Voici un roman troublant. Une histoire que l'on croit connaître observée sous un angle différent des habituelles relations, un fait divers mondialement connu mais qui n'est pas le coeur de ce roman, simplement un élément central de réflexion. Une narration originale, déroutante au début et qui, petit à petit, s'installe. Et puis, un thème très fort : la liberté. Pas n'importe laquelle, la liberté des femmes dans monde dirigé et conçu par les hommes et comment on s'émancipe des carcans sociaux que ce système impose. "Mercy Mary Patty" est le nouveau roman de Lola Lafon (aux éditions Actes Sud), dont le point de départ est l'histoire de Patricia Hearst, riche héritière devenue en quelques semaines une militante révolutionnaire. Une histoire que la romancière rattache non seulement à ses deux principaux personnages, deux jeunes femmes ayant vécu à l'époque des faits, ce bouillonnant milieu des années 1970, mais aussi à d'autres exemples plus anciens de jeunes femmes ayant connu le même genre d'émancipation. Et, alors que l'on se dit qu'on pourrait prolonger le raisonnement à l'époque actuelle, on se dit que ce roman pourrait faire un beau point de départ sur une dissertation philosophique dont le sujet, parodiant Philip K. Dick, pourrait être ainsi formulé : "la liberté n'est qu'un point de vue".
A l'automne 1975, une jeune professeure venue des Etats-Unis travaille dans une école des Landes. Elle est arrivée dans la région peu de temps auparavant pour pouvoir travailler et, dans cette optique, elle fait passer une annonce pour trouver une jeune femme suffisamment à l'aise en anglais pour l'aider dans sa tâche.
Trois demoiselles se présentent au rendez-vous et Gene choisit de proposer le job à la plus discrète, la plus timide des trois. Elle s'appelle Violette, mais va bientôt être rebaptisée Violaine par celle qui va l'employer. Mais, au fait, en quoi consiste ce travail, exactement ? De prime abord, pas le truc le plus joyeux et passionnant de la terre : gérer de la paperasse.
Mais, ce dossier sur lequel travaille Gene et qu'elle doit éplucher au plus vite, d'où la nécessité d'un renfort, n'est pas n'importe quel dossier : il concerne une jeune femme dont le monde entier connaît le nom depuis quelques mois : Patricia Hearst. Fille du magnat de la presse Randolph Hearst, elle a été enlevée en février 1974 par l'Armée de Libération Symbionaise.
Or, c'est elle que l'on s'apprête à juger, désormais. La victime s'est muée en coupable désignée : elle est accusée d'avoir, au cours de sa détention, pris fait et cause pour ses ravisseurs, d'avoir rejoint les rangs de l'ALS et d'avoir participé à quelques actions aussi spectaculaires que violentes. La petite fille riche et bien sage serait devenue une révolutionnaire extrêmement dangereuse...
Gene travaille pour l'avocat de Patricia Hearst et doit, dans le monceau de documents qui concernent cette affaire incroyablement médiatique, trouver les éléments pouvant aider la jeune femme à éviter une lourde peine de prison. Une tâche herculéenne où le regard de Violaine aura toute son importance, pense Gene.
En effet, parmi les raisons qui l'ont poussée à choisir cette auxiliaire-là, il y a son ignorance totale de l'histoire de Patti Hearst, le fait qu'elle a grandi dans un milieu absolument pas politisé, sa naïveté dans ce domaine. Mais surtout, elle se rapproche finalement beaucoup de ce qu'était Patricia au moment où elle a été arrachée à son luxueux cocon.
Entre Gene et Violaine, un lien se crée. La première, en lui faisant découvrir le parcours de la jeune héritière aujourd'hui accusé de crimes graves, ouvre les yeux de la seconde. A moins que ce ne soit Patti elle-même qui montre la voie à suivre, la voie qui mène à l'émancipation et à la liberté, loin des voies toutes tracées qui attendent la jeune Landaise...
"Mercy Mary Patty", c'est le récit de ces deux semaines, seulement deux semaines, qui vont modifier profondément et à tout jamais l'existence de Violaine. Mais, ce n'est pas tout, car c'est bel et bien un livre sur la transmission : bien des années plus tard, la narratrice (Lola Lafon elle-même ?) va rencontrer à son tour Violaine et écouter son récit.
Pour que la boucle soit bouclée, il faudra à la narratrice rencontrer Gene. On comprend alors que l'on assiste en fait à cette rencontre, puisque la narratrice s'adresse directement à l'Américaine dans un étonnant jeu de miroirs. Trois générations de femmes, trois façons d'envisager l'existence, de mener leur vie comme elles l'entendent, de rompre avec les obligations d'une société dominée par les hommes.
Je me rends compte en écrivant ces lignes qu'il n'est pas évident du tout de poser l'argument de "Mercy Mary Patty", parce que sa construction même en fait un roman très particulier. Ce n'est pas une histoire linéaire, mais bien le croisement de destins qui s'influencent les uns les autres. Un livre qui aurait pu s'intituler "Gene Violaine Lola", d'ailleurs.
Un point à mettre clairement en évidence : Lola Lafon ne raconte pas l'histoire de Patricia Hearst, comme avait pu le faire Christopher Sorrentino dans "Transes". L'affaire n'est qu'un élément, important, certes, mais ce n'est pas l'unique fil conducteur du livre. Il est donc important, si l'on n'a qu'une idée floue de ce que fut l'affaire Patty Hearst de s'informer, soit avant, soit en cours de lecture.
Pourquoi cette affaire, que la culture populaire, sous toutes ses formes, a déjà abondamment abordé ? Parce qu'elle va servir un propos tout à fait original et absolument passionnant : et si cet enlèvement avait une aubaine, une énorme chance pour Patricia ? En regardant son histoire sous un angle un peu différent, hors des questions morales et idéologiques ressassées, on voit les choses différemment.
A première vue, la vie de Patricia est l'incarnation du rêve américain. Luxe, calme et volupté, un avenir assuré pour plusieurs générations, une voie tracée, débutante, héritière, épouse, mère, etc. Mais, en y regardant de plus près, aux côtés de Gene et Violaine, on se demande si cette vie de fille de milliardaire n'était pas une cage dorée pour la jeune fille.
Certains indices laissent penser qu'elle n'était pas heureuse dans cette vie-là, mais qu'elle n'avait aucun moyen (ou pas l'idée) de se rebeller. Son kidnapping aurait été son chemin de Damas : les écailles tombées des yeux, elle aurait compris qu'elle aspirait à une toute autre existence que celle qu'on a concoctée pour elle.
Bref, en rejoignant les rangs de l'ALS, Patty Hearst coupe le cordon. Elle va même plus loin, efface sa vie passée et en entame une autre, lorsqu'elle décide de se rebaptiser Tania. D'un seule coup, la jeune fille modèle, discrète et effacée devient une révolutionnaire posant en armes, arrosant de balles une rue pour aider la fuite de ses amis, braquant une banque, etc.
Une autre Patty Hearst est née, un destin qu'elle a choisi, cette fois, une parenthèse enchantée qui va violemment se refermer quand elle va être arrêtée. Le reste du groupe sera décimé dans une intervention policière d'une violence inouïe et, plus tard, lors de son procès, on verra reparaître la Patricia initiale, comme si on avait refermé la cage, réinitialisé le disque dur...
J'ai hésité pas mal entre plusieurs citations pour servir de titre à ce billet. Et puis, c'est cette histoire de lavage de cerveau qui l'a emporté. On a accusé l'ALS d'avoir lavé le cerveau de Patricia Hearst. Elle s'est défendue en disant que c'est avant son enlèvement qu'on lui avait lavé le cerveau pour en faire une sage petite fille riche qu'elle ne voulait pas être.
Libérée du carcan familial par son rapt, elle découvre une autre vie, une autre personnalité, une liberté dont elle ignorait tout jusque-là, parce que maintenue dans son carcan de prédestination par ses parents. Alors, qui a lavé le cerveau de Patty Hearst ? Son père ou l'ALS ? Notre citation de titre m'a semblé être un début de réponse pertinente...
A cette question du jeu d'influences autour de Patty, on pourrait ajouter le bras-de-fer médiatique auquel la famille Hearst et l'ALS se sont livrés pendant un an et demi. Vérité, propagande, chaque camp accuse l'autre de s'arranger avec les faits pour servir sa cause, et c'est sans doute le cas : tout le monde a utilisé Patty pour son propre compte.
Mais, et on en reparlera un peu plus loin, l'ALS a su retourner à son avantage les armes de son adversaire : la presse. Ce groupuscule (on dit qu'il aurait, au mieux, compté une vingtaine de membres, je crois) va obtenir une audience internationale en utilisant comme une fabuleuse chambre d'écho les titres du groupe Hearst et des médias qui se sont emballés dès le premier jour.
Là où Hearst condamne, vitupère, dénonce, l'ALS affiche son programme, ses idées, ses ambitions idéologiques. Et accroît ainsi son audience, en réveillant certaines consciences, particulièrement en insistant sur le voile jeté pudiquement (en fait non, au contraire) sur la pauvreté sévissant dans une Amérique pourtant extrêmement riche.
L'affaire Patty Hearst, c'est aussi un combat de communication politique, un choc entre le capitalisme et ceux qui voudraient l'abattre alors qu'on est en pleine guerre froide, dans un pays encore sous le choc du conflit au Vietnam, une opinion incertaine que tous, par tous les moyens, essayent de rallier à leur cause et une société qui se crispe et choisit la voie de la répression à tout crin.
Ce qui est fascinant dans le livre de Lola Lafon, c'est le parallèle entre Patty et Violaine. Et l'espèce de jeu de rôles que met en place Gene lors de son séjour landais. J'ai eu, mais je me trompe peut-être, que ce que recherchait Gene, c'était une espèce d'expérience in vitro qui reproduirait dans des conditions différentes les mêmes effets.
Voilà pourquoi elle s'est éloignée d'une Amérique où le visage de Patty Hearst était partout. Il lui fallait, le terme qui me vient à l'esprit, c'est "cobaye", mais ce n'est pas génial, en tout cas, un sujet vierge de toute influence quelle qu'elle soit pour pouvoir mener à bien son expérience. Et, quand elle pousse Violette à devenir Violaine, elle a lancé la manoeuvre, comme lorsque Patty était devenue Tania...
Un mot sur le titre du roman, car, vous l'aurez constaté, on n'a parlé que de Patty, jusqu'ici. Mercy et Mary sont moins présentes, mais il faut tout de même les évoquer. Le sens lui-même du titre, vous le comprendrez en lisant le livre de Lola Lafon. Quant à Mercy et Mary (Mary au pluriel, d'ailleurs), ce sont des jeunes femmes ayant connu une libération similaire à celle de Patricia.
Mercy Short et Mary Jemison furent elles aussi enlevées, dans des conditions à la fois très différentes et très proches de l'héritière Hearst. Différentes, comme les époques où elles ont vécu : la fin du XVIIe pour Mercy, le milieu du XVIIIe pour Mary. Mais, à chaque fois, les mêmes conséquences : une vie transfigurée, bien loin de l'hypothétique syndrome de Stockholm.
Des destinées qui, au départ, sont tracées, sans qu'on se pose de questions, sans qu'on recherche d'alternative. Et puis, à un moment donné, un accident, au sens premier du terme, un événement inattendu qui modifie la trajectoire de manière radicale, oriente le destin de ces jeunes femmes dans une direction très différente et leur offre une toute autre vie dans laquelle elles s'épanouissent...
La première partie du roman de Lola Lafon m'a énormément fait réfléchir. Il y a Mercy, Mary, Patty, Violaine... Et la chaîne pourrait continuer, en fait. Cette première partie de l'histoire a résonné bruyamment en moi parce que j'y ai vu de nombreux parallèles et de nombreux points communs avec des actualités et des destins récents.
Aujourd'hui, les Mercy, Mary, Patty s'enfuient de chez elles pour gagner la Syrie, par exemple. Je ne cherche pas à provoquer en écrivant cela, soyons clair. Il y a, entre le parcours de Patty Hearst et celui de certaines jeunes femmes attirées par les sirènes de l'EI, et plus largement entre les récents attentats terroristes qui ont frappé l'Europe, des éléments en commun très troublants.
De la façon dont on passe d'un milieu familial sans histoire, sans terreau idéologique ou religieux préalable, à un mode de vie et de penser diamétralement opposé, jusqu'à la fin de l'aventure, soldée par un massacre. Comment ne pas songer devant le siège la maison où s'étaient réfugiés les membres de l'ALS, jusque dans les chiffres que donne Lola Lafon, à ce qui s'est passé à Saint-Denis après les attentats de novembre 2015 ?
Je suis conscient que ce que j'écris ici va choquer. Et pourtant, croyez-moi, c'est quelque chose qui m'a frappé, je ne crois pas que ce soit une invention de ma part. Une influence dans laquelle je baignerais. On retrouve d'ailleurs dans les articles de l'époque des questionnements autour de la radicalisation (terme employé texto) de Patricia Hearst.
Mais, comprenons-nous bien : "Mercy Mary Patty" ne prône pas la radicalisation. Au contraire, il y a un regard très critique sur l'ALS, les contradictions entre ses messages et ses actions et le recours à la violence. Ce que la romancière met en avant, ce n'est pas la cause par laquelle passe la libération de ses personnages féminins, mais bien le déclic que cela offre.
L'expérience de Mercy et Mary, par exemple, est sensiblement différent, puisqu'il s'agit d'intégrer non pas un courant idéologique, mais carrément une autre civilisation, jusqu'à en adopter les us et coutumes. Si polémiques il y eut à leur sujet, ce fut pour d'autres raisons, et en particulier un racisme profond, qui vient corroborer le raisonnement autour de la domination masculine, mais également blanche, au coeur de ce roman.
Il est évident qu'on ne considérera pas l'EI comme un outil de libération de la femme. Ce que j'évoquais, ce sont bien des mécanismes, parfois, hélas, trompeurs et douloureux. Mais, on retrouve chez ces demoiselles la même aspiration que chez Patty à rompre avec leur milieu familial dans lequel elles se sentent à l'étroit, sans marge de manoeuvre...
Et, pour conclure, puisqu'on a évoquer la question de l'angle avec lequel on choisit de regarder les choses, un mot sur le précédent roman de Lola Lafon, "la Petite communiste qui ne souriait jamais". Une autre histoire de prisonnière, cette fois d'un régime politique qui veut transformer une gymnaste en symbole de sa puissance.
On pourrait être tenté de mettre en parallèle Nadia Comaneci et Patty Hearst, mais ce serait sans doute une erreur. Pour la jeune Roumaine, c'est son corps qui est contrôlé par le régime Ceaucescu, quand c'est l'esprit de la jeune Américaine qui est au coeur de l'affaire Hearst. Patty est un emblème de part sa naissance et il est inconcevable de la laisser passer à l'ennemi, le mot n'est pas trop fort.
Reste qu'on a deux jeunes filles conditionnées très tôt, ne connaissant aucun autre univers que celui où on les a enfermées et recherchant, un jour, à voler de leurs propres ailes, à se défaire de ces liens puissants qui les entravent, à rompre avec les influences inculquées depuis toujours, qu'on a fait infuser dans leur esprit. Un façonnage de cerveau, un formatage, parfois aussi dangereux et néfaste que le lavage.