Des nouvelles, encore des nouvelles

Des nouvelles, encore des nouvelles
«La nouvelle coupe le souffle. Le roman l’entretient à petit feu.» Marcel Schneider

Les amoureux de nouvelles sont rares. Vous êtes plusieurs à ne pas en lire, à bouder ce genre mal aimé. J’ai déjà fait partie de ce gang, mais c’était avant… Avant de lire Un membre permanent de la famille de Russell Banks. Avant de lire Incandescencesde Ron Rash. Ces deux recueils m’ont donné la piqure. Depuis,il me faut mon recueil quasi mensuellement. Je me suis lâchée lousse cet été. J’en ai enfilé trois, dont deux publiés dans la collection «Terres d’Amérique», gage de qualité incontestable.Des nouvelles, encore des nouvellesUne nouvelle venue originaire du Vermont: Robin Macarthur. Le cœur sauvage renferme onze nouvelles fortes, percutantes de par leur simplicité. Le décor est sublime: les régions sauvages de cet État américain, avec ses imposantes forêts, ses rivières et ses champs à perte de vue. Il y a ceux qui y vivent, comme ce vieux couple d’amoureux (Les tourtereaux), comme cette mère cabossée et sa fille qui jasent sur la galerie avant d’aller faire une saucette dans l'eau au clair de lune (Silver Creek), comme cet homme qui trahit son meilleur ami pour fuir sa solitude (Maggie dans les arbres). Il y a ces ados qui rêvent de partir, qui refont le monde assises dans une Karmann Ghia abandonnée (Karmann). Il y a celle qui est forcée de rentrer au bercail pour s'occuper de sa mère atteinte d’un cancer (Les femmes d'où je viens). Il y a celui qui revient dans la maison de son enfance pour exorciser les souvenirs d’un frère mort et d’un père suicidé (Là où les prés tentent d'exister). Il y a celle qui attend le retour se son fils parti en Afghanistan (La longue route vers la joie). Il y a celle qui s’inquiète pour son petit-fils (Le pays de Dieu).La solitude, l’attente et le manque, la nostalgie, les regrets: autant de thèmes disséqués au scalpel par la plume acérée de Robin Macarthur. Elle démontre une tendresse infinie pour ses personnages. Elle évite le piège du mélodrame pour se concentrer sur la réalité sans fard ni dentelle. Les femmes ne s’apitoient jamais sur leur sort, ne baissent jamais les bras. Elles sont fortes, malgré leurs nombreuses cicatrices.Pour gagner sa vie, elle a fait des ménages, servi dans des restaurants, coupé des arbres, entretenu des jardins, planté des clous, toiletté des chiens, posé de la laine de roche, abattu du bétail. Ça l’a laissée toute de travers, ridée, couverte de callosités, voûtée. Mais c’est une tigresse. Sur la cuisse gauche, elle s’est fait tatouer un cougar qui me rappelle, chaque fois que je le vois, la guerrière assoiffée d’amour qu’elle est intérieurement.Émouvant et transcendant. Le recueil tout désigné pour apprivoiser (et apprécier) le genre.

Electra, Mr K et Jérôme sont aussi tombés sous le charme.Le cœur sauvage, Robin Macarthur, trad. France Camus-Pichon, Albin Michel, 220 pages, 2017.

Des nouvelles, encore des nouvellesJ’ai quitté le Vermont pour me rendre à Vancouver, en Colombie-Britannique. Alors que les personnages des Robin Macarthur vivent les deux pieds dans la nature, ceux de Michael Christie se dépatouillent en plein cœur de la ville. Neuf nouvelles, neuf instantanés de vie qui ont pour cadre le Downtown Eastside.

Ils sont seuls, tentent d’agripper le vent, de s’oublier. Ils quêtent un peu d’amour, comme cette femme tombée amoureuse d’un ambulancier, qui passe son temps à appeler les secours dans l’espoir de le revoir (Numéro d’urgence). La solitude les pousse à agir, tel ce grand-père qui, après avoir reconnu son petit-fils sans-abri dans un documentaire, décide de partir à sa recherche (Rebut); tel cet homme qui, en adoptant un berger andalou, espère faire de nouvelles rencontres (Un compagnon idéal). Ils sont à un tournant de leur vie, doivent choisir quel chemin ils emprunteront. Un homme dépressif, abandonné par sa femme et sa fille, déménage dans le cabanon de son jardin et se lie d’amitié avec un sans-abri (Le jardin du mendiant).J’ai eu un coup de cœur pour cette ramasseuse compulsive, collectionneuse de petites cuillères, qui vient en aide aux pauvres de son quartier, quartier qui ne cesse de s’appauvrir au fil des ans (La reine des bocaux et des boîtes). Au fil des ans, par la vitrine de sa boutique, elle avait vu défiler ouvriers estropiés des scieries, vagabonds et poivrots – vestiges cabossés de l’héritage industriel de la ville –, auxquels étaient bientôt venus se joindre les héroïnomanes, puis les fumeurs de crack et autres représentants de toutes les formes de misère. Le quartier était de ceux que les automobilistes traversaient désormais bouche bée comme en safari. Face à une vie sans grande perspective, les personnages sont englués dans une solitude étouffante. Le style est empreint d’images saisissantes de désespoir, mais également de tendresse, de ces images qui fendent le coeur. Michael Christieaime ses personnages, les comprend. Son regard lucide dévoile leurs fêlures et cicatrices sans voyeurisme. Son empathie est contagieuse. J'ai juste un petit bémol pour le manque d'unité et de liant entre les nouvelles.
Le jardin du mendiant, Michael Christie, trad. Nathalie Bru, Albin Michel, 320 pages, 2012.

Des nouvelles, encore des nouvellesDe l’Amérique du Nord, je passe en Amérique du Sud. Cap sur l'Argentine. C’est sur le bon conseil d’Electra que j’ai mis la main sur le recueil de nouvelles de Mariana Enriquez à la librairie nantaise Les nuits blanches. Déjà, sa couverture retient l’œil.

Elle est toute jeune. Elle est Argentine. Et son univers est… étrange. Les douze nouvelles qui composent ce recueil sont à la fois effrayantes et addictives.Dans un climat glaçant, le malaise est omniprésent et la folie jamais loin. L’étrangeté surgit du quotidien le plus banal.Pour chacune de ces nouvelles, j’étais à l’affût de ce moment où le banal glisserait dans l’étrange.

L’étrangeté est à l’honneur dans

Un enfant sale,

où une jeune femme s’inquiète pour un enfant de la rue délaissé par sa mère junkie. Toute aussi étrange, cette nouvelle où une gamine et son amie décident de glisser des chorizos dans les matelas de l’hôtel où son père travaillait, pour se venger de son licenciement (L’hôtel).Sans parler de cette jeune anorexique obsédée par un crâne trouvé dans la rue (Pas de chair sur nous). L’horreur monte d’un cran avec Patio du voisin. Une femme est convaincue que son voisin garde un enfant enchaîné dans son appartement. L’enfant se révèle une créature sauvage sanguinaire et affamée de chat. Réalité ou hallucination?
Deux nouvelles m’ont particulièrement chamboulée. La maison d’Adela, dans laquelle une gamine amputée d’un bras partage sa fascination pour les films d’horreur et est avalée par le mur d’une maison abandonnée. Et Fin des classes, dans laquelle une adolescente s’arrache les ongles et les cheveux devant ses camarades de classe. Le Buenos Aires de Mariana Enriquez est un labyrinthe terrifiant: des quartiers sombres, des rues tortueuses peuplées de toxicomanes, d’enfants des rues, d’adolescentes en quête d’aventures fortes. Les fantômes de la dictature rôdent, la pauvreté se fait sentir. Ici, les femmes occupent le premier-plan. Des adolescentes torturées aux femmes de carrière, les personnages féminins de Mariana Enriquez sont complexes et… troublants. Les enfants passent un mauvais quart d’heure. Les hommes ont tous le mauvais rôle: violents, contrôlants, fainéants. Ils ne font pas long feu et sont rapidement expulsés. Les mots de Mariana Enriquez sont pesés, adroitement enfilés les uns à la suite des autres pour emprisonner son lecteur.Un univers singulier, glauque, puissant. Un recueil déroutant et hautement original.Electra en parle mieux que moi!

Ce que nous avons perdu dans le feu,

Mariana Enriquez, trad. Anne Plantagenet, Éditions du 
Sous-Sol, 240 pages, 2017.