Le pingouin, Andreï Kourkov

Le moyen le plus sûr de dégoter de bonnes nouvelles lectures, je ne vous apprends rien, reste encore, à mon humble avis, le bouche-à-oreille. Sans ajouter que cela présente l'intérêt non négligeable de vous éclairer sur votre entourage, en partageant (ou pas) leurs goûts. Le pingouin m'ayant été chaudement recommandé, je me suis empressée de le dénicher pour le lire.

Le pingouin, Andreï Kourkov


En Ukraine, Victor est un journaliste sans emploi qui, après le départ de sa compagne, a adopté un pingouin donné par le zoo cherchant à s'en débarrasser, afin de conjurer sa solitude. Mais le pingouin, Micha, semble parfois triste et neurasthénique. Un beau jour, Victor se voit proposer un travail par un journal où il avait envoyé une de ses nouvelles : on lui demande de rédiger des nécrologies de personnalités actuellement vivantes. Il dresse une liste de noms assortis de petites croix, qu'il coche consciencieusement les unes après les autres, à mesure que ses travaux progressent, lui permettant d'améliorer sensiblement son quotidien ainsi que celui de Micha. Jusqu'à ce que certaines de ces personnalités meurent brutalement, et conduisent Victor à s'interroger sur la véritable nature de son travail.

Le roman d'Andreï Kourkov est jubilatoire!
L'auteur mêle avec brio une intrigue cocasse et bien tricotée, des personnages attachants, dont certains relativement improbables (on n'a pas tous les jours l'occasion de croiser un protagoniste qui est un pingouin), mais avec lesquels le lecteur peut néanmoins tisser une connivence (les questions que se pose Victor sur sa vie, alors qu'elle est assez particulière, ne sont pas très éloignées de celles qui occupent tout un chacun), et une écriture fluide.

En outre, le tout est original, sort des sentiers battus, ce qui renforce la curiosité du lecteur : que peut-il bien advenir à un pingouin dépressif dans le centre-ville de Kiev? Comment Victor va-t-il bien pouvoir se dépêtrer de la situation dans laquelle il s'est joyeusement mis? L'intrigue peut sembler un peu rocambolesque, mais est habilement servie par l'art du récit que l'auteur maîtrise, et qui rend l'illusion parfaite. Par ailleurs, le choix du cadre (Kiev dans les années post-soviétiques) suffit à instiller une atmosphère qui nourrit la suspicion, une sorte d'inquiétude de fond (merci les films américains qui nous ont abreuvés de méfiance à l'égard de tout ce qui est vaguement rouge, ou l'a été, ou pourrait l'être), alimentant en cela le sentiment qu'une menace rode autour de Victor et de son pingouin.

Car si l'aspect humoristique du roman est le plus visible, il est difficile de ne pas voir, en filigrane, une satire mettant en exergue le sort fait à certaines professions intellectuelles dans les pays sous influence soviétique au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (pour une approche moins second degré, je vous invite à lire Les âmes rouges de Paul Greveillac, dont la chronique est accessible ici) et la violence ambiante ainsi que les rouages à l'oeuvre dans lesquels sont pris les individus malgré eux lorsqu'ils approchent les organes du pouvoir (ici, la presse).

Le pingouin est donc à la fois un roman drôle et divertissant, et dans lequel on peut néanmoins deviner un deuxième niveau de lecture, qui fait, cette fois, froid dans le dos...


"Il pensait alors qu'il avait tout ce qu'il faut pour mener une existence normale : une femme, un enfant, un animal de compagnie. La fusion de ces quatre éléments restait artificielle, il en était conscient, mais rejetait cette idée au profit de son bien-être et de cette illusion provisoire de bonheur. [...] La simple succession de la béatitude nocturne et du retour sur terre au réveil, la simple pérennité de cette succession semblaient démontrer qu'il était à la fois heureux et lucide. Donc, tout allait bien, et la vie valait la peine d'être vécue."

"L'existence est une route, et si on prend la tangente, elle est plus longue. Et là, le processus compte plus que le résultat, puisque l'aboutissement est toujours le même : la mort."