La douleur du géant, Diekoye Oyeyinka

Par Sara

Je poursuis mes incursions dans la littérature africaine avec le deuxième roman d'un jeune écrivain nigérian prometteur, Diekoye Oyeyinka. L'auteur a fait des études plutôt élitistes, a vécu sur plusieurs continents, et a travaillé à l'ONU avant de revenir dans son pays natal et de s'y établir pour écrire. Un parcours intéressant, qui m'a rendu naturellement curieuse : que pouvait dire de son pays (car c'est ce que met en avant le synopsis du livre) un jeune homme ayant surtout vécu à l'étranger et dont on pourrait suspecter qu'il soit relativement éloigné de la réalité quotidienne vécue par les Nigérians au cours des dernières décennies? C'est cette question en tête que j'ai abordé la lecture...


Opkopio, dit Seun, a quitté le Nigéria pour faire ses études en Angleterre puis aux Etats-Unis. Des années plus tard, il retourne dans son pays natal, et retranscrit la trajectoire de certains de ses proches, incarnant l'histoire récente du Nigéria. Il raconte ainsi le passé de Tonton, d'Emeka, et de Aïsha, et à travers eux, évoque la violence et l'arbitraire du pouvoir, la figure actuelle de cette société patriarcale, la place faite aux femmes, les espoirs déçus des générations successives.

Le roman n'est pas sans évoquer des œuvres de référence comme Tout s'effondre (qui est d'ailleurs mentionné) ou, parmi la littérature nigériane plus récente, L'hibiscus pourpre de Chimamanda Ngozi Adichie.

A travers le parcours de quelques personnages hauts en couleurs (en particulier Emeka, l'ami de Tonton Dopalo), l'auteur présente les revers rencontrés dans l'histoire récente du Nigéria, les arrestations et détentions arbitraires ainsi que les conditions de détention.
Je me suis parfois perdue entre les différents protagonistes, l'auteur alternant des épisodes relatifs à leur vie. Néanmoins, grâce au style riche et par moment oral, le récit est rythmé, et la progression est sensible à travers certaines zones d'ombre trouvant résolution au fil des pages.

Pour un lecteur occidental basique comme votre serviteuse, l'exotisme émane bien sûr du récit, qui aborde des mœurs nigérianes, mais ce sont surtout les relations entre les personnages et l'agitation qui règne dans le pays et se décline au fil du temps qui retiennent l'intérêt.

Ainsi, le talent de l'auteur réside principalement, à mon sens, dans cet art de raconter des situations individuelles incarnant un contexte social et politique plus général, d'un point de vue intime.
Ainsi, la complexité des relations familiales et sentimentales se superpose aux mutations sociales et économiques observées.
Par ailleurs, on devine une part d'autofiction, le personnage d'Opkopio présentant des similitudes objectives évidentes, dans son parcours, avec l'auteur. Cette approche permet d'adopter un œil à la fois extérieur et intérieur, ce qui apporte de la profondeur et de la perspective au récit.

La douleur du géant s'inscrit dans le sillon laissé par les grands romans nigérians, témoignant d'une époque précise, et s'appuyant sur les codes d'une littérature éprouvée, mêlant un style littéraire et un style oral, restituant la grande variété du langage comme reflet de la société.


"Il existe peu de personnes comparables à une tantine nigériane et Mme Folayo incarnait cette rare espèce. Ces femmes veillent sur vous comme une mère, vous écoutent comme une amie, se montrent excessivement généreuses, ne vous grondent que lorsque c'est nécessaire et soutiennent toutes vos idées, aussi extravagantes soient-elles, parce qu'elles sont fières de vous comme le serait un père, et n'ont pas l'obligation d'assumer la lourde responsabilité de vos échecs."

"Je décidai finalement de me renseigner sur la guerre du Biafra au cours de ma première année à l'université de Georgetown, lorsqu'un de mes amis lança sur le ton de la plaisanterie :
"Tu devrais finir ton assiette : pense aux petits Biafrais qui meurent de faim!"
[...] Pourquoi en parlait-on si peu? C'était comme si l'événement le plus important de toute l'histoire nigériane ne s'était jamais produit."

"J'ai souvent assimilé le destin de Tonton à celui qu'aurait connu le Nigeria si son histoire avait suivi le cours normal des choses, si on avait accordé une chance aux personnes compétentes prêts à s'engager. Peut-être la voix du pays n'aurait-elle pas été aussi forte que voulu, mais on l'aurait au moins entendue. Lorsque j'écoutai le récit d'Emeka, je compris quel chemin le pays avait finalement suivi : une série de dictatures infantilisantes n'avait cessé de freiner le Nigeria, aboutissant au statu quo."

"Au bord des flots noirs, je constatai qu'une cicatrice est le plus bel hommage qu'on puisse rendre à une blessure."