"Moi, je supportais Bruges et je n'étais personne".

Ouiiiiii, on va parler football ! Cinq mots et j'ai déjà fait fuir une bonne partie des lecteurs et d'autres aspergent leur écran d'eau bénite en brandissant de l'autre main un crucifix sur lequel est suspendu une gousse d'ail... Pourtant, rassurez-vous, s'il y a un ballon (en piteux état, d'ailleurs) sur la couverture et si le livre aborde effectivement ce sport autant adoré que honni, le foot n'est qu'un prétexte pour le narrateur pour raconter sa vie, une jeune existence qui peine à décoller, une adolescence qui s'attarde, refuse de laisser la place à l'âge adulte. Entre obsessions et expériences foireuses, voici un premier roman venu de Belgique, porté par un style assez trash. Le récit d'une page qui se tourne et d'une relation à la famille un peu compliquée. "Surface de réparation", d'Olivier El Khoury (aux éditions Noir sur Blanc), est aussi l'occasion d'aborder, sous ses airs potaches, quelques questions de société délicates que l'on retrouve également dans la société française...

Le narrateur est né un soir de match entre deux des grands rivaux du football belge, les bleus et noirs du Club de Bruges (j'allais écrire FC Bruges, trahissant d'emblée ma nationalité française, ouf, piège évité) et les mauves d'Anderlecht. Et, lorsqu'il a poussé son premier cri, ce sont les joueurs de la capitale qui menaient, au grand dam du père du narrateur.
Car ce médecin, pourtant sérieux en apparence, se mue en une espèce de furie dès que son équipe favorite, le Club de Bruges, entre sur la pelouse. Et ce soir-là, ce fut le cas. Peu importait la naissance de son premier enfant, il y avait match et il lui fallait connaître le résultat d'un match dont cet aléa familial l'avait privé...
Pour le narrateur, la passion du foot de son père, et plus précisément des Bleus et Noirs, est une véritable maladie qu'il a attrapé à son tour dès l'enfance (malgré un quiproquo initial qui aurait pu lui valoir d'être déshérité, au moins). Lui aussi devient un autre homme quand son équipe joue, un zébulon possédé, capable d'éprouver extase ou désespoir, comme si sa vie dépendait du résultat.
Mais, ce garçon n'est pas juste un supporteur un peu dingo, qui préfère d'ailleurs soutenir les siens depuis son canapé que dans les gradins d'un stade (je dois dire que je me reconnais un peu en lui ; et pas juste sur ce point...), c'est aussi un jeune adulte qui peine à assumer les responsabilités inhérentes à cet état. Celui que l'on découvre au fil des chapitres est un adolescent attardé de la plus belle eau.
Un garçon à qui pourrait parfaitement concurrencer le Tanguy d'Etienne Chatilliez si ses parents lui en avaient laissé l'occasion. Un garçon aux amitiés aussi rares que solides, même lorsque ces amis, eux, montent dans le train de l'âge adulte quand lui reste à quai. Ces amitiés, particulièrement celle qui l'unit à Pierre depuis un épisode mémorable, est de celle qu'on aimerait tous connaître.
Et puis, ce narrateur, c'est aussi un gentil potache, plus porté sur la bouteille que sur le boulot, capable de maladresses qui le mettent toujours dans des situations inconfortables, et pas très chanceux, aussi, reconnaissons-le, souffrant, outre son addiction aux performances du Club de Bruges, d'une sévère obsession sexuelle.
Un dernier point qui occupe une grande place dans le livre, d'autant que ses besoins sont inversement proportionnels à son succès avec la gent féminine. "Surface de réparation", c'est aussi le récit d'une immense frustration et d'une certaine jalousie vis-à-vis d'un de ses amis, Pierre, un don juan invétéré au pouvoir de séduction sans limite.
Au narrateur, reste la masturbation, qu'il pratique avec assiduité, faute de pouvoir rencontrer la femme de sa vie. Quand je vous dis qu'on a l'impression de lire le récit d'un adolescent ! Mais, si j'en parle, si j'insiste, c'est que le sexe, et la manière, assez crue, il faut bien le dire, dont il en parle, a des causes et aussi des conséquences dans sa vie.
Commençons par les conséquences, même si ce n'est pas très logique. Cette façon de parler de sa vie sexuelle dans ses écrits va valoir au narrateur la colère noire de ses parents, qui vont avoir toutes les difficultés du monde à accepter ces histoires et le style avec lequel leur fils les raconte. Ils ont enfanté un obsédé, un pervers, un monstre, et ils ne le tolèrent pas...
Fini, Tanguy, carton rouge pour le fiston, exclu de sa propre famille pour cause de turpitudes morales étalées sur la voie publique ! Indigne de venir soutenir les Bleus et Noirs devant la télé familiale, même pour les grands rendez-vous, contre Anderlecht ou contre les Rouches du Standard de Liège. Indigne de venir saluer sa chère mère qui tricote en attendant que la folie footballistique retombe...
Et puis, il y a les causes. Et là, on touche à une partie plus dure de ce livre qui, je dois le dire, m'a bien fait rire. La misère sexuelle du narrateur tient aussi à son faciès. En effet, "Surface de réparation" est aussi l'occasion pour Olivier El Khoury de parler du racisme de la société belge. Un racisme subi dès l'enfance, qui s'est poursuivi plus tard et qui a pris, ces dernières années, de l'ampleur.
Le père du narrateur est originaire d'Afrique du Nord et, malgré tous ses efforts d'intégration, d'assimilation même (attention, ce que je dis est dans le livre), reste un visage sur lequel on croit lire des origines, de manière tout à fait arbitraire, et qui valent au jeune homme d'être souvent rejeté. Et pas uniquement par les demoiselles...
Plus sérieusement, Olivier El Khoury aborde dans quelques chapitres les récents attentats qui ont touché la Belgique, comme la France, et on entraîné, comme un réflexe pavlovien, un changement de regard sur ceux dont le visage n'est pas... assez Belge à leurs yeux. Si le narrateur prend les choses avec philosophie et une bonne dose de désinvolture, on comprend que le mal est profond.
Le constat qui est fait là vaut largement pour le France, et pour bien d'autres pays aux prises avec ce terrorisme islamiste qui sévit partout. Sauf qu'il ne s'agit justement pas d'un changement brutal, mais de la révélation de tendances bien ancrées dans nos vieilles sociétés européennes, qui ont toujours tendance à se sentir menacées. Tendances longtemps rampantes, désormais étalées sans retenue...
Non, la vie du narrateur n'est pas si simple qu'on pourrait le croire. Ce n'est pas juste l'histoire d'un glandeur, d'un dilettante qui fond en larmes quand son équipe laisse passer une fois de plus un titre de champion de Belgique à sa portée. C'est aussi celle d'un jeune homme aux prises avec une société difficile qui ne fait aucun cadeau et rejette ceux qui ne sont pas exactement dans la norme.
Mais, il ne faudrait pas non plus tomber dans le drame, car "Surface de réparation" n'en est certainement pas un. En dix-sept chapitres et autant d'histoires le concernant, le narrateur nous offre quelques moments de son existence où, pour notre plus grand plaisir, il ne paraît pas toujours à son avantage. Le lecteur, lui, se marre.
De son expérience qui a tourné court comme journaliste sportif dans un grand titre de la presse écrite belge à sa douloureuse initiation au surf (rien que d'y repenser, je ne peux m'empêcher de rire à nouveau), de son expérience en colocation chez un couple qui semble droit sorti d'un de ses propres fantasmes à sa première communion mémorable, on découvre un garçon aussi horripilant qu'attachant.
Sa manière de raconter autant que ses histoires font qu'on rit. Olivier El Khoury appelle un chat un chat, le langage est cru, certains diront qu'il l'est un peu trop, qu'il passe même les bornes de la vulgarité, mais cela sert parfaitement le propos et nourrit l'image gentiment attardée de ce jeune homme en complet décalage et destiné à être un loser prie encore que son club de coeur.
La franchise de son langage et son ton qui ne s'embarrasse pas de manières contribuent grandement à la drôlerie de ce premier roman plein de verve. Un roman dont les chapitres sont à la fois distincts et complémentaires, formant une mosaïque de l'enfance jusqu'aux 28 ans du narrateur. Pourquoi cet âge-là précisément ?
On le comprend dans les dernières pages et l'on ajoute à la dimension humoristique de ces brèves tranches de vie, une grande tendresse, une grande humanité, aussi. Ces deux derniers chapitres, racontés avec beaucoup de pudeur, marquent la fin de cette période d'adolescence prolongée. Soudain, c'est comme s'il grandissait, d'un seul coup. Comme s'il entrait enfin dans l'âge adulte.
Comme s'il guérissait brusquement de tous ses maux, de toutes ses obsessions, aussi, y compris celle du foot. Le dernier paragraphe de ce court roman (160 pages) marque le début du reste de sa vie, enfin libre, libre d'être lui-même, libre d'avancer. Comme si son écharpe bleu et noir l'avait entravé dès le berceau et qu'il l'arrachait, comme on arrache un sparadrap.
Je me demande, comme toujours avec ce genre de roman, quelle est la part d'autofiction qu'il y a dans "Surface de réparation". L'imagination ne se niche-t-elle que dans le style, qui rend certaines situations burlesques, d'autres provocatrices ? Le narrateur n'est-il qu'un gamin bravache qui se la joue en voulant choquer ? Ou bien, tout est-il arrivé, album souvenirs d'une enfance prolongée ?
Et, comme toujours avec ce genre de roman, je réprime ce besoin de savoir, car c'est justement là que réside sa force. "Surface de réparation" est un roman d'apprentissage à la tonalité très moderne, où alternent désillusions et douce euphorie. Une découverte d'une existence qui ne se déroule pas comme un match de foot, même si, "mené au score', le narrateur a désormais "toute une vie pour renverser la vapeur".
La sortie de "Surface de réparation" a occasionné quelques interviews d'Olivier El Khoury, alors, plutôt que de jouer les doctes aux connaissances infinies et vous dire "Ce sont tel et tel auteurs qui l'inspirent, d'ailleurs, on retrouve la même verve ici, et là aussi", je vous invite à l'écouter dans cette capsule réalisée par la librairie bordelaise Mollat.