Libres pensées...
No women's land ressemble au journal de bord de l'auteur, partie sur la route aux côtés de migrantes fuyant des conditions de vie difficilement imaginables. Le long de son périple, elle recueille des témoignages, des histoires, des anecdotes qui donnent un aperçu des raisons pour lesquelles ces femmes ont pris tous les risques, et de leur situation.
Car dans les pays d'où elles viennent, le Honduras, le Salvador, le Guatemala, ou même le Mexique, et dans les milieux dont elles sont issues, les femmes sont devenues des proies.
Au Mexique, les petites filles et les adolescentes disparaissent du jour au lendemain sur le trajet de l'école, leurs corps sont retrouvés sans vie, martyrisés, dans des terrains vagues, lorsqu'ils sont retrouvés. Ces disparitions n'émeuvent personne, ni les autorités locales, ni l'opinion internationale, et ces femmes sont abandonnées à leur sort, si bien qu'il ne leur reste parfois qu'à fuir vers le nord. Mais le chemin est semé d’embûches, les passeurs sont nombreux à trahir, à les violer, à les vendre, à les tuer. Parmi ces femmes, beaucoup, entre deux refuges, sont enlevées, laissant leurs familles dans l'ignorance complète de leur sort.
Les témoignages livrés sont terrifiants. L'auteur parvient à engager une prise de conscience sur la situation des femmes qu'elle rencontre au travers des détails qui les rendent réelles, le cahier noirci de citations de l'une, un vêtement d'une autre... Et, en fin de course, le constat qu'aucune n'est arrivée à bon port, enlevée ou tuée en route. Ces femmes ont des noms, des histoires dont l'auteur retrace les bribes qu'elle a pu récolter, tâchant de laisser une trace quelque part de ces petites existences, dont nul ne se soucie, dignes des films les plus sordides.
L'auteur fait référence aux faits survenus à Ciudad Juarez il y a des années, ces disparitions très nombreuses de femmes qui n'obtenaient pas justice, et tombaient dans l'oubli. La situation, d'après ses observations, s'est désormais répandue, et les rapts de femmes sont monnaie courante, une marchandisation des femmes s'est instaurée qui enrichit ceux qui l'orchestrent, et fait, estime-t-on, des centaines, voire des milliers de victimes.
Ces femmes pauvres et sans appui continuent néanmoins à tenter de s'enfuir, animées par l'espoir d'une vie meilleure qui serait possible pour elles, quelque part, l'espoir que leurs enfants pourraient grandir dans de meilleures conditions, être nourris à leur faim, avoir un avenir. Un espoir suffisamment universel pour ne pas y être insensible.
Ayant lu récemment Les terres dévastées (un des grands titres de la rentrée littéraire, dont je vous parlerai dans quelques jours), un lien s'est naturellement tissé, car un écho est là, réel, attestant que ce qui est relaté dépasse la fiction ou le fait divers isolé.
De nouveau, je me retrouve confrontée à la question qui, dans les pays comme la France, est celle de notre siècle, j'ai l'impression : que faire, une fois que l'on sait cela? Peut-on agir? Est-il suffisant d'en parler, de partager l'information? En espérant que, de fil en aiguille, la parole atteigne des interlocuteurs qui, eux, agiront pour de bon?
Le livre de Camilla Panhard est de ceux qui enlèvent à leurs lecteurs un petit bout d'humanité. La lecture est à la fois impérieuse et nocive. Mais si l'on nous reproche un jour d'avoir été contemporains de ces faits, et de n'avoir rien fait, savoir de quoi il en retourne est déjà un premier pas, n'est-ce pas?
Pour vous si...
- Vous aviez été choqué·e en apprenant l'histoire des disparues de Juarez ;
- Vous préférez savoir, plutôt que de vivre dans l'ignorance et l'illusion d'un monde heureux.
Morceaux choisis
"Dans cette ville frontière où le couvre-feu s'installe spontanément à 16h, les Zetas recrutent ouvertement par petites annonces : Ex-soldat ou militaire en service, si tu en as marre de ton salaire de misère et de te nourrir de soupes en sachet, rejoins-nous.
Sur la place principale, les passeurs vendent les migrants au cartel par lots."
"Chez les hommes, la misogynie résiste à la lime des expériences les plus extrêmes."
"Amador voudrait qu'en terminale ses élèves puissent dire à haute voix ce qu'ils ont subi. Qu'ils puissent réfléchir, débattre, revendiquer. En écoutant certains témoignages, c'est bien ce que j'ai ressenti : un recul, une force et un élan pour affronter le no woman's land de chaque jour.
_Je veux leur laisser des outils pour qu'ils puissent se sortir de cet environnement empoisonné, surtout les filles. Ah, elles sont pauvres, d'origine indienne, on peut les violer, les faire disparaître, tout le monde s'en fout! On les appelle les crevardes, les ramasseuses d'os. J'ai trois ans pour leur redonner confiance."
"Aujourd'hui, le modus operandi de la ville frontière se répète un peu partout. On ne parle plus de désaxés mais de couloir de la traite, on ne cherche plus à connaître les visages des victimes ni celui des bourreaux. Même Norma Andrade me surprend. Il y a une décennie, elle disait se battre pour sa fille mais aussi pour que les femmes puissent marcher librement dans la rue. Pendant la conférence, elle avertit juste les adolescentes de ne pas se laisser distraire par leur smartphone en marchant."
Note finale3/5(cool)