture de Miguel Bonnefoy, jeune auteur franco-vénézuélien tout juste trentenaire, dont le premier roman, "le Voyage d'Octavio", a reçu plusieurs prix importants. Car son style est l'un des ingrédients les plus savoureux de cette lecture, par sa capacité à donner à voir au lecteur sans forcer sur les effets de manches.
Avec une grande simplicité, un vocabulaire sans fioriture mais clair et précis, Miguel Bonnefoy développe son histoire de façon très impressionnante. On y est, on se retrouve à l'orée de la jungle vénézuélienne, on ressent la lourdeur de l'atmosphère, l'humidité tropicale, les odeurs, la luminosité et la chaleur qui étouffe vite.
De même, on voit les personnages, ils sont là, devant nous. On ressent leurs sentiments qu'ils n'expriment pas par des paroles, le plus souvent, mais par quelques gestes, par des attitudes, des moues, toujours lourds de sens. On sent que chaque mot est pesé, qu'il est utile et qu'il apporte quelque chose pour que le lecteur s'immerge dans l'histoire.
Au fil des pages, découvrant l'histoire des Otero, celle de Severo et d'autres personnages dont je n'ai pas parlé ici, j'ai eu l'impression de regarder un film en noir et blanc, une série de photos sépias tirées d'une boîte à chaussures, d'avoir sous les yeux un des fameux murales de Diego Rivera ou des toiles de Frida Kahlo. Il y a, dans "Sucre noir", je trouve, cette même atmosphère un peu austère, à la fois sombre et très vivante.
C'est une histoire qui commence comme un roman de Stevenson et s'achève comme un roman de Fitzgerald. Il y a aussi, en arrière-plan, tout un travail sur l'histoire du Venezuela, depuis la colonisation et donc, l'ère des grandes traversées et des épopées corsaires, jusqu'à l'orée de l'époque contemporaine, que l'on voit poindre lorsque le mot pétrole est lâché, sans y toucher.
Une société jeune, encore à construire, entre identité latino-américaine forte et influences occidentales. Une société qui découvre les vertus du capitalisme, mais aussi ses dérives, la confrontation du rêve à la réalité, les notions d'ambition et de pouvoir, la folie qu'elles peuvent générer si on se laisse enivrer par elles...
J'ai parlé de conte en ouverture du billet, la quatrième de couverture du livre, elle, va plus loin avec la notion de conte philosophique. Mais, il y a une référence qui apparaît dans le cours de l'histoire, qui est celle des fables de La Fontaine, une en particulier, la Poule aux oeufs d'or, avec laquelle Miguel Bonnefoy joue et s'amuse, exactement comme avec les légendes corsaires.
Je l'ai apprise, il y a longtemps, mais j'ai préféré aller la relire avant de terminer ce billet. Et je me rends compte à quel point sa morale pourrait parfaitement s'appliquer aux personnages qui sont mis en scène dans "Sucre Noir". A sa manière, plus contemporaine, Miguel Bonnefoy nous lance un avertissement : bien souvent les rêves de grandeur précèdent des chutes plus spectaculaires encore.
"Sucre noir", c'est aussi un roman sur la solitude, sur la difficulté à communiquer, à exprimer ses sentiments, sur l'impossibilité de l'amour. Il est là, ce sentiment, il traverse le roman sans que personne ne réussisse vraiment à l'intercepter. Il n'est d'ailleurs pas au coeur des préoccupations de tous, c'est plus un objet de rêverie qu'une aspiration véritable.
"Un sacré manque d'amour qui creuse", comme le chantait Alain Souchon... Et si c'était cela, la véritable quête des personnages embarqués dans cette aventure ? Trouver enfin quelqu'un qui les aime, sans arrière-pensée, tout simplement... Dans ce décor aux allures d'eldorado, où l'or est partout dans les récits et nulle part dans les faits, la véritable richesse devrait être celle du coeur...