"Ma femme se sent seule, ma femme a besoin de ce que je ne peux pas lui donner, ma femme n'est jamais contente".

Il y avait sans doute des citations plus explicites pour parler de notre livre du jour, mais justement, je les trouvais trop explicites. Or, ce roman, on s'en rend compte lorsqu'on lit la quatrième de couverture, joue sur l'ambiguïté de la situation et sur un mystère entretenu ensuite une bonne partie du roman. Chaque lecteur doit se faire une idée de ce qui peut se passer, de ce qui va se passer, mais la contrainte qui sera la nôtre dans ce billet est donc d'évoquer tout cela sans vous donner les éléments fondamentaux de cette histoire. Je sens qu'on va bien s'amuser, merci, Alma Brami ! Nous avons déjà évoqué deux de ses précédents romans, "Lolo" et "J'aurais dû apporter des fleurs", voici son septième livre, "Qui ne dit mot consent", qui vient de paraître au Mercure de France. Une histoire noire, dérangeante, violente et parfaitement amorale, un très intéressant roman qui lorgne vers le thriller psychologique. Et vous, jusqu'où iriez-vous par amour ?

Emilie et Bernard ont choisi d'installer à la campagne leur jolie famille. Une maison agréable dans un village calme, un grand jardin où Laura, leur fille aînée et Pierre, leur cadet, pourront grandir sereinement et joyeusement. Un lieu idyllique, un petit coin de paradis, toujours aussi beau, des années après leur emménagement.
Désormais, les enfants volent de leurs propres ailes. Emilie et Bernard ont la grande maison pour eux deux, pour y couler des jours heureux et sereins. Pourtant, très vite, Emilie a montré des signes d'ennui. La maison est assez isolée, ils ne connaissent pas grand-monde dans le coin et, comme elle ne travaille pas et ne conduit pas, les journées sont longues.
Emilie n'est pas du genre à se plaindre, du moment qu'elle est avec Bernard, ce n'est pas grave. Mais son mari est attentionné, aux petits soins et, dès les premiers mois dans leur nouvelle maison, il a cru remarquer que sa femme, qu'il appelle tendrement "Mon coeur", s'ennuyait. Pas question de la laisser ainsi, Bernard s'est mis en quatre pour y remédier.
Et depuis toutes ces années, régulièrement, lorsqu'il sent que le bourdon revient, il essaye de trouver la solution pour que Emilie ne sombre pas. Entre présent et souvenirs du passé, Emilie nous raconte sa vie de famille, sa vie d'épouse aux côtés de l'indispensable Bernard, leur amour qui ne s'est jamais érodé malgré le temps qui passe.
Elle raconte aussi cette maison belle comme lorsqu'ils l'ont découverte la première fois. Elle l'a meublée avec goût, pris soin de ce jardin qui embellit à chaque saison. Elle nous présente sa vie, cette vie dont elle n'osait rêver dans sa jeunesse, lorsqu'elle était une enfant si réservée qu'elle passait inaperçue partout, et qui est la sienne, désormais.
Et puis surtout, elle nous explique la manière dont son cher mari se débrouille depuis qu'ils sont venus vivre là pour qu'elle ne s'ennuie pas. Mais, lorsque débute le roman, il semble qu'on soit dans une mauvaise phase. Alors, comme d'habitude, Bernard a pris les devants et cherché la solution idéale et l'a trouvée.
C'est évidemment cette solution qui est au coeur de ce roman, vous l'aurez compris, la énième d'une longue série. Des solutions qui sont aussi le point névralgique de cette histoire. Et, peu à peu, le lecteur découvre des pans de la vie de couple d'Emilie et Bernard que personne ne soupçonne. Car, il se passe des choses bien étranges dans cette maison si belle, si calme...
Alors, oui, je sais, je ne dis rien dans ce court résumé. Un tout petit peu plus que la quatrième de couverture du livre, en fait. Mais, j'ai choisi de soigneusement laisser dans l'ombre l'essentiel. Et, forcément, si tout va bien (mais vu le mal que j'ai eu à formuler tout ça, je n'en mettrais pas ma tête à couper), vous devriez vous poser plein de questions...
Mais qui sont ces deux-là, Emilie et Bernard ? Et qu'est-ce qu'ils trafiquent donc dans leur baraque isolée du reste du monde ? Eh oui, j'ai été comme vous, et mes questions se sont multipliées à la lecture des premières pages du livre. Mon imagination s'est emballée, démontrant que je lis décidément trop de thrillers...
Avec un élément qui ajoute au trouble : cette narration à la première personne du singulier, donc limitée au seul point de vue d'Emilie. Et c'est tout sauf anecdotique, vous le comprendrez rapidement. D'abord, parce qu'on manque tellement d'éléments et de repères qu'on peut s'imaginer plein de choses. Ensuite, parce que cela induit de la subjectivité, et ici, c'est ce qui fait tout le sel de cette histoire.
Il y a un an, Harold Cobert nous offrait dans "la Mésange et l'ogresse" un portrait de femme très dérangeant. Mais, son personnage, nous le connaissions d'emblée, nous en avions entendu parler, nous savions à peu près où nous situer par rapport à elle. Or, c'est justement tout cela qui manque, lorsqu'on rencontre Emilie et Bernard.
Alors, oui, il m'a effleuré l'esprit que Emilie et Bernard pouvait former un couple aussi pervers et sordide que les Fourniret. Il fallait aller plus loin pour comprendre qui sont ces deux-là exactement et comment fonctionne leur ménage. Savoir si cette intuition était la bonne ou si je me suis allègrement planté, preuve que Alma Brami a sacrément bien goupillé son affaire...
Il règne sur ce roman une ambiance très pesante, inquiétante. Là encore, mon esprit (qui va aussi bien qu'on puisse aller, enfin, je crois, je vous remercie de vous inquiéter) s'est mis en marche. J'y ai vu une métaphore du supplice de la goutte d'eau, où le condamné doit endurer jusqu'à la folie la chute d'une simple goutte d'eau sur son front à intervalle régulier.
Il y a de cela dans "Qui ne dit mot consent", même si on se demande à quel moment la folie va intervenir. Et surtout, quelle forme elle prendra. Qui est le bourreau ? Qui est la victime ? Qui sont les victimes ? Eh oui, vous en êtes au même point que moi, lorsque, fébrilement (si, si, j'insiste), je tournais les pages, cherchant à comprendre qui menait la danse.
Petit à petit, se dessine le portrait des principaux protagonistes, mais forcément déformés par la narratrice, partie prenante de cette affaire. On commence surtout à comprendre ce qui se passe dans leur maison. Et pourtant, demeure une vraie ambiguïté sur la finalité des choses. Est-ce moi qui ai eu cette impression, parce que je noircis tout, ou est-ce volontaire ?
Je crois que ça l'est, car l'ambiance est celle d'un thriller psychologique. Il y a, d'une certaine manière, un peu de "Psychose", dans "Qui ne dit mot consent". Plus le roman de Robert Bloch que le film d'Hitchcock, qui a pris quelques libertés. Entendons-nous bien, je ne compare pas les histoires, j'évoque l'ambiance, étrange, tendue, sombre, inquiétante...
Question ambiance, j'ai songé à un autre roman, "le Contrat", de Donald Westlake, connu pour ses séries de romans noirs plutôt où l'humour tient une bonne place (comme celle mettant en scène le cambrioleur malchanceux Dortmunder), mais qui était aussi capable de signer des joyaux de noirceur et de perversité.
"Le contrat" (adapté très librement, là encore, le réalisateur français Thomas Vincent sous le titre "Je suis un assassin") repose sur le même genre d'ambiguïté que le roman d'Alma Brami : qui est qui ? Et qui est le plus apte à prendre les choses en main lorsque tout va partir en vrille ? Parce que, j'en étais certain dès les premières lignes, tout cela ne peut que mal finir !
Oui, j'étais certain d'avoir en main un drame. Mais je n'imaginais pas à quel point. Là encore, il faut mettre en avant le travail de construction narrative d'Alma Brami qui joue avec son lecteur, le prend à contre-pied, sème le doute, renverse les valeurs, laisse penser que... Encore une référence, question ambiance, tiens, on pense aux Chabrol des années 1960, ceux avec Jean Yanne, qui aurait fait un parfait Bernard.
Et puisqu'on évoque les castings, je me suis amusé à réfléchir à qui pourrait incarner les principaux rôles. Naturellement, les visages de Karin Viard et François Cluzet me sont venus à l'esprit. Curieusement, je n'arrive pas à savoir si c'est ça qui m'a rappelé 'Je suis un assassin", où ils jouent déjà tous les deux, ou si, au contraire, c'est d'avoir pensé au film qui a imposé les deux acteurs...
Et puis, parce que je n'arrive pas à me défaire de cette image depuis que j'ai fini le livre, j'ai aussi "casté" quelqu'un pour le rôle de Sabine, qui est certes un personnage secondaire, mais sans qui l'intrigue ne pourrait se développer. Et là, s'est imposée l'image de Frédérique Bel. Physiquement, je sais qu'elle ne colle pas à la description, mais, je n'y peux rien, elle est Sabine !
Allez, fin du petit jeu sans conséquence et, pour le moment, mon pari de réussir à parler de "Qui ne dit mot consent" sans trop en dévoiler, voire en jouant à mon tour à brouiller les pistes, est en passe d'être gagné. Pas mécontent... Et si j'insiste tellement sur l'ambiance, ce n'est pas juste  parce que je ne veux pas parler de l'histoire elle-même, mais bien parce que c'est, pour moi, le moteur du livre.
J'ai lu d'une traite, un après-midi, ce court roman de 160 pages parce que je voulais savoir comment tout cela allait (mal) finir. J'ai trouvé ce livre d'une redoutable efficacité et j'imaginais volontiers Alma Brami ricaner de manière sardonique devant sa table de travail et son ordinateur, contente de ses effets et du trouble qu'elle allait semer. Alma, c'est moche !
C'est aussi de sa faute si, au fil de ma lecture, s'est invité Géraut, le personnage central de son précédent roman, "J'aurais dû apporter des fleurs". Parce que Emilie et lui sont frère et soeur de papier. Tant de points communs entre eux et pourtant, tant de choses qui les séparent. Leurs existences sont si différentes, mais leurs caractère si proches...
Emilie se raconte, et c'est comme un aparté. Le lecteur est son seul auditoire, les autres personnages, eux, ont d'elle une toute autre image. Exactement comme Géraut. Ce à quoi on assiste est une histoire sur laquelle on a collé une voix off qui semble en complet décalage. Comme s'il y avait en fait deux personnes et non une seule, celle qu'on voit, celle qu'on écoute.
On retrouve le jeu sur l'intériorité de la narration, sur la colère qui couve sous le boisseau des conventions sociales, de la bienséance et surtout, de l'amour. Irrésolu, irrationnel, inconditionnel. Et pourtant, Géraut et Emilie sont très différents l'un de l'autre. Aux antipodes l'un de l'autre, même. Le vernis s'écaille, l'armure va craquer, mais pour quel résultat ?
Oui, "Qui ne dit mot consent ?" est un roman d'amour. Ca ne saute pas aux yeux après ce que j'ai dit, et pourtant. Un amour fou, démesuré. Mais ce genre d'amour qui détruit tout, inexorablement. Un amour qui n'est qu'une forme de dépendance, totale, absolu, comme peut paraître cet amour aux yeux du reste du monde (mais pas de tous).
Il faudrait parler des rôles secondaires, des enfants du couple, qui m'ont bien agacé, de tant de choses encore. Et d'Emilie. Et de Bertrand. Et de ces derniers mots échangés qui déchirent enfin le voile et révèlent l'abomination dans toute son ampleur. La lâcheté et la méchanceté, aussi. Qui, enfin, distribuent exactement les rôles et scellent le drame.
Je n'ai rien vu venir, j'étais parti dans plein de directions, mais pas celle-là qui, avec quelques jours de recul, de décantation, comme j'aime le dire, me semble être la pire qu'on pouvait mettre en oeuvre. C'est d'un sadisme et d'une perversité terribles, c'est parfaitement amoral, oui, je le réécris, parfaitement odieux, et pourtant, cela s'achève sur une note d'espoir inattendue. Inespérée.