On parle souvent de la chaîne du livre, celle qui met en relation l'auteur et le lecteur, grâce à un certain nombre d'intermédiaires, dont l'éditeur (enfin, la plupart du temps) et le libraire (sous ses différentes formes, désormais). Notre livre du jour rend hommage à cette chaîne, ici incarnée par une seule structure, très en avance sur des modèles que l'on voit grandir actuellement. Mais, c'est aussi une ode aux livres, à l'amour qu'ils suscitent et au respect qu'ils engendrent, un chant à l'amitié, également, à la Méditerranée et à l'Algérie. Avec "Nos richesses" (en grand format aux éditions du Seuil), Kaouther Adimi dépeint une magnifique aventure humaine, avec ses hauts et ses bas, et la met en perspective avec près de 90 ans d'histoire. Et rappelle que la littérature, comme la mémoire et la connaissance de l'histoire, sont les bases fortes sur lesquelles peuvent reposer la démocratie et la liberté. Un roman fort et plein d'émotions...
A Alger, au 2 bis de la rue Hamani (anciennement connue sous le nom de rue Charras), se trouve une minuscule boutique, à peine 4 mètres sur 7. S'y trouve une annexe de la bibliothèque centrale d'Alger, tenue par un homme de haute stature, Abdallah, qui semble vivre là depuis que cette annexe a ouvert, au début des années 1990.
Le vieil homme consacre sa vie aux livres qu'il propose aux prêts à des lecteurs de plus en plus rares. Tellement rares qu'il vient d'apprendre que le local allait fermer ses portes, que la boutique allait être vendue à un acheteur privé et que, bientôt, se dresserait là une boutique de ventre de beignets... Une nouvelle reçue comme un affront par Abdallah, mais aussi par tout le quartier.
Car, si très peu de monde fréquentait la bibliothèque, tous, commerçants comme habitants, sont fiers que cet endroit soit là, accessible à tous. Alors, quand Ryad, jeune homme chargé de vider les lieux et de le remettre en état en vue de l'ouverture de la boutique de beignets, débarque à Alger, il n'est pas accueilli avec l'hospitalité coutumière.
Ryad n'est venu qu'une fois à Alger, dont il garde un mauvais souvenir. Il est venu là en traînant des pieds, dans le cadre du stage ouvrier qu'il doit accomplir pour valider son diplôme d'ingénieur. En France, où il menait ces études, il n'a pu trouver de stage, il s'est donc rabattu sur une proposition familiale qui ne l'emballe pas plus que ça.
Il faut dire que les livres, ça n'a jamais été son truc. Alors, c'est avec une motivation minimale qu'il se lance, hésitant tout de même à balancer les bouquins à la poubelle comme on lui a expressément demandé. Et puis, dehors, il y a cette impressionnante sentinelle, Abdallah, immobile sur le trottoir d'en face quel que soit le temps et couvert d'un drap blanc...
Abdallah qui observe sa vie, ou ce qu'il en restait, être démantelé par un garçon qui n'aime même pas les livres. Oh, Abdallah non plus n'a jamais été un grand lecteur, mais lui respecte ces ouvrages, infiniment. Et pas seulement les livres, mais ce lieu. Car avant lui, le 2 bis de la rue Hamani (ex-rue Charras), à Alger, a été le lieu d'une magnifique aventure humaine.
C'est là, au milieu des années 1930 qu'un jeune homme d'une vingtaine d'années a fondé une librairie. Pas seulement une librairie, non, c'était aussi une bibliothèque de prêt pour ceux qui n'avaient pas les moyens d'acquérir les livres. Et puis, bientôt, une maison d'édition... Enfin, et surtout, un lieu de vie où se rassemblaient des amis inséparables, autour de l'écriture et de leurs racines.
Le fondateur de cette incroyable maison s'appelait Edmond Charlot. Il a misé toutes ses économies, tout ce qu'il a pu glané ici et là pour acheter le local et lancer son affaire, avec deux amis qui, bientôt, laisseront la place. Il l'ignore encore, à cette période, mais c'est le coup d'envoi d'une incroyable aventure éditoriale qui a été donné.
Une aventure où l'amitié joue un rôle central, mais qui traversera aussi des zones de turbulences. Parce que les êtres humains changent, que l'ambition corrompt, que les amitiés s'oxydent et se rompent. Mais aussi parce que l'Histoire va s'en mêler : la Guerre d'Espagne, la IIe Guerre mondiale puis cette guerre d'indépendance dont on taira si longtemps le nom...
Pourtant, Edmond Charlot, toutes ces années, se battra pour les livres et pour les auteurs qui lui feront confiance. Il fera tout, peut-être trop, d'ailleurs, de la commande des textes à leur relecture, la conception des couvertures et la mise en page, l'administratif et tout le saint-frusquin... Et, jusqu'à la fermeture de la boutique, en 1990, prolongée par la bibliothèque, le livre trônera rue Hamani...
Cette boutique, son nom évoque bien des souvenirs à ceux qui ont vécu ou sont passés par Alger : "Aux vraies richesses". Un clin d'oeil au roman de Jean Giono, "les Vraies richesses", à qui Edmond a timidement demandé l'autorisation, accordée avec enthousiasme. Ce ne sera d'ailleurs pas le seul lien entre l'écrivain provençal et la librairie algéroise, comme un pont par-dessus la Méditerranée.
Un titre qui va peu à peu prendre un sens bien plus fort encore. Dans cette minuscule échoppe, on croisera bientôt Albert Camus, dont les premiers livres seront publiés là, Max-Pol Fouchet, Jean Amrouche, Jules Roy, Henri Bosco, Antoine de Sant-Exupéry, et tant d'autres. Car la partie édition va se développer, à travers des publications inédites, mais aussi des collections de littérature étrangère.
"Nos richesses" entremêle ces trois histoires, celle d'Abdallah, celle de Ryad et celle d'Edmond. Les deux premières, sous la forme d'une narration classique, à la troisième personne, la troisième, sous la forme du journal d'Edmond Charlot, retraçant un quart de siècle d'une vie incroyablement bien remplie et mise, quoi qu'il en coûte, au service du livre.
Il ne faudrait pas oublier un dernier fil narratif, sorte d'interludes apparaissant à intervalles régulier. Des passages très brefs, datés, qui donnent un point de vue sur l'Histoire de l'Algérie à ces moments-là. C'est comme si, soudain, les Algériens s'adressaient directement au lecteur pour souligner les difficultés, les évolutions de leur pays, rappelant la tradition des choeurs de la tragédie antique.
Car, ne nous y trompons pas, il y a bien quelque chose de tragique, dans "Nos Richesses". Le rêve d'Edmond Charlot, s'il va porter des fruits, et des beaux, je parle des livres publiés sous son nom, connaîtra un épilogue très douloureux. Et puis, il y a l'Algérie qui, sur cette période, connaît des moments très difficiles.
Lorsqu'on plonge dans le passé, on arrive à Alger en 1930. La France fête en grande pompe la colonisation de l'Algérie, tandis que les premières velléités d'indépendance germent. On assiste ensuite aux événements qui ont émaillé cette Histoire mouvementée, qu'observe Edmond Charlot, y participant, parfois, en souffrant souvent.
L'Algérie... Elle est certainement l'un des personnages centraux du livre et la fermeture annoncée de la bibliothèque de la rue Hamani n'est absolument pas anodine. Dans les chapitres se déroulant de nos jours, on voit une Algérie certes jeune et enthousiaste, mais où la vie est dure, sans horizon véritable. Et dont les libertés sont grignotées.
Or, faire disparaître les derniers vestiges d' "Aux vraies richesses", c'est une manière d'effacer un pan de la vie culturelle à Alger, de son histoire, au sens large. Et, lorsqu'on ignore ses racines, son histoire, son passé, on devient plus malléable. Ici, c'est bien l'Etat algérien qui se décharge d'une mission de service public pour laisser la place à un investisseur privé.
Bien sûr, les beignets seront sans doute infiniment plus rentables que les livres. Mais, la bibliothèque a un côté sanctuaire : peu de choses ont changé depuis l'époque d'Edmond Charlot. Les livres datent de cette époque, la photo d'Edmond et des autres prestigieux visiteurs des lieux sont encore là... Plus qu'une bibliothèque, c'est quasiment un musée qu'on veut ferme, une sorte d'autel dédié à la gloire du livre.
En filigrane, et à travers certains parallèles saisissants entre les différentes époques, on voit bien que la culture est l'une des premières victimes des totalitarismes. En Algérie, comme ailleurs. Et Edmond Charlot, vous le verrez, en aura fait l'amère expérience déjà de son vivant. Ce qu'il a laissé, dans une Algérie en proie à d'autres démons, demeure très fragile.
En mêlant la fiction, le récit de la vie d'Edmond Charlot et l'Histoire de l'Algérie, Kaouther Adimi nous propose un roman très fort. J'ai eu l'impression d'être au 2 bis de la rue Hamani (ex-rue Charras), d'entrer dans cet endroit si exigu et pourtant empli de souvenirs incroyables et de moments fabuleux. J'ai ressenti les mânes des grands hommes passés par là et j'en ai été bouleversé.
C'est un pan important de l'histoire littéraire française qui s'est construit là, dans ce lieu anodin, bien loin des maisons germanopratines. Une expérience né de l'amitié, un des thèmes forts du livre de Kaouther Adimi, mais aussi de cette culture propre au bassin méditerranéen, sans se soucier des différences, des origines, des frontières... Ce qui ne veut pas dire sans engagement, bien au contraire.
Il y a une démarche d'une grande humanité chez Edmond Charlot, presque naïve. On pourrait même parler d'utopie, tant ce qui anime Charlot relève de l'artistique, du passionnel, et nom de l'ambition économique, de la recherche de la rentabilité à tout crin. A son époque, comme aujourd'hui cette minuscule bibliothèque qui a pris le relais, tout cela relève du même processus, et c'est magnifique.
Enfin, il serait absurde de ne pas parler de l'attachement aux racines, avec tout ce que cela comporte de délicat, lorsqu'on touche à la période coloniale. Edmond Charlot descend d'une famille arrivée dès 1830 en Algérie. Il est né là et ne s'en détachera jamais, malgré l'éloignement à la fin de sa vie. Il prendra le parti des Arabes contre le pouvoir de Paris, recherchera sans cesse l'harmonie.
Comme l'indique le titre du billet, il se voit comme un enfant de la Méditerranée, comme tous les écrivains qui ont fréquenté "Aux Vraies richesses". Et ces livres qui seront publiés par les éditions E.C. suivront ce même schéma, glorifiant cette culture méditerranéenne, sans discrimination, mais au contraire, comme un lien puissant entre les hommes.
Ce lien, on le voit incarné par Abdallah, dans la partie contemporaine de "Nos richesses". Il est le gardien du phare, le dernier rempart, une sorte de Drogo veillant sur son fort en attendant que se présente un hypothétique ennemi. Le voilà, il s'appelle Ryad, peu importe d'où il vient, qui il est, il est le bras de ceux qui voudraient abattre un monument. Un lieu d'histoire et de mémoire.
Abdallah sait que sa mission arrive à son terme, que la vie des "Vraies richesses" marquera sans doute la fin de sa vie, à plus ou moins court terme. Il est impressionnant, Abdallah, par sa stature, par ce drap blanc dont il ne se sépare jamais, par la force qui émane de lui. Mais pas une force violente, brutale. Non, une force pleine d'humanité et de bienveillance, sous la détermination sans faille.
Et Ryad, alors ? Ah, c'est sans doute l'enjeu de ce livre, roman où se mêle la biographie romanesque, la grande Histoire et l'histoire littéraire, l'amour du livre et d'un pays qui aurait tout pour être un pays de cocagne où il ferait bon vivre, mais qu'on s'acharne depuis trop longtemps à rendre invivable, l'amitié à l'épreuve du temps et une fable dont on attend la morale.
Oui, sans jeu de mots, le troisième roman de Kaouther Adimi est riche. On pourrait penser que le parcours incroyable d'Edmond Charlot aurait pu suffire à être le sujet d'un livre, mais la partie contemporaine lui apporte une sorte d'accomplissement et vient poser à l'époque contemporaine des questions qui ne cessent de revenir au premier plan de l'actualité.
Kaouther Adimi nous rappelle ainsi la menace que représente la fermeture de bibliothèques, de librairies, de maisons d'éditions, autant d'événements qui se multiplient actuellement, et que les vraies richesses ne se trouvent pas dans les places boursières ou sur les tentaculaires plateformes internet, mais bien dans un héritage commun qu'on appelle la culture et qu'on ne doit surtout pas contraindre avec des murs comme on a trop tendance à le faire...