"– On dirait bien que tout le monde ici connaît tout le monde (...) / – Personne ici ne connaît personne".

On poursuit notre voyage livresque, après les Etats-Unis, le Proche-Orient, direction l'Ecosse, pour y découvrir le nouveau livre d'une romancière désormais bien installée dans le paysage du polar européen. Je dois dire que c'est un lieu, mis en évidence dans la quatrième de couverture, qui a immédiatement attiré mon attention : le Loch Lomond... Grand lecteur de Tintin depuis tout petit, forcément, ça me parle. Mais, là, pas question du whisky préféré du capitaine Haddock, c'est bien le lac lui-même qui va nous intéresser, avec des décors fabuleux à la clé. "De sel et de sang" est la nouvelle enquête de l'inspectrice de Police Scotland, Alex Morrow, personnage imaginé par Denise Mina (en grand format aux éditions du Masque ; traduction de Nathalie Bru). Un roman policier âpre, tendu, un peu austère, aussi, et qui repose sur une construction tout à fait étonnante, un peu déroutante, mais très intéressante au final. Le tout, dans un contexte très particulier pour l'inspectrice, mais aussi pour l'Ecosse, dont les profonds clivages travaillant sa société apparaissent clairement...
Alex Morrow se retrouve avec une affaire délicate à gérer : son service vient de recevoir un appel anonyme, peut-être passé par un enfant, signalant la disparition d'une femme. Or, cette femme, l'inspectrice la connaît, et pour cause : Roxana Fuentecilla est dans son collimateur depuis un petit moment, car on la soupçonne de préparer un mauvais coup.
Arrivée récemment à Glasgow, en compagnie de ses deux enfants et de l'homme qui partage sa vie, Roxana, originaire d'Espagne, est soupçonnée de préparer une escroquerie d'envergure. Morrow la surveille depuis qu'elle a posé le pied sur le sol écossais, sans pour le moment avoir pu trouver d'éléments suffisants pour comprendre ce qu'elle mijote, et encore moins pour l'interpeller.
Alors, forcément, cette nouvelle bouscule le train-train de Police Scotland qui ne sait pas quoi penser de cette disparition. Et si c'était cela que préparait Roxana depuis quelques semaines : un tour de passe-passe qui lui permettra de gruger des assurances ? Pourtant, l'enfant qui a prévenu la police paraissait sérieusement inquiet...
A Morrow et ses hommes d'entrer en jeu, sans révéler aux proches de Roxana qu'ils les surveillent depuis des semaines et savent quasiment tout d'eux. Agir comme pour une disparition inquiétante classique, en espérant glaner de nouveaux indices permettant de comprendre ce que trame Roxana et de savoir si son conjoint est aussi dans le coup.
Mais voilà, dans cette famille, on parle peu. On ne fait pas une seconde confiance à la police. On dirait même que tous, l'homme et les enfants, prennent un malin plaisir à les défier. Alors, on patine, on peine à reprendre le fil de l'enquête. Et, peu à peu, l'idée que cette disparition pourrait être un complet hasard, sans lien avec les soupçons de fraude, grandit...
Finalement, l'enquête va entraîner la très citadine Alex Morrow loin des contours rassurants de la ville. Direction Helenburgh, petite ville bien tranquille d'environ 15 000 habitants, située dans le Firth of Clyde, coincée entre l'océan d'un côté et le Loch Lomond de l'autre. Un cadre enchanteur, ou presque, mais où il se passe des choses bien inquiétantes...
Alors, d'abord, un peu de géographie, parce que je ne maîtrise pas sur le bout des doigts la géographie écossaise. Situons donc un peu mieux Helensburgh, ancienne villégiature pour riches ayant besoin de quelques vacances, fondée trois siècles plus tôt. C'est aussi la ville natale de Deborah Kerr, mais ça n'a aucun rapport avec notre roman, passons donc aux cartes :
Voilà donc la carte de l'Ecosse avec deux points de repères importants : Glasgow, la ville d'Alex Morrow et là où elle est basée et ce fameux Loch Lomond, qui va tenir une place importante dans le livre. Zoomons un peu et regardons maintenant la situation du Firth of Clyde, sur laquelle on va retrouver toujours ce fameux Loch et la ville d'Helensburgh...
Les idées concernant la géographie sont maintenant un peu plus claires, poursuivons. Et précisons d'autres éléments importants : le petit résumé ci-dessus ne correspond pas vraiment à ce qu'on trouve en attaquant "De sel et de sang". Rassurez-vous, je ne raconte pas n'importe quoi, c'est juste que la construction du roman n'est pas aussi linéaire qu'on pourrait le penser.
Explications : l'enquête d'Alex Morrow n'est, à l'origine, que le fil narratif secondaire. En fait, dès les premières pages du roman, le lecteur est à Helensburgh et le premier chapitre raconte des événements glaçants dont nous sommes les témoins, mais que je ne vous détaillerai pas. En fait, on se retrouve avec en main des pièces de puzzle qui ne semblent pas vraiment s'emboîter.
Et tout l'intérêt, c'est bien sûr de rassembler deux histoires qui, en apparence, n'ont pas grand-chose à voir. Il pourrait bien y avoir un dénominateur commun, mais rien n'est évident et Denise Mina nous mène gentiment en bateau, brouillant consciencieusement les pistes. Bref, nous avons bien deux histoires, l'enquête sur Roxana et ce qui se passe à Helensburgh.
C'est le deuxième roman de Denise Mina que je lis et le premier, "Le silence de minuit", reposait sur une intrigue bien plus classique dans la forme. J'ai donc mis un peu de temps à trouver mes marques cette fois-ci. Ajoutons que je n'ai pas été très assidu, laissant passer plusieurs épisodes de cette série, mais, dans l'ensemble, ça ne pénalise pas la compréhension.
Vous devez le sentir, je marche un peu sur des oeufs, avec ce livre. Que dire vraiment ? Que laisser dans l'ombre ? Je fais des choix, ceux qui me semblent les plus judicieux, mais on peut ne pas partager mon point de vue. Allons-y, laissons derrière nous Alex Morrow et Glasgow et parlons un peu d'Helensburgh...
D'emblée, je le disais, on assiste à des événements inquiétants sur les rives du Loch Lomond. On comprend ensuite que l'un des personnages clés de cette histoire sera Iain, un jeune homme bien tourmenté, dont la perception des choses ne semble pas d'une d'une grande clarté. Et pour cause, tout juste sorti de prison, il semble être sujet à des crises psychotiques...
Une nouvelle fois, Denise Mina joue avec nous : on se retrouve dans le sillage d'un garçon peut-être aux prises avec des hallucinations, ou du moins à la perception altérée, aux repères pour le moins bousculés et perdu dans ce monde qu'il retrouve. Alors, que peut-on croire de ce que l'on voit quand on adopte son point de vue ?
Ce n'est pas le seul habitant d'Helensburgh que l'on croise, mais c'est celui qui paraît avoir en main un certain nombre de clés pouvant nous relier à l'intrigue. Et surtout, ce qu'il fait dans le premier chapitre influence carrément le regard que le lecteur va lui porter. Mais, faut-il se fier aux apparences ? Aux premières impressions ?
A Helensburgh, il se passe des choses pas très nettes et, petit à petit, on commence à échafauder des théories, à mettre en place des raisonnements... Il faut d'ailleurs saluer le jeu de miroirs mis en place par Denise Mina, qui repose sur des quiproquos. On imagine mal une adaptation audiovisuelle de ce livre, elle ferait sans doute s'effondrer tout l'édifice construit par la romancière.
Helensburgh n'a rien à voir avec Glasgow, mais ce n'est pas pour cela que la criminalité y est nulle. On croit même percevoir qu'un gang y sévit, avec ses têtes pensantes et ses hommes de main. Et gare à ceux qui viendrait déranger les affaires en cours ! Quand l'enquête d'Alex Morrow la mène dans cette petite ville, le lecteur, lui, sait ce qui s'y passe, mais pas s'il y a des liens avec l'enquête de Police Scotland.
Il y a dans "De sel et de sang" un clin d'oeil manifeste au polar à l'anglaise : on n'opère plus dans la grande ville, qui ressemble à toutes les autres grandes villes d'Europe voir du monde ; on se retrouve dans une petite ville, avec ses us et coutumes, son tissu social, ses secrets. Et le fait que tout le monde connaît tout le monde... Sauf que, lorsque Morrow dit cela, on comprend que ce cliché est erroné.
Et puis Morrow n'a rien d'une miss Marple ou d'une Agatha Raisin, d'abord parce qu'elle est vraiment flic, elle. Ensuite, parce qu'elle est une citadine pure et dure qui ne supporte pas de quitter sa ville bien-aimée de Glasgow. Au bon air du Firth of Clyde, elle suffoque presque, en tout cas, elle ne se sent pas dans son élément.
C'est une Alex Morrow sur les nerfs que l'on retrouve dans ce livre. Rien ne va comme elle le voudrait, elle sait qu'elle a potentiellement en main une affaire d'importance, mais aussi qu'au moindre faux pas, on pourrait lui reprendre pour la confier à d'autres services. Elle sait aussi que, en s'éloignant de Glasgow, elle risque de réveiller les guéguerres internes à la police, et ça la stresse.
Et puis, il y a ce demi-frère, avec lequel elle se sent lié, alors qu'il est un bandit notoire, un des chefs de gang les plus en vue à Glasgow. Or, c'est plus fort qu'elle, elle s'inquiète pour lui. Comme elle s'inquiète pour Roxana. A croire qu'elle n'entre en empathie qu'avec des gens peu recommandables... Mais ce n'est pas la seule chose qui lui tape sur le système dans cette affaire.
Réputée pour être du genre irascible, Alex Morrow bout. Se retrouver hors de Glasgow l'agace, mais plus encore à Helensburgh : issue des classes les plus modestes de la société, elle a l'impression de se retrouver chez les rupins, c'en est presque douloureux. A Helensbrugh la cossue, elle se languit plus encore de Glasgow l'ouvrière. Et son regard sur les habitants s'en ressent : elle a l'impression de ne rencontrer que des enfants gâtés...
Incarnation de cette situation, le personnage de Boyd. Originaire d'Helensburgh, il a vécu une bonne partie de sa vie à Londres avant de revenir, récemment, s'installer sur les rives du Firth of Clyde. Il y a ouvert un commerce de traiteur, où il fabrique de savoureux petit plats à base d'ingrédients bio et de la meilleure qualité disponible.
Mais, pour Morrow, vendre les sandwiches au thon à six livres l'unité, c'est juste de la folie ! Un snobisme absolu, un gros foutage de gueule, et ça aussi, ça lui reste en travers de la gorge. Il faut s'y faire, la vie à Helensburgh n'a vraiment rien à voir avec la vie à Glasgow et Morrow ne s'y sent définitivement pas chez elle.
Enfin, un dernier clivage est très présent dans "De sel et de sang". Paru en 2014, ce polar se déroule en plein pendant la campagne du référendum pour l'indépendance de l'Ecosse. Les partisans du oui et ceux du nom s'affichent partout, on essaye de convaincre les indécis, on se bouffe le nez un peu partout, on discute des choix à faire y compris au boulot.
Alex Morrow en a ras-le-bol, pour elle, la politique n'a rien à faire dans son service et elle souhaite qui tous ceux qui travaillent sur l'enquête laissent leurs opinions au vestiaire. Or, là encore, elle se retrouve constamment confrontée à ce contexte qui l'horripile. D'autant qu'à Helensburgh, on va majoritairement opter pour le non, parce qu'on craint qu'une victoire du oui ne fasse s'effondrer le prix de l'immobilier. Au temps pour les convictions !
Voilà le décor planté, dans sa diversité et sans, je pense, avoir dévoilé quoi que ce soit de l'intrigue de ce polar, assez atypique dans la forme. Il vous reste énormément à découvrir, et surtout à remettre les pièces du puzzle dans le bon ordre. Longtemps, on se demande comment tout cela peut bien s'agencer. Et puis, les premières pistes apparaissent, mais, là encore, on se retrouve pris à contre-pied.
Bref, si vous ouvrez ce roman, soyez prévenus, c'est une lecture par moments déroutante, dans une atmosphère assez sombre. Morrow n'est pas un personnage exubérant, son regard sur le monde est lui-même assez sombre et le contexte général de cette histoire, comme de toute la série, est plutôt lourd, sans doute parce qu'elle nous parle d'une Ecosse, contrée rude et âpre, et pourtant terriblement attachante.
Oui, l'Ecosse est un personnage à part entière de ces histoires policières. Denise Mina nous plonge dans ce territoire (j'ai failli écrire "ce pays", j'anticipe, ou pas), dans sa diversité, dans ses failles et les problèmes sociaux qu'il rencontre. Et c'est aussi la force du polar, genre littéraire qui permet d'aller au coeur des société, de les décrypter, de mettre en évidence ses forces comme ses faiblesses.
Et, pour finir ce billet, je vais jouer les odieux touristes, car je n'étais pas fâché de ne pas rester à Glasgow, cité un peu tristounette et oppressante quand elle devient le décor de polars, et d'aller prendre l'air à Helensburgh et sur les rives du Loch Lomond, quoi qu'il s'y passe. Ca donne des envies de voyage et de flâneries, la preuve en image...