Gabrielle Valoria vit dans un luxueux appartement du Palais-Royal, à Paris. Mais les temps sont durs et, pour continuer à vivre là et permettre à son jeune frère, Simon, âgé d'une quinzaine d'années, elle doit vendre petit à petit le mobilier et les objets d'art. Le seul qu'elle se refuse à brader, c'est le portrait de son père, Enrique Valoria, signé Pablo Picasso...
Pendant l'Entre-deux-Guerres, ce jeune homme originaire de Cuba était devenu l'une des incontournables figures mondaines de Paris. On le surnommait "le Playboy", on l'invitait partout, les femmes en pinçaient toutes pour lui et rêvaient secrètement de se laisser séduire... Au lieu de poursuivre sa carrière d'écrivain, entamée dans les années 1920, il avait choisi cette carrière-là. Avec succès.
Et puis, la guerre est arrivée et Enrique, comme beaucoup d'autres, a voulu que la fête continue. Malgré tout. Malgré la guerre, malgré les privations, malgré l'occupation. Ou avec l'occupant... Aussi, lorsque le vent a tourné, lorsque les nazis ont été chassés, s'est-il retrouvé du mauvais côté. Celui des perdants, celui des collabos. Celui des épurés.
Les circonstances exactes importent peu, on n'en connaîtra que des bribes. Mais les faits sont là : Enrique Valoria a été fusillé à la Libération, laissant ses deux enfants orphelins. Et pas seulement. Car Gabrielle porte non seulement la culpabilité de la mort de son père, mais, en outre, elle va vite comprendre qu'elle a hérité de la marque d'infamie familiale.
Elle est une fille de collabo et, dix ans après la fin de la guerre, alors que le président de la République s'appelle désormais René Coty et que les bannis d'hier commencent à rejoindre la société qui les a condamnés, elle sent toujours la même gêne, les mêmes regards en coin, la même douleur face à la honte...
Il ne reste plus grand-chose de la popularité de son père et du faste de leur vie d'avant-guerre. On l'évite, à part quelques proches, comme Jean Limousin, qui doit signer ses critiques gastronomiques dans le Monde d'un pseudonyme pour qu'on ne puisse pas le reconnaître. Et bientôt, elle devra quitter cet appartement où elle a grandi, faute de pouvoir assurer leur train de vie.
Jusqu'au jour où elle découvre une lettre sur son paillasson. L'auteur lui raconte une histoire, apparemment la sienne. Ca semble bien larmoyant et d'abord, Gabrielle n'y prête guère attention. Puis, une seconde lettre et d'autres encore lui parviennent. Le récit prend forme et la curiosité de la jeune femme grandit.
Car, au coeur de ces lettres, apparaît un personnage fort connu : Sidonie Porel. Sans doute la plus grande romancière de son temps. L'une des rares femmes à avoir décroché le prix Goncourt, elle est même désormais la présidente du jury de ce prestigieux prix. C'est cette femme que Léon Drameille, un inconnu, accuse d'imposture...
Troublée, Gabrielle accepte de rencontrer Drameille. Celui-ci lui offre alors une forte somme d'argent pour que la jeune femme approche Sidonie Porel, lui devienne indispensable, lui propose peut-être de travailler à une biographie à venir. Elle pourra alors enquêter sur le passé trouble de cette femme adulée qui aurait, affirme-t-il, bien des zones d'ombre.
Mais pourquoi Gabrielle Valoria ? Eh bien, justement, parce qu'elle est qui elle est... La fille d'un collaborateur... Le comportement de Sidonie Porel pendant la guerre semble avoir été irréprochable, mais elle a fréquenté le même milieu qui avait fait d'Enrique l'une de ses coqueluches. Alors, même si elle n'a pas été visée à la Libération, cette ascendance pourrait, pour la première fois, être un atout maître.
Pour cela, Gabrielle va devoir renouer avec le passé le plus sombre. Rencontrer des personnalités qui, comme elle, sont marquées, mises au ban. Mais, surtout, elle va se retrouver plongée dans un microcosme où règne un entre-soi embarrassant, où le mensonge semble être la norme et où les traîtres sont partout, tout cela pour partir à la recherche de secrets dont elle ne sait rien...
C'est un roman à la construction assez surprenante que nous propose Nicolas d'Estienne d'Orves avec "la Gloire des maudits". Une sorte de drame en cinq actes (comme un opéra ?) où chaque partie adopte un genre différent, nous lance sur de nouvelles pistes, vers de nouveaux objectifs. Le lien, dans tout cela, c'est Sidonie Porel, mystérieux dénominateur commun.
D'emblée, on en apprend de belle sur elle. L'image idéale de la plus grande romancière du XXe siècle en prend un coup. Pas parce qu'elle a débuté par l'écriture de romans populaires, comme on dit (son Satanax n'a rien à envier à son contemporain, Fantomas), ni parce qu'elle renie désormais cette période, mais pour des raisons bien moins glorieuses.
Faut-il pour autant croire Léon Drameille ? N'est-il pas lui-même un imposteur, un jaloux, qui nourrirait une obsession malsaine pour Sidonie Porel ? En fait, Gabrielle n'a pas beaucoup de choix : l'argent, bien sûr, est un stimulant puissant, surtout quand on est aux abois. Et puis, si elle veut en avoir le coeur net, démasquer et dénoncer l'imposture, de l'un ou de l'autre, elle doit mener son enquête.
De Gabrielle, j'ai presque tout dit. Jolie jeune femme, intelligente et intrépide, mais aussi rongée de culpabilité et craignant par-dessus tout de sombrer et d'entraîner avec elle son frère dans une misère plus crasse encore, elle est à la croisée des chemins. Elle n'a plus vraiment son destin en main, mais elle espère que cette histoire lui permettra de se sortir de ses difficultés du moment.
Face à elle, Sidonie Porel, personnage hiératique, une femme installée, puissante, solide, du moins en apparence. Mais, quand on la scrute, on croit remarquer, à certains moments, des doutes, des fissures dans cette personnalité monolithique, impressionnante. Gagner sa confiance n'est pas facile, l'interroger sur son passé, plus dur encore. Et risquer de se fâcher avec elle, une folie.
On n'assiste pas à un duel entre les deux femmes, non, c'est plus un jeu du chat et de la souris, sauf qu'on ne sait jamais vraiment qui est l'un et qui est l'autre. A moins que cela ne change en fonction des situations... On l'a dit, tout le monde ment, mais dans quelle mesure Sidonie Porel ment-elle et que cache-t-elle vraiment ?
Car il est évident qu'elle cache quelque chose, mais s'agit-il de ce que lui reproche Drameille ? Ou bien l'ampleur de ce mensonge est-elle plus grande encore ? Nicolas d'Estienne d'Orves joue à merveille sur les ambiguïtés de ce personnage, figure tutélaire du monde littéraire, mais peut-être aussi colosse aux pieds d'argile qui pourrait tout perdre...
En soi, cette histoire pourrait être intéressante quelle que soit l'époque, mais la proximité de la guerre jette sur cette affaire un voile sulfureux supplémentaire. Et si... ? Et si l'intouchable Sidonie Porel ne l'était pas ? Dans cette France qui a décidé de glisser sous le tapis les choses qui fâchent, il y a matière à un scandale retentissant...
Nicolas d'Estienne d'Orves entraîne Gabrielle (et le lecteur dans son sillage) dans un univers désenchanté, plein d'amertume et de rancoeur. Une scène incarne parfaitement ce monde déchu, une réunion surréaliste (pas au sens artistique du terme), quai Voltaire, chez la cantatrice Germaine Lubin. On y croise le ban et l'arrière-ban des personnalités mise à l'écart pour avoir fricoté avec l'occupant.
Surréaliste, parce qu'on n'y note aucun regret, mais un ressenti plein d'aigreur et un sentiment d'injustice. Et l'on comprend que les idéaux, eux, n'ont pas évolué, il y a la nostalgie de la France de Pétain, des ces années sombres qui, pour eux, étaient lumineuses... Cela fait froid dans le dos de voir ainsi ces maudits, ces vaincus, ruminer ainsi sans jamais se remettre en question, jalouser ceux qui ont été plus habiles.
Cette France de 1955, on la voit marquée par les ambiguïtés, par les vilains petits secrets et les arrangements discrets, les brevets de bonne conduite et les résistants de la dernière heure. On croise un ministre en poste, François Morland, qui devrait vous rappeler quelqu'un et qui, avec le recul dont nous bénéficions désormais, incarne parfaitement l'opportunisme tout-terrain bien utile en ces temps troublés...
Mais l'un des personnages les plus marquants de ce roman, ce n'est pas un écrivain, un artiste, un collabo ou un résistant, c'est Paris. La capitale est l'une des grandes passions de Nicolas d'Estienne d'Orves (d'ailleurs auteur du "Dictionnaire amoureux de Paris", chez Plon) qui en fait toujours plus qu'un décor dans ses livres.
On part de la magnifique Place Royale pour ensuite découvrir des endroits aussi agréables et peu connus que la Cour de Rohan. On flâne dans les beaux quartiers, mais pas uniquement. On visite les Halles, quartier bien différent de celui que l'on connaît aujourd'hui, et puis l'on plonge carrément dans les bas-fonds, je ne crois pas que le mot soit trop forts.
Je ne vais pas entrer dans le détail, car on approcherait un peu trop près de certains éléments importants de l'intrigue. Mais, pour qui vit ou connaît le Paris de 2017, il y a de quoi être assez surpris de ce que l'on découvre. Un Paris glauque, effrayant, "une cour des miracles", dit le texte, le sentiment que la zone n'est plus à la périphérie mais au coeur de la ville.
Et puis, on fait aussi un tour dans le Paris interlope, ce Paris nocturne où l'obscurité permet d'évoluer sans se faire remarquer et d'assouvir ses fantasmes les plus inavouables. Un Paris qu'on feignait certainement d'ignorer à l'époque, mais qui était bien là, malgré l'illégalité, les risques, un Paris véritable, loin des cartes postales...
Mais Paris n'est pas la seule des marottes de Nicolas d'Estienne d'Orves qu'on retrouve dans "la Gloire des maudits". Il ne peut pas s'empêcher de nous glisser quelques tunnels, eh oui, il nous parle d'opéra, de gastronomie, à travers le personnage de Jean Limousin (dont la chronique s'appelle "Coup de fourchette", tiens, comme un court texte signé... NEO...).
Sans oublier cette période de la IIe Guerre mondiale qui le fascine. Car, ne nous y trompons pas, même si l'action se déroule au milieu des années 1950, c'est bien des années sombres de la guerre dont on parle. Bref, pour qui se montre fidèle (successivement ?) à l'auteur, on n'est pas dépaysé, on trouve aisément ses marques, ce qui n'est jamais simple avec un artiste du contre-pied.
On est très proche d'avoir un pur thriller historique entre les mains, avec un véritable suspense qui s'installe. Avec un jeu très sympa autour des genres littéraires de prédilection de Sidonie Porel : le roman populaire, car Drameille ferait un très bon Satanax ou une espèce de fantôme de l'opéra, et il n'est pas le seul, et la fresque historique.
Un dernier mot, je suis encore super long, argh... "La Gloire des maudits" est un hommage impertinent à Colette. On la croise brièvement en début de roman, et pour cause, elle vivait dans les dernières années de sa vie au Palais-Royal, comme Gabrielle. Et puis, ensuite, on retrouve tout un tas de clins d'oeil à la romancière.
A commencer par ce duo féminin au coeur du livre : Sidonie et Gabrielle... Les deux prénoms de Colette... C'est Sidonie Porel qui concentre le plus de ces éléments faisant penser à la créatrice du personnage de Claudine, et je n'ai sans doute pas tout repéré, malgré quelques recherches (oui, je suis un lecteur un poil obsessionnel...).
Il y a beaucoup de choses, dans "la Gloire des maudits", vous l'aurez compris. Même si les dehors sont plus policés que le roman précédant de Nicolas d'Estienne d'Orves, "la Dévoration", on retrouve tout de même le côté très acide de l'auteur. Un regard qui n'épargne personne, des personnages auxquels il est difficile de faire confiance, qui ont toujours un côté un peu répulsif.
En choisissant cette période, en abordant la question des lourds héritages familiaux, comme celui des Valoria, et des engagements idéologiques, il touche des points sensibles de notre histoire et qui sait s'il ne poursuivra pas. Car si certaines portes se referment au gré des rebondissements de "la Gloire des maudits", d'autres restent ouvertes, et la fin des années 1950 pourrait être un cadre propice...