"Robert Desnos est surréaliste même quand il dort !"

Jusqu'à il y a quelques jours, je ne connaissais guère de Robert Desnos que sa fin tragique (et encore, pas dans les détails) et l'histoire d'une fourmi longue de 18 mètres qui, me l'assurait-on, n'existe pas. Grâce à notre roman du jour, j'ai pu découvrir non seulement la vie de cet homme, dédié à la poésie et épris de liberté, une existence marquée par le surréalisme, par des amours compliquées, par une passion juvénile pour les mots et les héros comme Fantomas, pas un enthousiasme et un optimisme contagieux et par un rapport troublant à l'avenir... "Légende d'un dormeur éveillé", de Gaëlle Nohant (paru aux éditions Héloïse d'Ormesson), est une biographie romanesque passionnante qui nous plonge dans le Paris de l'Entre-deux-Guerres, sa vie culturelle intense, ses amitiés profondes et ses rivalités durables, les signes précurseurs de cette guerre qui va embraser l'Europe puis le monde. Et puis, bien sûr, les vers de Desnos, qui semblent si simples à la première lecture et qui, petit à petit, font leur chemin pour devenir lumineux, envoûtants... Une grande et belle histoire, celle d'un homme, ni un être parfait ni un héros, mais un personnage sortant de l'ordinaire, incarnation d'une époque et sans doute un peu oublié de nos jours. Espérons que ce roman le fera sortir de l'ombre dans laquelle on l'a laissé sombrer.
En 1928, Robert Desnos part en voyage à Cuba, une île qu'il rêvait de découvrir depuis quelque temps. Depuis que les rythmes caribéens, comme le jazz, sont arrivés dans les clubs parisiens qu'il fréquente régulièrement. La visite est fructueuse et ce n'est pas seul que Desnos revient : avec lui, Alejo Carpentier qui, de son côté, rêvait de Paris, et que Desnos a imposé en passager clandestin.
Dans la capitale, il retrouve un mouvement surréaliste en plein bouillonnement. André Breton ne cesse d'affirmer son emprise sur le groupe, délivrant les certificats de bonne conduite surréalistes et excluant ceux qui n'auraient pas suivi à la lettre la conduite dictée par lui-même et personne d'autre. Bientôt, Desnos sera dans son collimateur, lui, le surréaliste parmi les surréalistes.
Car Breton, pape autoproclamé, est en train de tout régenter au sein d'un mouvement qui, pour Desnos, incarne au contraire la liberté totale. Une liberté sans entrave, tant sur le plan littéraire (ou disons artistique, plus largement) que sur le plan social. Les surréalistes défient la société bourgeoise et ses carcans, sa morale étriquée et ses règles intransigeantes, ils ne doivent pas se comporter de la même façon.
L'un des points névralgiques du conflit qui va opposer Desnos à Breton, c'est l'adhésion au Parti Communiste, exigée par le second, refusée par le premier qui veut conserver sa liberté d'agir et de penser et se méfie des appareils idéologiques, trop enclins à tout vouloir contrôler. Jamais il ne changera de point de vue à ce sujet, gardant ses distances, mais agissant toujours avec en tête un esprit de justice et de liberté.
Ce qui ne l'empêchera pas d'aller en Espagne peu de temps avant la déclaration de la guerre civile. Avec l'aide d'Alejo Carpentier, il fera deux rencontres marquantes : Federico Garcia Lorca, avec lequel il aura de passionnants échanges sur la poésie, et Pablo Neruda, qu'il retrouvera à Paris plus tard, quand celui-ci devra quitter une Espagne à feu et à sang.
Et puis, il y a son antifascisme. Desnos a toujours vomi ces mouvements qui vont, au fil des années 1930, gagner en puissance et en audience. Impulsif, bagarreur, même, et malgré sa constitution malingre et les lunettes qu'il ne quitte jamais sous peine de se retrouver dans le brouillard, Desnos ne rechigne jamais à jouer des poings, en particulier contre ces fascistes, tout en gueule et peu courageux.
Tourner l'adversaire en ridicule, le malmener dans ses articles, dans ses critiques littéraires, le provoquer, le corriger, aussi, en paroles comme en actes, tout cela relève certainement aussi de la démarche surréaliste, aux yeux de Desnos. Un engagement qui fera jaser, mais lui vaudra également quelques rancoeurs tenaces, dont certaines, pense-t-on, expliqueront son sort sous l'Occupation...
Excommunié du mouvement, Robert Desnos va bientôt voler de ses propres ailes, sans jamais renier son engagement surréaliste, au contraire. Tout ce qu'il écrira sera placé sous ce double sceau de la poésie et du surréalisme, même si, à côté de cela, il deviendra journaliste et même animateur radio, parce qu'il faut bien manger et se loger...
Personnellement aussi, cette fin des années 1920 est délicate pour Robert Desnos. Lui, le surréaliste, connaît une relation orageuse avec une chanteuse réaliste, Yvonne George. Une vraie passion, avec ce que cela sous-entend de moments forts mais aussi de douloureux instants... Une relation fusionnelle, accentuée par la découverte de quelques paradis artificiels, dont l'opium.
En 1928, Desnos a réussi à se sortit de cette dépendance, mais il reste éperdument attaché à Yvonne, qu'il voit sombrer. La drogue, mais aussi la maladie, la détruise petit à petit. Le poète s'éloigne, mais ne rompt pas, revient vers elle, au risque de se perdre, de se laisser entraîner dans cette abîme que tutoie la chanteuse...
Jusqu'à ce qu'il rencontre une autre femme... La notion de couple est assez élastique, chez les surréalistes, encore une remise en cause du modèle social dominant. Mais, lorsque Desnos rencontre Youki Foujita, épouse d'un peintre japonais installé à Montparnasse depuis des années, c'est un véritable coup de foudre. Que la jeune femme va partager.
De quoi compliquer un peu plus la situation : deux femmes, deux hommes, des couples qui se font, se défont, mais tout cela à fleurets mouchetés, sans jamais dire les choses clairement, nettement. Sans jamais que l'amour ne s'éteigne vraiment non plus... Malgré cela, Desnos et Youki vont former un couple avec des hauts et des bas et connaître un amour dont l'ampleur apparaîtra sans doute trop tard.
Voilà comment on entre dans la vie de Robert Desnos, en cette fin des années 1920, alors que les années folles s'essoufflent, que la crise économique va déferler, que les premiers rugissements annonçant la montée des idéologies délétères se font entendre aux quatre coins de l'Europe et que le cinéma devient parlant.
Aux côtés de Gaëlle Nohant, on va maintenant suivre cet homme jusqu'à la fin de sa vie, tragique, injuste, atroce, hélas comme tant d'autres. On va découvrir son enthousiasme, ses embrasements, sa quête permanente de liberté, celle-là même, sans doute, qui le poussera à s'engager dans la Résistance, son esprit provocateur, aussi, un côté enfantin, presque immature, parfois, mais aussi sa fidélité en amitié.
Et puis, ses textes, bien sûr. Gaëlle Nohant parvient à mêler à sa prose les vers de Desnos. Juste quelques passages qui viennent illustrer le propos et permettre au lecteur qui, comme moi, mea culpa, ignorait tout ou à peu près tout de son oeuvre, de s'initier à son travail. Parfois, ce sont des extraits d'articles, de conversations... Mais, Desnos et son esprit sont dans chacun de ces mots.
Oh, juste une petite parenthèse. J'ai lu "Légende d'un dormeur éveillé" en numérique et, dans cette version, plutôt que de mettre les traditionnels numéros pour appeler les notes (en l'occurrence l'origines des citations de Desnos), le concepteur et l'éditeur ont eu une excellente idée : faire du dernier mot de chaque citation le lien pour aller à la note. Belle et pratique utilisation du numérique, je trouve.
Refermons la parenthèse, revenons à Desnos, à cette vie passionnante, qui est indissociable de la ville de Paris. On découvre quelques lieux, dont certains ont aujourd'hui disparu. Il y a le square Montsouris, dans le XIVe, à l'écart de Montparnasse, mais pas si loin. De nombreux artistes, enfin installés, viendront y vivre.
Il y a ces lieux festifs, en cette époque où l'on essaye de se remettre des horreurs de la Der des ders. De Montparnasse à Montmartre, un Paris qui chante, qui swingue, qui biguine, qui boit, beaucoup, qui danse et séduit, n'en déplaise encore une fois à un André Breton que la musique n'intéresse pas. Et je n'oublie pas les restaurants, la Coupole, la Closerie des Lilas, entre autres, qui connaissent un âge d'or (encore un clin d'oeil aux surréalistes, tiens).
On croise au fil des pages ceux qui font la vie culturelle à Paris en cette époque, qu'ils soient encore très connus ou qu'on les aient oublié. Desnos est ami avec Prévert, Man Ray, Max Ernst et Antonin Artaud, moins proche d'Eluard ou Aragon... Mais, sa grande amitié sera celle avec un jeune comédien flamboyant, Jean-Louis Barrault. Une relation presque fraternelle va se nouer entre les deux.
Et puis, l'amour... Sans doute le domaine où Desnos se montre le moins à l'aise, le plus pessimiste, aussi. Et pourtant, on va comprendre au fur et à mesure du récit, à quel point sa relation avec Youki Foujita était bien plus forte et profonde qu'ils n'oseront jamais l'avouer. Youki reste un personnage secondaire, selon moi, mais avec une place particulière, fondamentale, même.
En effet, si elle n'est pas toujours présente, si leur histoire naît dans la difficulté, s'il y a des éclipses entre eux, si l'alcool et la fête l'éloignent parfois du poète, elle est la femme de sa vie (pardon pour le cliché). Et Gaëlle Nohant va donner la parole à Youki, en faire sa narratrice à un moment clé de son roman, apportant un regard très particulier sur son sujet principal : Desnos.
Oui, pendant un moment, c'est Youki qui nous raconte son Desnos, mais en s'adressant à lui, y mêle ses doutes, ses propres interrogations, sa peine, aussi... N'en disons pas plus vous le découvrirez. Pour ma part, la Youki frivole et légère qui pouvait m'agacer a soudainement gagné en profondeur pour devenir un être extrêmement touchant, réalisant d'un seul coup l'épaisseur du lien qui l'unit à Desnos.
J'ai beaucoup aimé ce procédé narratif qui n'a rien de superficiel ou d'artificiel. Non, il permet au contraire certains écueils qui auraient mené vers des sentiers déjà battus et rebattus. Il permet de changer d'angle de vue, comme au cinéma, de porter un regard différent, plus intime, plus personnel, que celui qu'offre la narration neutre à la troisième personne.
Je vois que je suis encore bavard, diantre ! Tant pis, poursuivons en parlant du surréalisme. Je ne vais pas expliquer le titre du roman de Gaëlle Nohant, car on le découvre à la fin du livre et on comprend à la fois la pertinence et l'ironie de ce choix. Mais, le lien est évident avec certaines des plus fameuses techniques surréalistes.
On pense à l'écriture automatique, mais surtout au sommeil hypnotique. Desnos s'y montrera particulièrement réceptif, jusqu'à semer le trouble parmi ses amis, tant il devient un autre à ce moment, et tant ce qu'il raconte paraît inquiétant... Si le Desnos éveillé peut apparaître posé et calme, malgré son impulsivité, son inconscient, lui, se révèle sombre et tourmenté...
Il est d'ailleurs intéressant de lire ses poèmes entre les lignes, d'y chercher des symboliques, des doubles sens. On peut bien sûr se laisser porter par la musique de ses mots, mais c'est aussi fascinant de regarder ses écrits d'un autre oeil. A l'image de cette fourmi de 18 mètres, encore elle, qui, d'un coup, devient tout autre chose qu'une rengaine enfantine apprise par coeur au primaire.

Il faut dire que, malgré la joie de vivre de cette époque, un peu forcée, peut-être, mais réelle, malgré son amour des calembours, des pastiches, des canulars et des vacheries envers ceux qu'il apprécie comme envers ses ennemis, malgré son côté joyeux drille, la mort plane sur la vie de Robert Desnos. Elle est omniprésente dans le livre.
Les morts marquantes jalonnent ces deux décennies retracées dans "Légende d'un dormeur éveillé". Des proches, des intimes, des connaissances, des personnages importants de l'époque, des anonymes, aussi. Pour qui douterait de l'inéluctabilité de notre sort, il y a là une impressionnante série de décès qui nous rappellent à l'humilité de notre humaine condition...
Face à cette mort qui semble le suivre pas à pas, Desnos incarne la vie, la dignité aussi, jusque dans les derniers instants. Mais tout cela révèle aussi un élément avec lequel joue Gaëlle Nohant tout au long de son roman : une sorte de pouvoir prémonitoire. Oh, j'écris les choses pour qu'elles soient claires pour vous, mais je vais sans doute un peu loin.
Disons qu'il y a chez Desnos un lien troublant à l'avenir, comme si ses textes annonçaient ce qui allait se produire. Attention, Desnos n'est pas Nostradamus, non, c'est un surréaliste, et c'est aussi cela qui rend les choses troublantes : la liberté dont jouit l'inconscient de Desnos est telle qu'il paraît capable de prédire l'avenir...
Je ne sais pas quel est la part de romanesque dans cet aspect-là du livre, car "Légende d'un dormeur éveillé" n'a pas vocation à être une biographique au sens universitaire du terme. Non, Gaëlle Nohant se laisse une large part de licence romanesque, et c'est ce qui rend son Desnos si vivant, si lumineux. Si attachant, aussi.
Un élément troublant parmi d'autres : l'histoire du dernier poème de Desnos. Celui qu'il aurait écrit alors qu'il agonisait, recueilli par l'homme qui l'a veillé jusqu'à son dernier souffle. Un poème qui s'avérera en fait être une strophe d'un poème écrit en 1928, traduit en tchèque, retraduit en français. Et pourtant, quand on le lit, on est saisi par ce qu'on lit, influencé par ce que l'on sait...
L'inconscient, toujours lui... Et Desnos qui est surréaliste même quand il est mort...
Un poète, non, un grand poète, certainement trop méconnu. Au moment de terminer ce billet, avec, comme toujours, la sensation d'oublier tout un tas de choses, deux moments forts me reviennent en mémoire. Le premier, tout à la fin du livre, c'est un poème de Prévert, écrit en hommage à Desnos. En cherchant le texte sur internet, je suis tombé sur une page que je vais partager avec vous.
En effet, le poème de Prévert "Aujourd'hui" est une réponse directe à un poème de Desnos, "Aujourd'hui je me suis promené". Sur un blog, son créateur a eu la bonne idée de réunir ces deux textes sur la même page, et c'est bouleversant. Et non seulement ça vient toucher le lecteur au coeur, mais vous verrez qu'on retrouve bien des choses évoquées plus haut : cliquez là !
Et puis, l'autre élément, lui, apparaît dans les premiers chapitres du livre. Il s'agit de l'adaptation d'un poème de Desnos par Man Ray. Cruelle postérité qui se souvient de lui comme photographe alors qu'il méprisait cet art et se rêvait cinéaste. Une réalisation de bric et de broc, dans l'esprit surréaliste, produite peu avant les deux chefs d'oeuvre du mouvement que sont "Un chien andalou" et "l'âge d'or". Et en plus, on y aperçoit Desnos lui-même...