Parce qu’il n’y a pas que les romans de la rentrée littéraire…
La première phrase du prologue donne le ton: «Rudy Yellow Shirt avait douze ans lorsque la veuve noire remonta en dansant des profondeurs des cabinets et lui mordit les testicules.» Pendant que l’ami Oliver rigole comme un con, Mogie vole au secours de son frère et l’amène aux urgences. Entre Rudy et Mogie, ce sera à la vie à la mort, quoiqu’il arrive.
Une vingtaine d’années passent. Les Sioux Rudy et Mogie sont revenus du Vietnam, l’un plus amoché que l’autre. Rudy a fait des études. Mogie non. Rudy est devenu policier tribal dans la «rez» de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud. Mogie, lui, boit et traîne sa gueule de bois. Rudy fait de l'hypertension et est impuissant. Sa femme Vivianne, une Chippewa, le quitte. Mogie, lui, a des amis de beuverie et boit. Rudy vit avec ses trois malamutes. Mogie vit seul dans une misérable bicoque, quand il ne traîne pas dans la rue à chercher des bouteilles pleines.
Quand Rudy trébuche et se cogne la tête contre une pierre en poursuivant deux adolescents, sa vie prend un tout autre tournant. «Sa chute contre la pierre avait déverrouillé un coin de sa mémoire depuis longtemps oublié.» Une ardeur sexuelle irrépressible refait surface. Rudy n’a aucun scrupule à se tremper le pinceau chez Stella, la femme de son cousin
– entre autres femmes.N’en pouvant plus de la violence, de la cupidité et de la corruption qui règnent dans la réserve, Rudy décide d’agir. Il deviendra, en parallèle de son boulot, le «Guerrier de la Vengeance». Il donne une raclée à coups de batte de baseball à deux gamins qui en ont violé et tué un autre. Il met le feu à un débit de boissons afin d’enrayer les problèmes générés par l’alcool. Lorsque Rudy apprend qu’il reste à son frère six mois à vivre, il mettra toute son énergie pour accomplir le dernier vœu revendicateur de Mogie. Un beau pied de nez à l’Amérique!
Dans la préface du roman, la traductrice écrit:
Voilà un livre issu d’une «minorité ethnique» – guillemets de rigueur – qui ne cherche pas à se rendre acceptable à nos yeux, à se faire accepter de la Grande Tradition Littéraire Occidentale – majuscules de rigueur. Tout au contraire, le livre se situe aux antipodes du «politiquement correct», se pose d’emblée comme n’ayant rien à perdre et ose en conséquence avouer l’inavouable. Il choquera. Mais quiconque surmonte le choc et regarde sans crainte le miroir qu’il nous tend à beaucoup à apprendre, sur lui-même et sur l’autre – l’Indien en l’occurrence –; sur notre humanité, commune, avec ses faiblesses et aussi ses valeurs inaliénables, même dans le pire des contextes. Et sur l’espoir, sur l’indéfectible optimisme qui s’attache à toute vie.Le roman d’Adrian C. Louis est, de fait, «aux antipodes du politiquement correct». Des exemples?
C’était déjà une belle saleté d’avoir flanqué les Indiens dans les réserves, mais le pire, c’est qu’ils apprenaient à s’opprimer tout seuls.En Amérique, toutes les villes qui bordaient les réserves faisaient du fric sur le dos des Indiens d’une manière ou d’une autre. Et quand les Indiens n’avaient plus d’argent, on les traitait comme des bêtes. Toutes ces villes s’engraissaient de la misère indienne, et il en serait peut-être toujours ainsi. Mais les Indiens pouvaient geindre et râler tout leur content. Les villes frontières n’étaient pas leurs pires ennemis. Leurs pires ennemis, c’était eux-mêmes.
Aucun d’entre eux n’était plus libre. À voir leur vie d’aujourd’hui, il était foutrement difficile d’imaginer qu’un jour ils l’avaient été. Ils rendaient volontiers l’homme blanc responsable de tous leurs maux. De l’avis de Rudy cependant, la pauvreté de la rez était avant tout due à dix pour cent d’ignorance et quatre-vingt-dix pour cent de paresse.
L’âme même de leur nation indienne se noyait dans l’alcool, et tous s’en fichaient, ou bien étaient trop soûls pour crier au secours et réclamer une bouée.
Non mais, quel auteur culotté! Et quel roman époustouflant. Pine Ridge est l'une des réserves indiennes les plus pauvres des États-Unis. Le taux de chômage s'élève à plus de 80%. La toxicomanie et l'alcoolisme touchent la majorité de la population – Pine Ridge étant une réserve «sèche», ses résidents doivent se rendent à la frontière du Nebraska pour s’approvisionner. Adrian C. Louis n’y va pas de main morte pour décrire l'extrême pauvreté de la réserve et la détresse des Indiens. Il condamne, mais comprend que chacun (Indiens et Blancs) a sa part de responsabilité.Le ton n’est jamais pour autant moralisateur ni sentimental. Il entremêle modernité, traditions (le trickster, la Terre-Mère, le petit détour hilarant par la tente de sudation) et Histoire (Sitting Bull, le massacre de Wounded Knee Creek) avec une grande habileté. Le style est échevelé et enlevant, les dialogues truculents. Certaines répétitions ici et là et les cycles de la libido de Rudy m’ont quelque peu agacée, mais c’est un détail mineur.
La galerie de personnages est riche et bien étoffée. J’ai eu un gros coup de cœur pour Rudy et son grand coeur, pour l’affection indéfectible qu'il voue à son frère (et à ses chiens), pour sa sensibilité et sa soif de justice. Les femmes, même si elles occupent le second rôle, prennent le taureau par les cornes et ne jouent jamais les victimes.
Un roman impertinent, audacieux, dérangeant.
Un roman sans concession qui jette un regard cru sur les conditions de vie actuelle dans les réserves indiennes d’Amérique. Un roman virulent rempli d’humanité, de dérision, d’amour, de colère et de désespoir, sans oublier un humour ravageur contagieux. Pour quiconque s’intéresse le moindrement aux Indiens d’aujourd’hui, ce roman est un must. À eux seuls, le prologue et la fin (du rire aux larmes) valent le détour. Une roman à ranger tout près des oeuvres de Sherman Alexie et Thomas King.Colères Sioux, Adrian C. Louis, trad. Danièle Laruelle, Folio, 450 pages, 1996.★★★★★J'ajoute ce roman dans mon challenge 50 États en 50 romans: Dakota du Nord