"Le Mur oriental que tu rêvais de saboter, Walid, (...) coupait en deux la planète, il se dressait entre l'Orient déserté par l'espoir et l'Occident déserté par la foi".

Comme souvent ces dernières années, la science-fiction, sous différentes formes, diffusent dans la rentrée littéraire et s'installe, grâce à quelques titres, dans les rayons plus généralistes. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on déplore le manque de reconnaissance de ce genre, voici un roman à découvrir, dans lequel la dystopie permet d'évoquer des situations très actuelles et extrêmement complexes. Comme la situation au Moyen-Orient et la situation géopolitique de plus en plus tendue dans la vieille Europe, en raison du terrorisme islamiste. "Sous les serpents du ciel", d'Emmanuel Ruben (en grand format aux éditions Rivages), est une fable humaniste qui se déroule au milieu du XXIe siècle, dans un monde toujours plus difficile à vivre. Pourtant, c'est bien d'espoir qu'il est question, d'espoir et d'amour, de littérature, aussi, bref, de moyens alternatifs à la violence pour parvenir à la paix. Naïf et utopiste ? Certainement, mais n'avons-nous pas aussi besoin de croire cela possible, même le temps d'une lecture ?
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Au milieu du XXIe siècle, le monde va mal. Le Moyen-Orient est devenu un archipel, baptisé les îles du Levant et, suite aux graves événements qui se sont succédé en Europe lors des premières décennies du siècle, un long mur a été construit pour empêcher de nouveaux terroristes de venir perpétrer des attentats en Occident.
Un mur construit de manière aussi arbitraire qu'aléatoire, car, comme ce fut le cas à Berlin, il traverse les villes, sépare les familles sans logique apparente, si ce n'est une certaine absurdité. Et, pour passer d'un coté à l'autre de ce mur, ultra-sécurisé en toutes circonstances, il faut se plier à des contrôles drastiques à des checkpoints.
De chaque côté du mur, des hommes et des femmes aux origines aussi diverses que peut l'être le monde. Des croyants, aussi, de toutes les religions, car c'est dans cette région que sont apparues les grandes religions monothéistes. Mais aussi des personnes qui se foutent éperdument de Dieu et de ses sbires, de ceux qui se revendiquent de lui pour justifier leurs violences.
Une fois encore les hommes ont choisi de diviser le monde en deux. Et cette zone, dans laquelle se déroule le roman, se retrouve coincé entre ce mur, protégé par les troupes régulières sous la surveillance (assez relâchée) de l'ONU et ceux qu'on appelle les Grands Barbures, comprenez ces fanatiques religieux qui veulent toujours imposer leur loi à tous, par la force. On est en pleine zone-tampon.
Lentement, comme ces eaux qui ont transformé cette région en une kyrielle d'îles, l'exaspération est montée. Le mur n'a rien calmé du tout, bien au contraire, et les tensions n'ont jamais diminué à son pied. Au point que, ce 30 septembre, la révolte a explosé, d'une manière totalement inattendue, surprenant tout le monde, acteurs comme spectateurs.
Et une première brèche a été ouverte, annonciatrice d'un prochain effondrement total du monument. Cela s'est produit dans un village, quelque part sur cette terre grignotée par la mer comme par le désert, sans violence, avec, au contraire, la volonté de faire de ce renversement un symbole de paix universelle. A condition que tout cela ne finisse pas par dégénérer, comme il est normal de le redouter.
Voilà pour le contexte, sur lequel nous reviendrons un peu plus loin. Voilà ce à quoi assiste quatre hommes, présents sur place, de part et d'autre de ce gigantesque mur, ce "Grand Barrage", soudain crevé. Depuis longtemps, ils observent la situation, y participent, même, quelquefois, et ils sont parmi les plus surpris de voir une brèche apparaître ce matin-là.
Pas n'importe quel matin...
Il y a Daniel, originaire de Normandie. Très tôt, il a eu une révélation, alors qu'il priait dans une chapelle de son village. Dieu lui a parlé et, malgré les réticences de sa famille, qui envisageait autrement sa destinée, il a fini par entrer dans les ordres, chez les Dominicains. Pendant ses études, il s'était découvert une passion pour cette région, à la fois sainte et tellement tourmenté.
Aussi, dès qu'il l'a pu, a-t-il postulé pour entrer au couvent Saint-Jude, l'un des hauts lieux spirituels de la région, situé à la frontière des quartiers d'une grande ville qui, sans jamais être nommée, rappelle Jérusalem. Un couvent qui, lors de la construction du Mur, va se retrouver du "mauvais" côté, celui que les constructeurs de l'ouvrage ont voulu isoler du reste du monde...
Mais, désormais, installé dans ce coin du monde où ne règne que la violence depuis aussi longtemps qu'on puisse s'en souvenir, confronté au drame de ces populations prises en tenailles et vouées au malheur, il a senti sa foi s'estomper jusqu'à disparaître. Comment croire encore dans ce Dieu qui l'irradiait pourtant de sa présence quelques années plus tôt, dans un endroit pareil ?
Il y a Mike, un militaire, un de ceux en charge de la surveillance permanente du mur, du contrôle de ceux qui veulent passer d'un côté à l'autre. Pour cela, ils bénéficient d'un matériel d'une grande modernité : des caméras un peu partout, des drones minuscules qui, avec une grande discrétion, observent les alentours du mur. Et l'oeil humain, bien sûr.
Sans pouvoir réaliser son rêve de devenir pilote de chasse, il a choisi la carrière militaire. Et s'est retrouvé devant ce mur, bien loin de ses rêves de gloire. A la différence du Drogo du "Désert des Tartares", il n'a jamais besoin d'attendre longtemps pour agir : sa citadelle a lui cristallise la colère de tout un peuple et celui-ci la manifeste de bien des façons possibles jour après jour...
La tension est de plus en plus forte, Mike le sent bien, et il doit faire peser toute son autorité pour maintenir le calme parmi ses hommes, prompts à vouloir dégainer, quitte à tirer sur des manifestants pacifiques. Lui a des états d'âme, hanté par des souvenirs douloureux. Sans oublier un élément très important dans ce contexte : même si le mot n'est jamais prononcé, on comprend que Mike est juif.
Il y a Djibril. Bien des années plus tôt, il a vécu en France et, en s'installant de l'autre côté du mur, il y a importé le Parkour, cette discipline urbaine où la ville n'est plus un décor, mais une succession d'obstacles qu'on franchit sans aucune aide matérielle, juste par les mouvements du corps (souvenez-vous du film "Yamakasi").
Désormais, à l'initiative de Djibril, le Parkour est la discipline sportive la plus en vogue de l'autre côté du mur. On le pratique dès l'enfance et l'on s'aguerrit en grandissant. Djibril est l'aîné de ces pratiquants, à la tête des Border Angels. Son rêve, c'est d'intégrer le Mur à leur terrain de jeu, d'affronter cette architecture particulière, mais aussi ceux qui le surveillent, au péril de leurs vies.
Personne ne semble vraiment les prendre au sérieux et pourtant, Djibril et ses amis sont tout aussi en colère que le reste des habitants de la zone tampon. Ils ne rêvent plus que de liberté, de briser le carcan dans lesquels ils sont piégés, entre le murs et les Barbures, qui voient en leur activité et leur mode de vie une insulte à leur religion... Alors, quitte à perdre la vie, autant le faire en essayant de sortir de là...
Enfin, il y a Samuel. Un ancien enseignant qui a choisi un jour de tout quitter pour s'engager dans une mission humanitaire auprès de l'ONU. Une carrière diplomatique qui, il l'a rapidement compris, n'aurait rien à voir avec ce qu'il imaginait : l'inactivité semble en être la première règle et l'ONU, plus "Machin" que jamais, n'a aucune autorité, aucun pouvoir...
Le voilà réduit au rôle d'observateur, gérant les cartes de la région en perpétuelle évolution, entre les changements imposés aux îles du Levant par les éléments, et la colonisation des territoires toujours à l'oeuvre. A peine un tracé est-il corrigé, à peine les cartes sont-elles imprimées, qu'elles sont obsolètes. Dans la région, la cartographie, c'est le mythe de Sisyphe !
Depuis un point surélevé, l'hôtel Belvédère, il a été le premier témoin des événements de ce 30 septembre. Il a observé cela avec passion et inquiétude, tout en revoyant défiler les souvenirs de son arrivée dans la région, plus de vingt ans auparavant. S'il est revenu, s'il a pris le risque de retrouver le Mur, c'est avec une ambition bien particulière...
Quatre narrateurs qui ont un point en commun : un cinquième personnage qui va s'inviter dans l'histoire. Walid, adolescent mort dans des circonstances dramatiques depuis des années. Tous l'ont connu, ont eu des liens particuliers avec lui. Tous, en ces circonstances, se souviennent de lui, car les personnes qui entreprennent de mettre bas le Mur l'ont choisi comme symbole.
Walid, qui va intervenir d'outre-tombe dans le cours du roman, fait figure d'exemple autant que d'ennemi public n°1, figure incarnant l'injustice de la situation et le joug qui pèse sur la population riveraine du Mur pour les uns, figure séditieuse et révoltée pour les autres, au point de craindre que son souvenir soit le moteur de nouvelles tentatives de soulèvement.
Mais qui est Walid et qui lui est-il exactement arrivé ?
On pourrait voir en lui une espèce de figure christique, servi par quatre évangélistes, mais il faut se méfier des apparences. Car, au fil des récits de chacun, on découvre la vie de Walid, sa personnalité très attachante, mais un peu déroutante, ainsi que la nature des relations que les autres entretenaient avec lui. Et leur culpabilité.
Walid, c'est, de prime abord, l'image des quelques grammes de finesse dans ce monde de brutes. Un enfant rempli de joie de vivre et d'espoir, dans ce décor chaotique et carcéral. Un esprit libre, un garçon qui, en grandissant, aurait pu devenir un poète... Mais, un jeune homme dont les zones d'ombre laissent entrevoir une personnalité plus complexe, où la révolte a pris le pas sur le reste...
A Walid, on va associer un objet : le cerf-volant. Là encore, Emmanuel Ruben fait de cet engin un élément qui dénote dans ce monde très sombre. Sa légèreté, sa flexibilité, la joie qu'il procure, son opposition directe au drone, version moderne, mais moins ludique, du cerf-volant, son côté poétique et aérien, tout cela semble incongru au pied du mur...
Vous le verrez en lisant le livre, le cerf-volant tient une place encore bien plus grande que ces quelques mots ne le laissent imaginer dans le roman. C'est aussi par eux que s'établissent les liens entre tous les personnages principaux. Et bien d'autres choses encore, mais il vous faudra attendre les dernières pages pour le comprendre.
Allégorie merveilleuse et pourtant à double tranchant, le cerf-volant est un message d'espoir, un message politique, aussi, porteur de paix. Il y a dans son usage un geste fort, aussi fort que les marches de Gandhi et de ses partisans, que les sit-in des opposants à la guerre du Vietnam ou que le violoncelle de Rostropovitch devant le mur de Berlin en passe de tomber.
Il y a, à travers lui, à travers la part d'enfance qu'il représente, aussi, avec l'insouciance qui l'accompagne, une vraie bouffée d'oxygène. Du beau pour contrer la laideur du monde. Et Walid, à travers cette objet, laisse aller son imagination, ses espoirs, ses souhaits, ses colères, aussi, écrivant à coups d'arabesque dans le ciel tout ce qu'il ressent.
Car "Sous les serpents du ciel" est bien un hymne au rêve, à l'imaginaire, en témoigne le choix de l'auteur de brouiller les pistes menant au réel : on est dans un futur proche, dans une région que l'on croit reconnaître mais où les lieux, les peuples, les pays ne sont pas clairement identifier avec les noms qu'on leur connaît.
On est dans un univers dystopique, indéniablement, avec tout ce que cela implique d'inquiétudes pour l'avenir, mais aussi dans un décor qui pourrait quasiment être celui d'un roman de fantasy, en réinventant complètement le monde que nous connaissons, en transposant les problématiques de notre monde dans un univers différents, parallèles...
Mais, ce flou savamment entretenu ne laisse jamais perdre de vue le principal sujet : la situation au Proche-Orient, véritable poudrière que la moindre étincelle rallume. Il y a d'ailleurs, dans la première partie du livre, quelque chose d'une énième Intifada. Et, face à cela, Walid, son regard si clair, son espoir évanoui si brutalement, son message si fort...
Oui, je le disais en préambule, il y a forcément une part de naïveté dans l'idée de dire que la lutte armée ne mène qu'à des spirales de violence, à d'interminables représailles dont les peuples sont les premières victimes, et que l'imaginaire, l'écriture, le romanesque et la poésie seraient des solutions bien plus pertinentes pour parvenir à la paix... Il y a là une belle réflexion à mener, malgré tout.
Mais je vous vois venir : n'y a-t-il pas de femmes, dans cet univers, dans cette histoire ? Mais, si, bien sûr, au contraire ! Elles y tiennent un rôle fondamental, essentiel. Elles sont les actrices qui dénoncent les autoritarismes, dont elles sont bien souvent les premières cibles, l'arbitraire et la présence de ce Mur, inculte et source de tourments, comme si briser le thermomètre effaçait la fièvre.
Les femmes sont là, oui, du début à la fin. Elles n'interviennent pas individuellement dans la narration, mais collectivement, tel un choeur antique. Des passages où l'on entend cette voix commune enfler, un chant, une scansion, même, symbolisée dans le livre par des passages en calligrammes.
Lisez-les bien, ces passages, ils sont forts, beaux, durs, violents, aussi. Un rejet puissant de la domination masculine, la volonté de ces êtres bafoués, refoulés, ignorés, maltraités, de prendre enfin les choses en main et d'imposer à leur tour leur vision du monde à ceux qui n'ont rien fait d'autre que détruire et tuer.
Là encore, vous le verrez, "Sous les serpents du ciel" se pare de poésie, de beauté, mais sans mâcher ses mots pour autant. L'expression d'une colère longtemps tue qui déferle et veut tout emporter sur son passage. A commencer par ce mur, qu'elle entend briser comme les lames parfois viennent briser les digues. Mais, l'inondation, ensuite, sera porteuse de vie, fertile et riche...
Voilà encore un bien long billet qu'il est temps d'achever. Il y a énormément de choses dans ce roman de 320 pages. Un livre qui utilise dans ce contexte à la fois contemporain, futuriste et proche des genres de l'imaginaire, les codes classiques de la tragédie. Parce que, hélas, pour le moment, c'en est une et ce n'est que cela. Mais, quoi qu'il arrive, il faut alimenter l'espoir, et la littérature sert aussi à ça.