Décidément, jamais depuis Aramis les jésuites n'avaient été aussi présents dans les romans qu'en ce moment ! Après avoir suivi l'un d'eux sur une lointaine planète ("le Moineau de Dieu", en réédition) et avant d'en retrouver un autre sur un bateau pirate, direction le Japon pour un roman historique retraçant une période pour le moins mouvementée de l'histoire de l'archipel, pour ne pas dire carrément sanglante, prélude de la fermeture complète du pays pendant deux siècles. Avec "Le Ciel ne parle pas", en grand format aux éditions Fayard, Morgan Sportès ne s'intéresse pas uniquement à Cristovao Ferreira, prêtre et apostat, mais à la période allant de 1614 au milieu des années 1640 au cours desquelles le japon féodal va littéralement déclarer la guerre aux chrétiens. Une histoire racontée en détails, avec un vrai regard romanesque et un style plein d'ironie, je dirais même sardonique, par instants. A la clé, un large et intéressant panel de façons de torturer et de mettre son prochain à mort, idéal pour épater l'auditoire lors des repas de famille...
Au milieu du XVIe siècle, dans le sillage du jésuite François-Xavier, futur saint, les missionnaires catholiques ont mis le pied au Japon. L'alliance de la religion et du commerce va alors faire croître de manière impressionnante un simple port de pêche dont le nom, quelques siècles plus tard, serait connu du monde entier : Nagasaki.
Une soixantaine d'années après François-Xavier, c'est au tour de Cristovao Ferreira, Portugais de naissance, prêtre et jésuite, de découvrir l'archipel nippon. Il a pour mission de christianiser l'empire, jusque-là très fermé et, avec nombre de ses frères jésuites, il s'y emploie avec ferveur. Et, il faut le dire, avec des résultats.
Une expansion que le shogun Iemitsu Tokugawa voit d'un très mauvais oeil. Au point de lancer, dès 1614, une campagne de persécutions envers les chrétiens, qu'ils soient originaires d'Europe ou qu'il s'agisse de Japonais convertis. A cette époque, Ferreira entre en clandestinité et poursuit sa mission auprès d'une communauté qui se cache désormais.
Mais, en 1633, après un quart de siècle sur le sol japonais, Cristovao Ferreira est arrêté. Avec plusieurs autres prêtres, il est alors torturé. On lui fait subir le sympathique supplice de la fosse, auquel il résiste pendant cinq heures... Il met alors fin à ses souffrances en acceptant de rejeter la religion catholique et de jeter sa soutane aux orties : il a apostasié.
La nouvelle va faire l'effet d'une bombe en Espagne et à Rome, car il est impensable qu'on puisse ainsi rejeter la seule vraie croyance ! Et plus précisément, ce qui choque, de la cour de Philippe IV au Vatican, c'est surtout que Cristovao Ferreira, contrairement à ses compagnons d'infortune, a rejeté la grâce divine de devenir martyr !
Plus qu'un lâche, Ferreira est considéré comme un traître et l'église entend rapidement effacer cet affront. Pour cela, via Macao la Portugaise ou Manille l'Espagnole, vont partir vers le Japon des vagues de prêtres européens. Pas uniquement pour réaffirmer la présence chrétienne sur l'archipel, mais pour y devenir martyrs...
Pendant une douzaine d'années, ce sont des dizaines, des centaines de prêtres qui vont se jeter dans la gueule du loup et attiser la colère du shogun Iemitsu, qui, il faut le dire, peine à comprendre cette manière d'agir, bien peu en phase avec les philosophies asiatiques. Alors, devant cet afflux de chrétiens qui semblent n'attendre que cela, il torture et tue avec un raffinement mâtiné de rage...
Cristovao Ferreira, lui, est témoin de cette hécatombe, à laquelle il prête ses connaissances de l'esprit européen et de la foi chrétienne. Mais, il n'est pas le seul à observer ce massacre : les négociants hollandais, qui aimeraient bien obtenir l'exclusivité du commerce avec le Japon et donc l'accès au port de Nagasaki se frise les moustaches (au sens propre comme au figuré).
En Europe, on est en pleines guerres de religion, et les Hollandais, protestants, ont trouvé là un moyen de rendre aux catholiques la monnaie de leur pièce : pour les Japonais, seuls les Espagnols et les Portugais sont chrétiens. Ils ne comprennent déjà pas trop bien ce que ça veut dire, ce que sont exactement ces "Kirishitan", alors si en plus il faut qu'il maîtrise les différences entre catholiques et protestants...
Bref, pendant qu'on pend, brûle, décapite et fabrique du martyr à tour de bras, les affaires continuent et sont florissantes pour les Japonais. Cristovao Ferreira, qui a réussi à faire quelques émules au point de fonder un discret club des apostats, a signé un terrible pamphlet antichrétien et d'autres vont fleurir à cette époque (dont le "Kirishitan monogatari", cité en titre de ce billet, publié anonymement).
Du côté chrétien comme du côté japonais, ce sont deux incroyables systèmes de propagande qui vont se mettre en place et s'affronter à distance, tandis que les persécutions se poursuivent. C'est cette période d'effervescence et ce déferlement de violence que relate Morgan Sportès à sa manière, avec un regard à la fois provocateur, assez cynique et un peu atterré, également.
Car, "le Ciel ne parle pas" n'est pas un roman historique au sens classique du terme. Au fil de la lecture, je cherchais un moyen de définir ce texte, qui tient, certes du roman historique, mais pas seulement. Finalement, ça m'a rappelé ces docufictions qu'on voit sur les chaînes historiques et qui mêlent reconstitutions sous forme de dramatiques, reportages et interviews.
A une nuance près : le ton de Morgan Sportès. Je dois dire que c'est ce qui m'a le plus surpris, car je m'attendais à lire un vrai roman historique, dans la forme, et je me retrouve avec cet étonnant décalage entre le récit et la manière de le retranscrire. En fait, pour qui a pu écouter Morgan Sportès parler de son livre lors des présentations ou de tables rondes, il est le même à l'oral qu'à l'écrit.
Voilà pourquoi mon propre résumé emploie un ton qui pourra choquer, un peu moqueur, car c'est vraiment cela que l'on retrouve dans "Le Ciel ne parle pas". Le narrateur, c'est Morgan Sportès, qui ne prend pas de pincettes pour dire ce qu'il pense des différents personnages et des différentes situations. Personne n'échappe à son ironie mordante.
Il y aura sûrement des lecteurs que cette manière de faire rebutera, parce qu'on n'imagine pas forcément des personnages du XVIIe siècle parler comme le font les personnages de Sportès, sur un ton parfois d'une grande familiarité. Mais, il y a, j'y reviens, cette espèce de dimension très orale, d'un homme qui raconte à d'autres une bonne histoire, à la veillée, à la fin d'un repas, lors d'un stand-up...
Avec cette verve, ce ton sarcastique, mais qu'il sait aussi modérer lorsque la situation l'oblige et qu'elle devient vraiment trop macabre (je pense par exemple au terrible massacre de Shimabara qui n'a rien à envier à notre Saint-Barthélémy...), Morgan Sportès nous raconte cette période terrible et, il faut bien le dire, complètement absurde, avec notre regard actuel.
Absurde ? Vraiment ? Peut-être pas tant que ça, car en regardant ces jeunes occidentaux plein d'idéal et sûr de détenir la Vérité se précipiter dans l'allégresse la plus totale vers un pays étranger pour y subir le martyre, on ne peut s'empêcher de se dire que notre XXIe siècle connaît un phénomène assez proche. Et le même processus qui, à chaque nouvelle mort, suscite de nouvelles vocations de martyrs.
Il y a bien des différences entre ces deux situations, ces deux périodes, mais ce qui frappe, c'est la similitude dans le développement du fanatisme religieux qui pousse ces êtres à aller mourir pour l'espoir que cela offre de rejoindre le paradis... Même s'il faut reconnaître aux martyrs chrétiens du XVIIe leur côté totalement inoffensif pour autrui...
Il y a une expression qui fait froid dans le dos et qu'on emploie également pour les séides de l'Etat Islamique actuellement : le culte de la mort. Il y a, dans "le Ciel ne parle pas", des scènes qui seraient très drôles, car les personnages y paraissent assez ridicules, si elles n'étaient pas si dramatiques : ces prêtres qui se battent presque pour partir vers le Japon avec comme seul objectif d'y mourir...
Ce n'est pas la première fois que Morgan Sportès s'intéresse aux Jésuites et à leurs actions au XVIIe siècle. Il y a près de 25 ans, il avait publié "Pour la plus grande gloire de Dieu", reprenant la devise de la Compagnie de Jésus, où il racontait, sur un ton qui semble proche de celui qu'on retrouve dans "le Ciel ne parle pas", les manigances des Jésuites en Asie au service de Louis XIV.
Au Japon, on retrouve ce faisceau d'enjeux qui vont faire de l'archipel la scène d'une comédie bouffonne qui débouchera sur la fermeture totale du pays pendant deux siècles. Il y a l'ambition religieuse, la plus évidente, celle qui veut voir la plus grande gloire de Dieu s'étendre dans le monde entier. Et, dans ce domaine, les Jésuites sont en pointe, c'est leur mission phare.
Le hic, c'est qu'ils s'attaquent au Japon comme ils le firent en Amérique, et plus encore dans le sud du continent, à commencer par le Mexique. Leur grave erreur de jugement, qu'ils ne vont jamais corriger, curieusement, c'est de négliger la structure de la société japonaise et l'enracinement de sa culture. Sans oublier sa vision très différente des questions spirituelles. Le choc sera rude.
Mais, on a aussi une ambition politique : l'Espagne entend asseoir sa domination sur le monde. Philippe IV a pris le contrôle du Portugal, devenu quasiment une colonie, et l'Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, cher à son aïeul, Charles Quint, semble plus que jamais installé. Le Japon serait un joyau de plus sur cette couronne, et l'un des plus brillants.
Alors, on s'échine, à Madrid, à pousser les jésuites à défier le shogun, et tant pis pour les conséquences. Convertir le Japon jusqu'à ses dirigeants, c'est en faire des vassaux de la couronne d'Espagne... Là encore, grave erreur de jugement : autant le shogun va peiner à comprendre les questions liées à la religion, autant cet aspect-là, il maîtrise, et il n'a pas l'intention d'être le vassal de quiconque...
Enfin, la question commerciale : le Japon n'est pas seulement un débouché pour les grandes compagnies européennes, c'est aussi un pays qui a des ressources et qui peut offrir du crédit... Nous avons parlé il y a quelques semaines des guerres commerciales en Asie entre Espagnols, Portugais et Hollandais à l'occasion du billet sur "la Guerre de la noix muscade", de Milton Giles...
Nous sommes à la même période, et le Japon, c'est un peu le village d'Astérix, le dernier à résister à l'envahisseur européen. Celui qui décrochera la timbale connaîtra un succès décisif, ils en sont tous persuadés. Ils se plantent tous dans les grandes largeurs, pour s'être montrés bien trop arrogants, bien trop sûr de la supériorité de l'homme blanc...
Tout cela, on le retrouve dans "Le Ciel ne parle pas", un roman avec des guillemets, puisque Morgan Sportès le présente lui-même ainsi dans le cours du récit. Une histoire qui n'est pas une pure biographie, même romanesque, de Cristovao Ferreira, mais l'apostat y tient tout de même une place de choix. Et je crois que l'on peut même dire que l'auteur ressent pour lui une certaine tendresse.
En tout cas, à l'image d'un Philippe Jaenada qui, lorsqu'il parle de personnages réels, ne leur est jamais indifférent, Morgan Sportès s'évertue à casser l'image de traître et de lâche qui colle aux basques de l'ex-prêtre portugais depuis presque quatre siècles maintenant. En fait, vous le verrez, pour lui, noircir le portrait de cet homme fait partie de la propagande censée camoufler le camouflet.
C'est là aussi que joue la dimension romanesque : dans le traitement des personnages, et de Ferreira en particulier. C'est vraiment un personnage curieux que l'on découvre : est-ce un traître ou un lâche qui a renoncé au martyre et à son Dieu pour sauver sa misérable vie ? Est-ce un homme libre qui a su saisir la chance qui lui a été donnée de vivre au Japon ?
On oscille, et Ferreira avec nous, car il est une espèce d'apatride, à partir de 1633. Son nom est synonyme de haine en Europe et, au Japon, malgré son intégration apparemment réussi, il redoute d'être chassé le jour où le shogun décidera d'extirper tout germe chrétien de l'archipel. Plusieurs opérations de bannissement de chrétiens japonais et de métisses auront lieu, Ferreira redoutera d'être sur la liste suivante jusqu'au bout.
Ce nom de Cristovao Ferreira parle sans doute à certains d'entre vous. Ce n'est pas étonnant, on l'a vu au cinéma récemment, sous les traits de Liam Neeson, dans "Silence", de Martin Scorsese. Un film qui est l'adaptation d'un roman japonais signé Shûsaku Endô, dont le sujet est finalement très proche du livre de Morgan Sportès : les persécutions envers les chrétiens du Japon au XVIIe siècle.
Inutile de préciser que la différence entre ces deux livres est dans le traitement de cette période. Je ne vais pas revenir dessus, mais la truculence de Morgan Sportès doit, j'imagine d'après ce que j'ai entendu du livre au moment de la sortie de son adaptation, trancher avec le style posé du romancier nippon. Toutefois, il faudrait que je lise "Silence", pour adopter justement un autre point de vue.
Je ne peux terminer ce billet sans évoquer un autre personnage : Kikou. Est-elle une pure invention de Morgan Sportès, s'inspire-t-il d'éléments concrets pour la façonner ? Je n'en sais rien, mais j'ai adoré cette vieille jeune femme, à peine trentenaire, qui est toujours dans le sillage de Cristovao Ferreira. Et pour cause : c'est son épouse.
Eh oui, une des conditions du shogun pour épargner les prêtres n'était pas une simple apostasie, mais ils devaient convoler avec des Japonaises et rapidement fonder une famille. Le sexe, la séduction seront des armes aussi efficaces pour convancre les ecclésiastiques espagnols et portugais, et parfois pour les torturer.
Mais revenons à Kikou. Epouse dévouée, espionne, aussi, sans doute, chargée de surveiller que l'apostat ne joue pas la comédie pour obtenir un sursis. Une femme que rien n'émerveille plus que le chant d'une peau humaine craquant sous les flammes d'un bûcher... Avouez que cela a un charme certain ! Un joli monstre, sadique et pourtant d'une merveilleuse candeur.
"Le Ciel ne parle pas" est un livre remarquablement documenté, comme en témoigne l'imposante bibliographie en fin d'ouvrage. A cela, il faut ajouter la passion de Morgan Sportès pour l'Asie, et plus particulièrement le Japon (on se souvient de "L'Insensé", qui se déroulait déjà dans ce pays, mais à une époque différente).
A plusieurs reprises, Morgan Sportès intervient dans le cours de son récit et apporte des précisions, donne des images des lieux fréquentés par Cristovao Ferreira et ce qu'ils sont devenus depuis. On découvre ainsi à sa suite Nagasaki, sous un angle différent de celui de la ville martyre (décidément, on n'en sort pas...), et les traces qu'elle garde de la présence chrétienne (indépendamment de ce monument assez affreux installé sur la colline Nishizaka...)
Mais c'est aussi un livre sur les effets négatifs de toute colonisation et sur la fameuse souveraineté dont on nous rebat toujours les oreilles et qui, finalement, a toujours été un sujet d'actualité, quelle que soit l'époque. Le Japon a protégé la sienne d'une manière extrêmement violente, qui ne saurait être exemplaire et a finalement opté pour un repli total qui aboutira à la sclérose totale de sa société...
Au milieu du XVIe siècle, dans le sillage du jésuite François-Xavier, futur saint, les missionnaires catholiques ont mis le pied au Japon. L'alliance de la religion et du commerce va alors faire croître de manière impressionnante un simple port de pêche dont le nom, quelques siècles plus tard, serait connu du monde entier : Nagasaki.
Une soixantaine d'années après François-Xavier, c'est au tour de Cristovao Ferreira, Portugais de naissance, prêtre et jésuite, de découvrir l'archipel nippon. Il a pour mission de christianiser l'empire, jusque-là très fermé et, avec nombre de ses frères jésuites, il s'y emploie avec ferveur. Et, il faut le dire, avec des résultats.
Une expansion que le shogun Iemitsu Tokugawa voit d'un très mauvais oeil. Au point de lancer, dès 1614, une campagne de persécutions envers les chrétiens, qu'ils soient originaires d'Europe ou qu'il s'agisse de Japonais convertis. A cette époque, Ferreira entre en clandestinité et poursuit sa mission auprès d'une communauté qui se cache désormais.
Mais, en 1633, après un quart de siècle sur le sol japonais, Cristovao Ferreira est arrêté. Avec plusieurs autres prêtres, il est alors torturé. On lui fait subir le sympathique supplice de la fosse, auquel il résiste pendant cinq heures... Il met alors fin à ses souffrances en acceptant de rejeter la religion catholique et de jeter sa soutane aux orties : il a apostasié.
La nouvelle va faire l'effet d'une bombe en Espagne et à Rome, car il est impensable qu'on puisse ainsi rejeter la seule vraie croyance ! Et plus précisément, ce qui choque, de la cour de Philippe IV au Vatican, c'est surtout que Cristovao Ferreira, contrairement à ses compagnons d'infortune, a rejeté la grâce divine de devenir martyr !
Plus qu'un lâche, Ferreira est considéré comme un traître et l'église entend rapidement effacer cet affront. Pour cela, via Macao la Portugaise ou Manille l'Espagnole, vont partir vers le Japon des vagues de prêtres européens. Pas uniquement pour réaffirmer la présence chrétienne sur l'archipel, mais pour y devenir martyrs...
Pendant une douzaine d'années, ce sont des dizaines, des centaines de prêtres qui vont se jeter dans la gueule du loup et attiser la colère du shogun Iemitsu, qui, il faut le dire, peine à comprendre cette manière d'agir, bien peu en phase avec les philosophies asiatiques. Alors, devant cet afflux de chrétiens qui semblent n'attendre que cela, il torture et tue avec un raffinement mâtiné de rage...
Cristovao Ferreira, lui, est témoin de cette hécatombe, à laquelle il prête ses connaissances de l'esprit européen et de la foi chrétienne. Mais, il n'est pas le seul à observer ce massacre : les négociants hollandais, qui aimeraient bien obtenir l'exclusivité du commerce avec le Japon et donc l'accès au port de Nagasaki se frise les moustaches (au sens propre comme au figuré).
En Europe, on est en pleines guerres de religion, et les Hollandais, protestants, ont trouvé là un moyen de rendre aux catholiques la monnaie de leur pièce : pour les Japonais, seuls les Espagnols et les Portugais sont chrétiens. Ils ne comprennent déjà pas trop bien ce que ça veut dire, ce que sont exactement ces "Kirishitan", alors si en plus il faut qu'il maîtrise les différences entre catholiques et protestants...
Bref, pendant qu'on pend, brûle, décapite et fabrique du martyr à tour de bras, les affaires continuent et sont florissantes pour les Japonais. Cristovao Ferreira, qui a réussi à faire quelques émules au point de fonder un discret club des apostats, a signé un terrible pamphlet antichrétien et d'autres vont fleurir à cette époque (dont le "Kirishitan monogatari", cité en titre de ce billet, publié anonymement).
Du côté chrétien comme du côté japonais, ce sont deux incroyables systèmes de propagande qui vont se mettre en place et s'affronter à distance, tandis que les persécutions se poursuivent. C'est cette période d'effervescence et ce déferlement de violence que relate Morgan Sportès à sa manière, avec un regard à la fois provocateur, assez cynique et un peu atterré, également.
Car, "le Ciel ne parle pas" n'est pas un roman historique au sens classique du terme. Au fil de la lecture, je cherchais un moyen de définir ce texte, qui tient, certes du roman historique, mais pas seulement. Finalement, ça m'a rappelé ces docufictions qu'on voit sur les chaînes historiques et qui mêlent reconstitutions sous forme de dramatiques, reportages et interviews.
A une nuance près : le ton de Morgan Sportès. Je dois dire que c'est ce qui m'a le plus surpris, car je m'attendais à lire un vrai roman historique, dans la forme, et je me retrouve avec cet étonnant décalage entre le récit et la manière de le retranscrire. En fait, pour qui a pu écouter Morgan Sportès parler de son livre lors des présentations ou de tables rondes, il est le même à l'oral qu'à l'écrit.
Voilà pourquoi mon propre résumé emploie un ton qui pourra choquer, un peu moqueur, car c'est vraiment cela que l'on retrouve dans "Le Ciel ne parle pas". Le narrateur, c'est Morgan Sportès, qui ne prend pas de pincettes pour dire ce qu'il pense des différents personnages et des différentes situations. Personne n'échappe à son ironie mordante.
Il y aura sûrement des lecteurs que cette manière de faire rebutera, parce qu'on n'imagine pas forcément des personnages du XVIIe siècle parler comme le font les personnages de Sportès, sur un ton parfois d'une grande familiarité. Mais, il y a, j'y reviens, cette espèce de dimension très orale, d'un homme qui raconte à d'autres une bonne histoire, à la veillée, à la fin d'un repas, lors d'un stand-up...
Avec cette verve, ce ton sarcastique, mais qu'il sait aussi modérer lorsque la situation l'oblige et qu'elle devient vraiment trop macabre (je pense par exemple au terrible massacre de Shimabara qui n'a rien à envier à notre Saint-Barthélémy...), Morgan Sportès nous raconte cette période terrible et, il faut bien le dire, complètement absurde, avec notre regard actuel.
Absurde ? Vraiment ? Peut-être pas tant que ça, car en regardant ces jeunes occidentaux plein d'idéal et sûr de détenir la Vérité se précipiter dans l'allégresse la plus totale vers un pays étranger pour y subir le martyre, on ne peut s'empêcher de se dire que notre XXIe siècle connaît un phénomène assez proche. Et le même processus qui, à chaque nouvelle mort, suscite de nouvelles vocations de martyrs.
Il y a bien des différences entre ces deux situations, ces deux périodes, mais ce qui frappe, c'est la similitude dans le développement du fanatisme religieux qui pousse ces êtres à aller mourir pour l'espoir que cela offre de rejoindre le paradis... Même s'il faut reconnaître aux martyrs chrétiens du XVIIe leur côté totalement inoffensif pour autrui...
Il y a une expression qui fait froid dans le dos et qu'on emploie également pour les séides de l'Etat Islamique actuellement : le culte de la mort. Il y a, dans "le Ciel ne parle pas", des scènes qui seraient très drôles, car les personnages y paraissent assez ridicules, si elles n'étaient pas si dramatiques : ces prêtres qui se battent presque pour partir vers le Japon avec comme seul objectif d'y mourir...
Ce n'est pas la première fois que Morgan Sportès s'intéresse aux Jésuites et à leurs actions au XVIIe siècle. Il y a près de 25 ans, il avait publié "Pour la plus grande gloire de Dieu", reprenant la devise de la Compagnie de Jésus, où il racontait, sur un ton qui semble proche de celui qu'on retrouve dans "le Ciel ne parle pas", les manigances des Jésuites en Asie au service de Louis XIV.
Au Japon, on retrouve ce faisceau d'enjeux qui vont faire de l'archipel la scène d'une comédie bouffonne qui débouchera sur la fermeture totale du pays pendant deux siècles. Il y a l'ambition religieuse, la plus évidente, celle qui veut voir la plus grande gloire de Dieu s'étendre dans le monde entier. Et, dans ce domaine, les Jésuites sont en pointe, c'est leur mission phare.
Le hic, c'est qu'ils s'attaquent au Japon comme ils le firent en Amérique, et plus encore dans le sud du continent, à commencer par le Mexique. Leur grave erreur de jugement, qu'ils ne vont jamais corriger, curieusement, c'est de négliger la structure de la société japonaise et l'enracinement de sa culture. Sans oublier sa vision très différente des questions spirituelles. Le choc sera rude.
Mais, on a aussi une ambition politique : l'Espagne entend asseoir sa domination sur le monde. Philippe IV a pris le contrôle du Portugal, devenu quasiment une colonie, et l'Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, cher à son aïeul, Charles Quint, semble plus que jamais installé. Le Japon serait un joyau de plus sur cette couronne, et l'un des plus brillants.
Alors, on s'échine, à Madrid, à pousser les jésuites à défier le shogun, et tant pis pour les conséquences. Convertir le Japon jusqu'à ses dirigeants, c'est en faire des vassaux de la couronne d'Espagne... Là encore, grave erreur de jugement : autant le shogun va peiner à comprendre les questions liées à la religion, autant cet aspect-là, il maîtrise, et il n'a pas l'intention d'être le vassal de quiconque...
Enfin, la question commerciale : le Japon n'est pas seulement un débouché pour les grandes compagnies européennes, c'est aussi un pays qui a des ressources et qui peut offrir du crédit... Nous avons parlé il y a quelques semaines des guerres commerciales en Asie entre Espagnols, Portugais et Hollandais à l'occasion du billet sur "la Guerre de la noix muscade", de Milton Giles...
Nous sommes à la même période, et le Japon, c'est un peu le village d'Astérix, le dernier à résister à l'envahisseur européen. Celui qui décrochera la timbale connaîtra un succès décisif, ils en sont tous persuadés. Ils se plantent tous dans les grandes largeurs, pour s'être montrés bien trop arrogants, bien trop sûr de la supériorité de l'homme blanc...
Tout cela, on le retrouve dans "Le Ciel ne parle pas", un roman avec des guillemets, puisque Morgan Sportès le présente lui-même ainsi dans le cours du récit. Une histoire qui n'est pas une pure biographie, même romanesque, de Cristovao Ferreira, mais l'apostat y tient tout de même une place de choix. Et je crois que l'on peut même dire que l'auteur ressent pour lui une certaine tendresse.
En tout cas, à l'image d'un Philippe Jaenada qui, lorsqu'il parle de personnages réels, ne leur est jamais indifférent, Morgan Sportès s'évertue à casser l'image de traître et de lâche qui colle aux basques de l'ex-prêtre portugais depuis presque quatre siècles maintenant. En fait, vous le verrez, pour lui, noircir le portrait de cet homme fait partie de la propagande censée camoufler le camouflet.
C'est là aussi que joue la dimension romanesque : dans le traitement des personnages, et de Ferreira en particulier. C'est vraiment un personnage curieux que l'on découvre : est-ce un traître ou un lâche qui a renoncé au martyre et à son Dieu pour sauver sa misérable vie ? Est-ce un homme libre qui a su saisir la chance qui lui a été donnée de vivre au Japon ?
On oscille, et Ferreira avec nous, car il est une espèce d'apatride, à partir de 1633. Son nom est synonyme de haine en Europe et, au Japon, malgré son intégration apparemment réussi, il redoute d'être chassé le jour où le shogun décidera d'extirper tout germe chrétien de l'archipel. Plusieurs opérations de bannissement de chrétiens japonais et de métisses auront lieu, Ferreira redoutera d'être sur la liste suivante jusqu'au bout.
Ce nom de Cristovao Ferreira parle sans doute à certains d'entre vous. Ce n'est pas étonnant, on l'a vu au cinéma récemment, sous les traits de Liam Neeson, dans "Silence", de Martin Scorsese. Un film qui est l'adaptation d'un roman japonais signé Shûsaku Endô, dont le sujet est finalement très proche du livre de Morgan Sportès : les persécutions envers les chrétiens du Japon au XVIIe siècle.
Inutile de préciser que la différence entre ces deux livres est dans le traitement de cette période. Je ne vais pas revenir dessus, mais la truculence de Morgan Sportès doit, j'imagine d'après ce que j'ai entendu du livre au moment de la sortie de son adaptation, trancher avec le style posé du romancier nippon. Toutefois, il faudrait que je lise "Silence", pour adopter justement un autre point de vue.
Je ne peux terminer ce billet sans évoquer un autre personnage : Kikou. Est-elle une pure invention de Morgan Sportès, s'inspire-t-il d'éléments concrets pour la façonner ? Je n'en sais rien, mais j'ai adoré cette vieille jeune femme, à peine trentenaire, qui est toujours dans le sillage de Cristovao Ferreira. Et pour cause : c'est son épouse.
Eh oui, une des conditions du shogun pour épargner les prêtres n'était pas une simple apostasie, mais ils devaient convoler avec des Japonaises et rapidement fonder une famille. Le sexe, la séduction seront des armes aussi efficaces pour convancre les ecclésiastiques espagnols et portugais, et parfois pour les torturer.
Mais revenons à Kikou. Epouse dévouée, espionne, aussi, sans doute, chargée de surveiller que l'apostat ne joue pas la comédie pour obtenir un sursis. Une femme que rien n'émerveille plus que le chant d'une peau humaine craquant sous les flammes d'un bûcher... Avouez que cela a un charme certain ! Un joli monstre, sadique et pourtant d'une merveilleuse candeur.
"Le Ciel ne parle pas" est un livre remarquablement documenté, comme en témoigne l'imposante bibliographie en fin d'ouvrage. A cela, il faut ajouter la passion de Morgan Sportès pour l'Asie, et plus particulièrement le Japon (on se souvient de "L'Insensé", qui se déroulait déjà dans ce pays, mais à une époque différente).
A plusieurs reprises, Morgan Sportès intervient dans le cours de son récit et apporte des précisions, donne des images des lieux fréquentés par Cristovao Ferreira et ce qu'ils sont devenus depuis. On découvre ainsi à sa suite Nagasaki, sous un angle différent de celui de la ville martyre (décidément, on n'en sort pas...), et les traces qu'elle garde de la présence chrétienne (indépendamment de ce monument assez affreux installé sur la colline Nishizaka...)
Le monument aux 26 martyrs du Japon.
Il y a matière à apprendre beaucoup de choses sur cette période, ce pays, cette société féodale et sur ces personnages, occidentaux et asiatiques, que l'on suit. Mais tout cela nous est servi sur un ton inattendu, assez déroutant par moments. C'est une vraie expérience de lecture, en tout cas, et une histoire qui pousse aussi à la réflexion sur la foi religieuse, quand elle se mue en fanatisme, finalement contraire aux buts recherchés.Mais c'est aussi un livre sur les effets négatifs de toute colonisation et sur la fameuse souveraineté dont on nous rebat toujours les oreilles et qui, finalement, a toujours été un sujet d'actualité, quelle que soit l'époque. Le Japon a protégé la sienne d'une manière extrêmement violente, qui ne saurait être exemplaire et a finalement opté pour un repli total qui aboutira à la sclérose totale de sa société...