Rassurez-vous (ou pas), ces trois mots ne sont pas des qualificatifs pour parler de notre roman du jour et le billet sera (un peu) plus long que ça. Cette devise, ce slogan, je ne sais pas vraiment quel mot est le plus adéquat, s'adresse à l'un des personnages centraux de notre roman du jour, dont l'absence est le moteur de l'angoisse que l'on ressent. On va parler cinéma, dans ce billet, mais pas seulement, avec un livre que les éditions Folio ont choisi de rééditer non pas chez Folio Policier, mais dans la collection blanche, ce qui, lorsqu'on entame "Intérieur nuit", de Marisha Pessl (traduction de Clément Baude), pose sérieusement question. On a en effet tous les éléments d'un grand roman noir dont on s'attend à ce qu'il bascule à tout moment vers le thriller, mais le genre très sombre, le fantastique et même l'horreur. Un roman-fleuve de près de 850 pages qui se dévore autour d'un mythe comme seul le Septième art sait en créer. Un livre sur la puissance de l'imagination, sa force de suggestion...
Ashley Cordova, ravissante et talentueuse jeune femme âgée de seulement 24 ans, s'est suicidée en se jetant du toit d'un squat new-yorkais. Sitôt la nouvelle connue, la presse s'est emballée, comme elle sait si bien le faire. Car Ashley n'est pas une inconnue : elle est la fille du plus génial, du plus controversé et du plus mystérieux cinéaste de son époque, Stan Cordova.
En une quinzaine de films, certains diffusés uniquement clandestinement et projeté dans des souterrains, car bien souvent interdit, Stan Cordova est devenu un véritable mythe. Pourquoi ? Parce que sa manière de filmer l'horreur s'est tellement affinée au fur et à mesure de sa filmographie qu'elle a fini par être jugée insupportable.
Mais, comme tout ce qui est interdit, l'oeuvre de Cordova a suscité un mouvement de grande ampleur, des fans absolus ont littéralement fondé un culte à cet homme et à son travail, organisant des projections clandestines et ritualisées, créant des sites internet hébergés dans le Darknet dont l'accès est impossible pour qui ne prouve pas son fanatisme, dressant à sa gloire un autel...
Au point que l'on en est venu à placer ces fans au même niveau que les sectes sataniques. Il faut dire que tant de rumeurs courent sur les films et sur Cordova lui-même que tout finit par se teinter d'une étrange lueur, inquiétante et morbide, qui ne fait que renforcer, dans le même temps, la ferveur des amateurs de cette oeuvre.
Quant à Cordova, lorsque sa fille meurt, cela fait des années, des décennies, même, qu'il n'est plus apparu. Sa dernière interview remonte à 1977 et on croit seulement savoir qu'il vit en reclus dans une immense propriété des Adirondacks, à l'écart de tout. Un Salinger cinématographique sentant le soufre et travaillant (peut-être) sur un nouveau chef d'oeuvre...
Si Cordova n'a pas réagi, comme à son habitude, à l'annonce de la mort de sa fille, un autre homme a appris la nouvelle avec intérêt : Scott McGrath. Journaliste d'investigation connu et reconnu, auteur de reportages et de livres qui ont marqué le public, il a, 5 ans plus tôt, voulu s'attaquer au mythe Cordova. Mal lui en a pris, incapable d'étayer ses accusations, il a vu sa carrière et sa vie s'effondrer.
Depuis, il peine à remonter la pente, mais reste persuadé que tout ce qui entoure Cordova est contaminé et que le Maître est ce qui se rapproche sans doute le plus du mal incarné. Il n'a pas renoncé à élucider les mystères qui entourent le réalisateur et lorsque sa fille est retrouvée morte, il décide de relancer son enquête, quoi qu'il lui en coûte...
Il faut dire qu'en plus de cet esprit de revanche qui l'anime, McGrath a une raison plus personnelle de comprendre pourquoi Ashley Cordova a décidé d'en finir avec l'existence : il est certain de l'avoir vue, peu de temps avant sa mort, alors qu'il faisait son jogging pendant la nuit à Central Park. Une apparition spectrale qui l'a impressionné, et qui, maintenant, vient renforcer ses questionnements...
Dès le début de ses investigations, McGrath se retrouve bien malgré lui flanqué de deux assistants un tantinet encombrants mais qu'il n'a pas le coeur de rembarrer : Nora, une jeune femme de 19 ans qui rêve d'être actrice et ne vit pour le moment que de petits boulots, et Hopper, un jeune homme énigmatique et lunatique que le journaliste soupçonne de dealer.
Nora est l'une des dernières personnes à avoir vue Ashley en vie. Elle va même apporter à McGrath un indice qui va le motiver encore un peu plus à percer le mystère qui entoure la morte et son célébrissime paternel. Quant à Hopper, McGrath l'a rencontré sur les lieux du drame ; il ne sait pas encore vraiment de quelle façon, mais le jeune homme a été liée à Ashley...
L'improbable trio essaye alors de reconstituer les derniers moments d'Ashley avant qu'elle ne se jette dans le vide. Et, au fur et à mesure de leurs recherches, une désagréable impression ne cesse de croître, un sentiment d'angoisse montent. Et, avec elle, apparaissent des éléments qui laissent penser qu'il pourrait y avoir du surnaturel derrière tout ça...
Et si, derrière le mythe qui s'est constitué autour de Stan Cordova, il y avait un fond de réalité ? Et si le réalisateur avait bel et bien passé un pacte faustien ? Et si, en plus du secret soigneusement entretenu par tout l'entourage du réalisateur, y compris ceux qui ont travaillé avec lui, était à l'oeuvre une forme de sorcellerie... De magie noire ?
"Intérieur nuit" est un grand livre, à l'ambiance aussi pesante qu'envoûtante. Portée par les Cordova père et fille et les mystères qui les entourent, l'intrigue est d'une grande efficacité : et si le génie et la folie ne faisait qu'un ? Et si le plus talentueux des réalisateurs ne rendait pas l'horreur seulement réaliste, mais avait abattu le mur qui sépare la fiction de la réalité ?
Evidemment, lorsqu'on évoque Stan Cordova, on pense à un autre "Stan", Stanley Kubrick, dont le mythe s'est forgé de son vivant à partir de sa discrétion et de films qui ont marqué les esprits. Mais Kubrick n'est rien à côté de la légende noire qu'est Stan Cordova, à côté des rumeurs extraordinaires qui entourent sa personne et de la manière dont ses fans le célèbrent.
Il y a, dans "Intérieur nuit", un jeu sur la paranoïa qui est tout à fait remarquable, puisqu'il concerne les différentes parties impliquées dans l'histoire. Du côté du clan Cordova, avec ce luxe de précautions pour que rien ne filtre sur leur vie, du côté des fans et de leurs sites internet ultra-protégés et de leurs invitations aux projections à côté desquels les rendez-vous pour les rave-parties ne sont que de vulgaires jeux de piste.
Enfin, du côté de McGrath, évidemment. Depuis 5 ans, le journaliste rumine : il est certain qu'on l'a piégé parce qu'il s'était approché trop près d'une vérité qui dérange, qui pourrait faire chuter l'idole de son piédestal. Aussi, se méfie-t-il de tout et de tous, soupçonnant que le suicide d'Ashley n'est qu'un indice de plus du côté maléfique et dangereux de Cordova.
Pourtant, au fil de l'enquête, alors que des signes de plus en plus inquiétants se manifestent, que l'impression surnaturelle se renforce et qu'on se dit qu'il se bat contre une force bien trop puissante, il conserve contre vents et marées son côté rationnel, pragmatique. Il est un journaliste d'investigation cherchant à redorer son blason, il lui faut du tangible, des preuves, des faits étayés...
Marina Pessl joue avec habileté avec différents aspects pour embrouiller son personnage, mais aussi le lecteur. Et l'un d'entre eux est la suggestion : puisqu'on enquête autour d'un personnage mythique en qui certains voient un génie du cinéma, et d'autres, un monstre sanguinaire, à chaque nouvel élément, l'imagination se met en marche.
Au coeur de tout cela, ce qu'on appelle le quatrième mur, au théâtre, ce mur imaginaire censé se dresser entre la scène et le spectateur, symbolisant la frontière entre la vie réelle et l'oeuvre qui est interprétée. Ici, on s'interroge longuement sur l'état de ce quatrième mur : existe-t-il encore ? A-t-il été partiellement ou totalement abattu ?
La fiction a-t-elle fait irruption dans le réel ou bien le réel cherche-t-il à s'infiltrer dans la fiction, celle qui a été savamment façonné pour faire de Cordova une légende suscitant des émotions extrêmement violentes ? Je me suis rapidement posé des questions à ce sujet, j'ai échafaudé quelques hypothèses à ce sujet qui me paraissaient séduisantes.
Entre l'ambiance façon "Rosemary's baby" et une enquête qui pourrait faire penser à "The Game" (le film de David Fincher, avec Michael Douglas et Sean Penn), le lecteur ne sait plus trop sur quel pied danser, tandis que McGarth s'acharne, jusqu'à prendre des libertés de plus en plus importantes avec sa déontologie journalistique.
Petit à petit, il n'est plus un reporter en quête de faits et de vérité, mais un homme qui se lance dans un combat singulier contre un ennemi qu'il faut abattre, coûte que coûte. Et plus il enquête, plus son regard sur Cordova et son entourage s'assombrit... Plus il est déterminé à en finir avec cette légende qui aura fait bien trop de mal.
Dans la famille Cordova, il y a le père, sorte de statue du Commandeur, omniprésent malgré son absence de longue date, au point que personne ne sait plus s'il est même encore vivant. Et puis, il y a la fille, Ashley, dont le destin tragique et les indices qu'elle semble avoir semé derrière elle. A son tour, son personnage se teinte d'un mystère qui dépasse toute rationalité...
"Intérieur nuit" est un magnifique hommage au cinéma d'angoisse, pas les slashers ou le gore, qui joue sur des effets factuels évidents, mais sur des ressorts psychologiques bien plus délicats. Une mécanique fort bien huilée, où chaque nouvel élément vient troubler un peu plus les choses. Et, cerise sur le gâteau, on ressort de cette lecture avec tout de même un léger doute en tête : et si... ?
Au fil de ces 850 pages, qu'on ne peut s'empêcher de tourner, sans même s'en rendre compte, on croise différents hommages à des maîtres du genre. J'ai évoqué Fincher, plus haut, par exemple (et d'ailleurs, je serais curieux de voir ce qu'il ferait d'un scénario tiré du livre de Marisha Pessl), mais aussi Bryan Singer, Hitchcock et tant d'autres.
Sans oublier cette scène d'ouverture dans Central Park, qui rappelle indéniablement "Marathon Man". On a l'impression de suivre une nouvelle fois Dustin Hoffmann dans son jogging, on passe même devant la South Gate House, où se déroule le dénouement du film, la chute des diamants, tout ça... Mais pas de Laurence Olivier à l'horizon, juste une mystérieuse jeune femme à l'allure spectrale...
Dustn Hoffmann est d'ailleurs très présent dans "Intérieur nuit", puisqu'on le retrouve dans un autre de ses fameux rôles, celui du journaliste Carl Bernstein, qui révéla le scandale du Watergate et que l'acteur immortalise dans "les Hommes du Président". McGrath s'amuse à surnommer ainsi Nora, qui lui rend en retour du Woodward (Robert Redford dans le film, il y a pire, comme vanne)...
Bref, Marisha Pessl s'amuse à semer des cailloux blancs, à lancer des clins d'oeil, à alimenter l'angoisse et l'imagination du lecteur et à construire la légende noire de Stan Cordova, le plus effrayant de tous les réalisateurs. Elle esquisse au passage quelques éléments de scénarios, il y aurait sûrement matière à concevoir tout ce qu'il pourrait y avoir autour et donner vie à l'oeuvre de Cordova...
Une référence m'est venue à l'esprit alors que je lisais "Intérieur nuit". Pas un film, mais bien un autre roman sur le cinéma et sur la peur. Un autre roman-fleuve que je tenais jusque-là comme un bouquin largement au-dessus de la moyenne et que le roman de Marisha Pessl vient de rejoindre : "la Conspiration des ténèbres", de Theodore Roszak.
Malgré la différence d'époque, il y a de nombreux liens entre le Max Castle de Roszak et le Stan Cordova de Pessl. De même, si les deux livres sont très éloignés l'un de l'autre dans leur facture, on pourra noter un certain nombre de passerelles, voir de point communs. En tout cas, pour qui a aimé l'un de ces deux livres, il faut lire l'autre.
Un dernier point, car l'image tient une place importante dans "Intérieur nuit". Lorsqu'on a en main le livre, ici, la version poche sortie chez Folio cet été, on remarque que la tranche n'est pas uniformément blanche. Il y a des pages noires, dirait-on. Des pages qui vont apparaître tout au long de l'histoire et qui sont en fait un complément à l'intrigue.
Ce sont des documents particuliers, des archives, des tirages imprimés issus d'internet ou des photocopies d'articles... Il y en a dès les premières pages (une fois le prologue dans Central Park passé) et jusqu'aux dernières. C'est même dans ces pages que vient s'inscrire la fameuse légende de Stan Cordova. Et c'est un procédé tout à fait intéressant, et remarquablement utilisé.
Avant de finir, il y a un point que je ne peux pas développer trop, puisqu'il concerne le dénouement d' "Intérieur nuit". Je suppose que c'est le genre de fin qui peut diviser les lecteurs. Pas en termes de qualité, après tout, cette fin n'est pas incohérente, au contraire, même. Mais, et je suis un peu sur cette longueur d'ondes, il y a quelque chose de frustrant dans cette fin.
Et l'on en revient à l'une des remarques initiales : tiens, pourquoi Folio, comme Gallimard lors de la sortie du livre en grand format, d'ailleurs, a choisi de publier "Intérieur nuit" dans des collections de littérature blanche et non de littérature noire ? Après tout, peu importe le jargon, les classements, cela pèse bien peu devant ce livre prenant, vrai page-turner dont on aimerait découvrir le contrechamp.
Ashley Cordova, ravissante et talentueuse jeune femme âgée de seulement 24 ans, s'est suicidée en se jetant du toit d'un squat new-yorkais. Sitôt la nouvelle connue, la presse s'est emballée, comme elle sait si bien le faire. Car Ashley n'est pas une inconnue : elle est la fille du plus génial, du plus controversé et du plus mystérieux cinéaste de son époque, Stan Cordova.
En une quinzaine de films, certains diffusés uniquement clandestinement et projeté dans des souterrains, car bien souvent interdit, Stan Cordova est devenu un véritable mythe. Pourquoi ? Parce que sa manière de filmer l'horreur s'est tellement affinée au fur et à mesure de sa filmographie qu'elle a fini par être jugée insupportable.
Mais, comme tout ce qui est interdit, l'oeuvre de Cordova a suscité un mouvement de grande ampleur, des fans absolus ont littéralement fondé un culte à cet homme et à son travail, organisant des projections clandestines et ritualisées, créant des sites internet hébergés dans le Darknet dont l'accès est impossible pour qui ne prouve pas son fanatisme, dressant à sa gloire un autel...
Au point que l'on en est venu à placer ces fans au même niveau que les sectes sataniques. Il faut dire que tant de rumeurs courent sur les films et sur Cordova lui-même que tout finit par se teinter d'une étrange lueur, inquiétante et morbide, qui ne fait que renforcer, dans le même temps, la ferveur des amateurs de cette oeuvre.
Quant à Cordova, lorsque sa fille meurt, cela fait des années, des décennies, même, qu'il n'est plus apparu. Sa dernière interview remonte à 1977 et on croit seulement savoir qu'il vit en reclus dans une immense propriété des Adirondacks, à l'écart de tout. Un Salinger cinématographique sentant le soufre et travaillant (peut-être) sur un nouveau chef d'oeuvre...
Si Cordova n'a pas réagi, comme à son habitude, à l'annonce de la mort de sa fille, un autre homme a appris la nouvelle avec intérêt : Scott McGrath. Journaliste d'investigation connu et reconnu, auteur de reportages et de livres qui ont marqué le public, il a, 5 ans plus tôt, voulu s'attaquer au mythe Cordova. Mal lui en a pris, incapable d'étayer ses accusations, il a vu sa carrière et sa vie s'effondrer.
Depuis, il peine à remonter la pente, mais reste persuadé que tout ce qui entoure Cordova est contaminé et que le Maître est ce qui se rapproche sans doute le plus du mal incarné. Il n'a pas renoncé à élucider les mystères qui entourent le réalisateur et lorsque sa fille est retrouvée morte, il décide de relancer son enquête, quoi qu'il lui en coûte...
Il faut dire qu'en plus de cet esprit de revanche qui l'anime, McGrath a une raison plus personnelle de comprendre pourquoi Ashley Cordova a décidé d'en finir avec l'existence : il est certain de l'avoir vue, peu de temps avant sa mort, alors qu'il faisait son jogging pendant la nuit à Central Park. Une apparition spectrale qui l'a impressionné, et qui, maintenant, vient renforcer ses questionnements...
Dès le début de ses investigations, McGrath se retrouve bien malgré lui flanqué de deux assistants un tantinet encombrants mais qu'il n'a pas le coeur de rembarrer : Nora, une jeune femme de 19 ans qui rêve d'être actrice et ne vit pour le moment que de petits boulots, et Hopper, un jeune homme énigmatique et lunatique que le journaliste soupçonne de dealer.
Nora est l'une des dernières personnes à avoir vue Ashley en vie. Elle va même apporter à McGrath un indice qui va le motiver encore un peu plus à percer le mystère qui entoure la morte et son célébrissime paternel. Quant à Hopper, McGrath l'a rencontré sur les lieux du drame ; il ne sait pas encore vraiment de quelle façon, mais le jeune homme a été liée à Ashley...
L'improbable trio essaye alors de reconstituer les derniers moments d'Ashley avant qu'elle ne se jette dans le vide. Et, au fur et à mesure de leurs recherches, une désagréable impression ne cesse de croître, un sentiment d'angoisse montent. Et, avec elle, apparaissent des éléments qui laissent penser qu'il pourrait y avoir du surnaturel derrière tout ça...
Et si, derrière le mythe qui s'est constitué autour de Stan Cordova, il y avait un fond de réalité ? Et si le réalisateur avait bel et bien passé un pacte faustien ? Et si, en plus du secret soigneusement entretenu par tout l'entourage du réalisateur, y compris ceux qui ont travaillé avec lui, était à l'oeuvre une forme de sorcellerie... De magie noire ?
"Intérieur nuit" est un grand livre, à l'ambiance aussi pesante qu'envoûtante. Portée par les Cordova père et fille et les mystères qui les entourent, l'intrigue est d'une grande efficacité : et si le génie et la folie ne faisait qu'un ? Et si le plus talentueux des réalisateurs ne rendait pas l'horreur seulement réaliste, mais avait abattu le mur qui sépare la fiction de la réalité ?
Evidemment, lorsqu'on évoque Stan Cordova, on pense à un autre "Stan", Stanley Kubrick, dont le mythe s'est forgé de son vivant à partir de sa discrétion et de films qui ont marqué les esprits. Mais Kubrick n'est rien à côté de la légende noire qu'est Stan Cordova, à côté des rumeurs extraordinaires qui entourent sa personne et de la manière dont ses fans le célèbrent.
Il y a, dans "Intérieur nuit", un jeu sur la paranoïa qui est tout à fait remarquable, puisqu'il concerne les différentes parties impliquées dans l'histoire. Du côté du clan Cordova, avec ce luxe de précautions pour que rien ne filtre sur leur vie, du côté des fans et de leurs sites internet ultra-protégés et de leurs invitations aux projections à côté desquels les rendez-vous pour les rave-parties ne sont que de vulgaires jeux de piste.
Enfin, du côté de McGrath, évidemment. Depuis 5 ans, le journaliste rumine : il est certain qu'on l'a piégé parce qu'il s'était approché trop près d'une vérité qui dérange, qui pourrait faire chuter l'idole de son piédestal. Aussi, se méfie-t-il de tout et de tous, soupçonnant que le suicide d'Ashley n'est qu'un indice de plus du côté maléfique et dangereux de Cordova.
Pourtant, au fil de l'enquête, alors que des signes de plus en plus inquiétants se manifestent, que l'impression surnaturelle se renforce et qu'on se dit qu'il se bat contre une force bien trop puissante, il conserve contre vents et marées son côté rationnel, pragmatique. Il est un journaliste d'investigation cherchant à redorer son blason, il lui faut du tangible, des preuves, des faits étayés...
Marina Pessl joue avec habileté avec différents aspects pour embrouiller son personnage, mais aussi le lecteur. Et l'un d'entre eux est la suggestion : puisqu'on enquête autour d'un personnage mythique en qui certains voient un génie du cinéma, et d'autres, un monstre sanguinaire, à chaque nouvel élément, l'imagination se met en marche.
Au coeur de tout cela, ce qu'on appelle le quatrième mur, au théâtre, ce mur imaginaire censé se dresser entre la scène et le spectateur, symbolisant la frontière entre la vie réelle et l'oeuvre qui est interprétée. Ici, on s'interroge longuement sur l'état de ce quatrième mur : existe-t-il encore ? A-t-il été partiellement ou totalement abattu ?
La fiction a-t-elle fait irruption dans le réel ou bien le réel cherche-t-il à s'infiltrer dans la fiction, celle qui a été savamment façonné pour faire de Cordova une légende suscitant des émotions extrêmement violentes ? Je me suis rapidement posé des questions à ce sujet, j'ai échafaudé quelques hypothèses à ce sujet qui me paraissaient séduisantes.
Entre l'ambiance façon "Rosemary's baby" et une enquête qui pourrait faire penser à "The Game" (le film de David Fincher, avec Michael Douglas et Sean Penn), le lecteur ne sait plus trop sur quel pied danser, tandis que McGarth s'acharne, jusqu'à prendre des libertés de plus en plus importantes avec sa déontologie journalistique.
Petit à petit, il n'est plus un reporter en quête de faits et de vérité, mais un homme qui se lance dans un combat singulier contre un ennemi qu'il faut abattre, coûte que coûte. Et plus il enquête, plus son regard sur Cordova et son entourage s'assombrit... Plus il est déterminé à en finir avec cette légende qui aura fait bien trop de mal.
Dans la famille Cordova, il y a le père, sorte de statue du Commandeur, omniprésent malgré son absence de longue date, au point que personne ne sait plus s'il est même encore vivant. Et puis, il y a la fille, Ashley, dont le destin tragique et les indices qu'elle semble avoir semé derrière elle. A son tour, son personnage se teinte d'un mystère qui dépasse toute rationalité...
"Intérieur nuit" est un magnifique hommage au cinéma d'angoisse, pas les slashers ou le gore, qui joue sur des effets factuels évidents, mais sur des ressorts psychologiques bien plus délicats. Une mécanique fort bien huilée, où chaque nouvel élément vient troubler un peu plus les choses. Et, cerise sur le gâteau, on ressort de cette lecture avec tout de même un léger doute en tête : et si... ?
Au fil de ces 850 pages, qu'on ne peut s'empêcher de tourner, sans même s'en rendre compte, on croise différents hommages à des maîtres du genre. J'ai évoqué Fincher, plus haut, par exemple (et d'ailleurs, je serais curieux de voir ce qu'il ferait d'un scénario tiré du livre de Marisha Pessl), mais aussi Bryan Singer, Hitchcock et tant d'autres.
Sans oublier cette scène d'ouverture dans Central Park, qui rappelle indéniablement "Marathon Man". On a l'impression de suivre une nouvelle fois Dustin Hoffmann dans son jogging, on passe même devant la South Gate House, où se déroule le dénouement du film, la chute des diamants, tout ça... Mais pas de Laurence Olivier à l'horizon, juste une mystérieuse jeune femme à l'allure spectrale...
Dustn Hoffmann est d'ailleurs très présent dans "Intérieur nuit", puisqu'on le retrouve dans un autre de ses fameux rôles, celui du journaliste Carl Bernstein, qui révéla le scandale du Watergate et que l'acteur immortalise dans "les Hommes du Président". McGrath s'amuse à surnommer ainsi Nora, qui lui rend en retour du Woodward (Robert Redford dans le film, il y a pire, comme vanne)...
Bref, Marisha Pessl s'amuse à semer des cailloux blancs, à lancer des clins d'oeil, à alimenter l'angoisse et l'imagination du lecteur et à construire la légende noire de Stan Cordova, le plus effrayant de tous les réalisateurs. Elle esquisse au passage quelques éléments de scénarios, il y aurait sûrement matière à concevoir tout ce qu'il pourrait y avoir autour et donner vie à l'oeuvre de Cordova...
Une référence m'est venue à l'esprit alors que je lisais "Intérieur nuit". Pas un film, mais bien un autre roman sur le cinéma et sur la peur. Un autre roman-fleuve que je tenais jusque-là comme un bouquin largement au-dessus de la moyenne et que le roman de Marisha Pessl vient de rejoindre : "la Conspiration des ténèbres", de Theodore Roszak.
Malgré la différence d'époque, il y a de nombreux liens entre le Max Castle de Roszak et le Stan Cordova de Pessl. De même, si les deux livres sont très éloignés l'un de l'autre dans leur facture, on pourra noter un certain nombre de passerelles, voir de point communs. En tout cas, pour qui a aimé l'un de ces deux livres, il faut lire l'autre.
Un dernier point, car l'image tient une place importante dans "Intérieur nuit". Lorsqu'on a en main le livre, ici, la version poche sortie chez Folio cet été, on remarque que la tranche n'est pas uniformément blanche. Il y a des pages noires, dirait-on. Des pages qui vont apparaître tout au long de l'histoire et qui sont en fait un complément à l'intrigue.
Ce sont des documents particuliers, des archives, des tirages imprimés issus d'internet ou des photocopies d'articles... Il y en a dès les premières pages (une fois le prologue dans Central Park passé) et jusqu'aux dernières. C'est même dans ces pages que vient s'inscrire la fameuse légende de Stan Cordova. Et c'est un procédé tout à fait intéressant, et remarquablement utilisé.
Avant de finir, il y a un point que je ne peux pas développer trop, puisqu'il concerne le dénouement d' "Intérieur nuit". Je suppose que c'est le genre de fin qui peut diviser les lecteurs. Pas en termes de qualité, après tout, cette fin n'est pas incohérente, au contraire, même. Mais, et je suis un peu sur cette longueur d'ondes, il y a quelque chose de frustrant dans cette fin.
Et l'on en revient à l'une des remarques initiales : tiens, pourquoi Folio, comme Gallimard lors de la sortie du livre en grand format, d'ailleurs, a choisi de publier "Intérieur nuit" dans des collections de littérature blanche et non de littérature noire ? Après tout, peu importe le jargon, les classements, cela pèse bien peu devant ce livre prenant, vrai page-turner dont on aimerait découvrir le contrechamp.