Après "Nos richesses", de Kaouther Adimi, voici un autre roman qui parle de la littérature, de l'écriture, de l'amour porté aux livres et de l'importance de l'écrit dans nos vies. Et c'est un roman signé par un autre romancier algérien, sans doute un de ceux dont on parle le plus ces derniers temps, Kamel Daoud, finaliste du Goncourt pour son précédent roman "Meursault contre-enquête". Avec "Zabor ou les psaumes" (en grand format aux éditions Actes Sud), il signe une sorte de conte philosophique, clin d'oeil à la tradition des "Mille et une nuits", porté par un personnage de paria magnifique qui devrait un peu plus agacer ses détracteurs. A travers l'importance de l'écrit pour laisser trace, pour garder le souvenir des gens, Kamel Daoud oppose également la littérature dans sa diversité à la tradition religieuse qui ne repose que sur un seul livre saint, dont les textes sont souvent transmis oralement. A ces ordres, imposés de façon de plus en plus virulente, il prône la liberté totale qu'offre l'imagination.
Il s'appelle Ismaël, mais se fait appeler Zabor. Il vit dans la petite ville d'Aboukir, en Algérie, où il ne se passe jamais rien et qui semble vivre en vase clos. Il est le fils d'un homme riche, le boucher du village, celui à qui l'on confie tous les sacrifices au moment des fêtes religieuses. Et pourtant, Zabor ne profite guère de cette aisance qui fait des envieux.
Âgé de 28 ans, puceau et non-circoncis, il vit seul aux côté de sa tante Hadjer, dans une maison à l'écart de celle où vivent son père et ses demi-frères. Fils d'une femme répudiée, morte quand il était encore très jeune, Zabor n'a jamais été accepté par les siens, bien au contraire. Et ça ne s'est pas arrangé avec les années. Il vit donc désormais en véritable paria.
Mais il s'en fout. Car, malgré sa mise à l'écart, il n'y a pas plus heureux que Zabor. Même si tout n'est pas parfait, comme son amour imparfait pour Djemila, une jeune femme divorcée et mère de deux enfants, Zabor se sent bien plus heureux que cette famille qui le rejette. Car il possède des aptitudes qu'il est le seul à maîtriser dans sa famille et dans son entourage : il sait lire et écrire.
Mieux que cela, il s'est découvert un don incroyable qui lui vaut d'être contacté régulièrement par des familles de la région : il sait comment repousser la mort. Lorsqu'il écrit sur quelqu'un, sa vie en est rallongée. Alors, lorsqu'une personne entre en agonie, on vient le chercher et il écrit alors sans discontinuer jusqu'à ce que le moment critique passe... On lui en est toujours très reconnaissant.
Depuis qu'il a compris qu'il possédait ce don, Zabor se consacre donc à l'écriture : vivant la nuit et dormant le jour, il noircit des dizaines, des centaines de cahiers d'une petite écriture serrée. Chaque cahier est dédié à l'un de ses proches, l'une de ses connaissances. Parfois, il en consacre plusieurs à un seul être, contribuant ainsi, il y croit dur comme fer, à éloigner de lui le spectre de la mort.
Jusqu'au jour où c'est son demi-frère, Abdel, celui avec lequel il est à couteaux tirés depuis l'enfance, qui vient frapper à sa porte. Leur père est sur le point de mourir et, même si c'est une idée qui doit les révulser, ses enfants ont accepté que Zabor, le paria, le mal-aimé, vienne au chevet du patriarche pour exercer son don...
"Zabor ou les psaumes" n'est pas un roman comme les autres, sa construction narrative, qui touche à la révélation du don du personnage principal, mais aussi au récit de ses 28 années d'existence, jusqu'à ces jours sombres lorsque le père approche de la fin, pouvant dérouter. Mais, un des points névralgiques de cette histoire, c'est le dilemme qui se présente à Zabor.
Doit-il faire usage de son don et permettre à son père de survivre, ce père qui ne l'aime pas et lui montre au quotidien, ou presque, ou bien doit-il échouer, plus ou moins volontairement, histoire de se venger ? Son don lui laisse un court laps de temps pour se décider, mais il va vite devoir choisir : écrire ou ne pas écrire, telle est la question.
Le don de Zabor... Il y a quelque chose de très poétique et de merveilleux dans ce don, fruit de l'imagination d'un enfant qui a grandi. Repousser la mort... Plus que la mort physique, c'est l'effacement, l'immersion définitive dans les ténèbres éternelles, que chasse Zabor : en écrivant sur les siens, il laisse une trace de leur passage sur terre, atteste de leur existence et en témoigne pour l'avenir.
En fait, et Kamel Daoud fait référence aux "Mille et une nuits" et au personnage de Shéhérazade, il en est un cousin éloigné. Chaque nuit, comme la reine du livre doit, pour survivre et échapper à la mort, raconter des histoires, Zabor doit absolument écrire pour éloigner la mort qui plane sur les siens, ses proches, ses amis, ses concitoyens. Et peu importe ce qu'il pense d'eux et ce qu'on pense de lui.
Il est en quelque sorte en mission, pas une mission divine, non, une mission humaine. Une mission qui commence par refuser l'idée même de la mort, nier jusqu'à son existence. Pour lui, écrire n'est rien moins qu'une quête d'éternité, une quête dont il espère qu'elle profitera à tous, peut-être même malgré eux. Pas de mort, pas d'oubli...
Mais qu'écrit-il, exactement ? On ne le saura pas (sauf si l'on considère qu'on en a un exemple sous les yeux et que les passages en italique et entre crochets sont en fait des passages oraux, appelés, eux, à s'envoler). En revanche, on découvre certaines habitudes de Zabor, dont l'une est absolument géniale et témoigne de l'incroyable culture littéraire de ce garçon.
Très tôt et seul, Zabor a appris à lire. En arabe puis, par la suite, en français (autre particularité inédite du jeune homme à Aboukir). Et il a découvert un univers incroyable dont il pouvait profiter seul et jouir à volonté. Il a dévoré des milliers de bouquins, arrivés jusqu'à lui tant bien que mal, parfois en très mauvais état, et s'est forgé une solide culture littéraire.
Au point de donner des titres de livres très connus à ses cahiers, dans lesquels il réinvente des histoires en permanence. Zabor, c'est l'incarnation de l'imagination et de la liberté totale qu'elle procure. Et cela, il le doit à l'éducation qu'il a reçue, car, dès l'enfance, auprès de sa tante, il a pu exercer ce véritable talent (sans doute bien plus puissant que son don).
Voilà en quoi "Zabor ou les psaumes" est un hymne à l'imaginaire, aux voyages immobiles vers des contrées que l'on ne visitera jamais physiquement, à la rencontre de personnages qui ne passeront jamais dans notre coin, aux histoires fabuleuses qui rendent notre quotidien plus mornes encore. Bref, un hymne à l'extraordinaire, au rêve, à l'évasion...
Mais il faut ajouter certains éléments. On le sait, Kamel Daoud, dans ses livres et plus encore dans ses chroniques de presse (il a longtemps été l'un des chroniqueurs les plus lus en Algérie, si ce n'est le plus lu), s'est montré très critique envers la religion, et au premier chef, l'Islam, et les fanatiques qui s'en revendiquent, se créant nombre d'inimitiés, y compris en France.
A travers cet éloge de l'écrit, Kamel Daoud rajoute une couche. Il oppose clairement l'écriture et la littérature, avec son champ des possibles infini, à la religion, concentrée sur un, ou au plus sur quelques livres dits saints, et dont l'enseignement repose sur l'oralité. La lecture, savoir lire, c'est aussi ce qui permet d'exercer un libre arbitre, de comprendre par soi-même, de remettre en cause l'ordre que l'on voudrait imposer à tous.
Zabor, le paria, l'intouchable, l'infréquentable, celui qu'on n'appelle que lorsqu'on est au plus mal, se retrouve au-dessus de tous ceux qui l'accablent et le méprisent parce qu'il possèdent ces aptitudes, et pas eux. Ils n'en savent rien, ils s'en moquent certainement, mais Zabor, lui, sait quel trésor il possède et n'a nulle intention de le partager avec eux. Qu'ils continuent à le prendre pour un fou !
Pour marquer encore cela, Kamel Daoud, le provocateur, glisse quelques éléments forts dans son roman. Cela passe par la phrase qui sert de titre à ce billet et qui, je pense, devrait lui attirer bien des critiques et sans doute quelques menaces : "Dieu écrit, moi aussi", ces mots sont lourds de sens dans le contexte que l'on connaît...
Son personnage se prénomme en réalité Ismaël, comme le fils aîné d'Abraham, celui que la tradition considère comme le père de la nation arabe. Un prophète important de l'Islam, ce que n'est pas le personnage de Zabor, qui semble par son comportement s'ériger comme son exact contraire. Il a même tout d'un mécréant, malgré l'éducation religieuse qu'il a reçue.
Quant à Zabor, le choix de ce surnom n'est pas anodin non plus : c'est ainsi que les musulmans appellent le livre des Psaumes (ce que rappelle d'ailleurs le sous-titre du roman de Kamel Daoud), qui est l'un des trois ouvrages, avec la Torah et les Evangiles, qui ont été révélés aux hommes par Allah, avant le Coran.
Et à qui le Zabor a-t-il été révélé ? A David, Daoud, pour l'Islam. Voilà, la boucle est bouclée, et à tout ce que l'on vient d'évoquer, vient s'ajouter de subtils clins d'oeil autobiographiques. Aboukir, depuis l'indépendance de l'Algérie, a pris le nom de Mesra, et c'est la ville natale de Kamel Daoud. Pour le reste, j'y vois surtout des symboles pour souligner l'indépendance d'esprit de l'auteur. Et son propre côté paria.
En revanche, Zabor, le mal-aimé de son père et de ses demi-frères, c'est clairement le journaliste et écrivain Kamel Daoud maltraité par son propre pays natal et ses concitoyens, l'homme mis à l'écart, vilipendé, menacé, parfois rappelé quand on ne peut faire autrement, mais qui refusera toujours de se plier à l'ordre établi par ce père qu'il estime trop rude, trop rigide.
A travers ces détails, on voit transparaître l'ironie mordante de Kamel Daoud, que l'on retrouve aussi dans un certain nombre d'épisodes que relate Zabor. Et, en particulier, dans un final qui, d'un seul coup, perd tout contact avec la réalité pour quelques instants de folie au cours desquels Zabor se transforme en une espèce de personnage insaisissable, rappelant le Charlot des "Temps modernes".
"Zabor ou les psaumes" n'est pas seulement un roman qui fait l'éloge de l'écrit, c'est un livre très joliment écrit. Vivace et truculent, un style riche, flamboyant par moments, déroutant, quelquefois, où la limite entre la réalité et l'imagination s'estompe. Nul ne peut réellement dire qui est vraiment Zabor, ce qui l'anime réellement.
Et c'est aussi ce qui rend tout cela merveilleux : que l'on croie Zabor ou non, qu'il épanche sur le papier la douleur que provoque chez lui sa situation de paria, la haine injuste qui pèse sur lui, ou qu'il relate fidèlement sa vie et les événements entourant la mort de son père, cela a finalement peu d'importance.
Ce qu'il faut retenir, c'est cette passion de l'écrit, de l'écriture comme de la lecture, et ce que cela apporte, quel que soit le contexte, à celle et à celui qui sait s'en emparer. A commencer par l'ouverture d'esprit. Ainsi, pourra-t-elle, pourra-t-il construire son existence comme il l'entend, sans se laisser enfermer par des préceptes immuables et inviolables sous peine d'être sévèrement puni ou rejeté.