Voici un premier roman que j'étais curieux de découvrir, car, ces derniers temps, les romans de flibustiers étaient plus souvent le fait d'auteurs étiquetés imaginaire que de collection de littérature générale. Qui plus est, ce titre, "le Sans Dieu", avec son italique qui laisse entendre qu'on a sans doute affaire à un bateau m'intriguait. Alors, je me suis jeté à l'eau et je me suis attaqué au roman de Virginie Caillé-Bastide, paru aux éditions Héloïse d'Ormesson en cette rentrée littéraire. Sans réinventer le genre, mais en jouant avec des codes assez classiques de ce type de littérature, la romancière nous offre un savant dosage entre action et réflexion, grâce à une galerie de personnages haute en couleurs. Au coeur de ce récit, un personnage de père en quête d'une rédemption qu'il semble lui-même juger impossible, un désespoir profond qui se mue en une haine farouche de l'ordre, et plus encore d'un Dieu qui n'existe plus que pour être l'objet de détestation. Et, face à lui, deux personnages qui, chacun à leur manière, vont essayer d'apaiser les tourments de celui qu'on n'appelle plus désormais que L'Ombre...
L'hiver 1709 est particulièrement rude. L'ensemble du royaume de France souffre du froid et redoute la famine qui devrait se produire. La Bretagne, malgré le climat plus doux que lui offre l'océan, n'échappe pas à cette vague glaciale et l'on peine à trouver de quoi nourrir les hommes aussi bien que le bétail. L'heure est grave.
A Plouharnel, bourgade proche de Carnac, vivent les Kerloguen, une famille de la petite noblesse bretonne. A sa tête, Arzhur, un homme bon et noble. Mais, peu importent le rang, les quartiers de noblesse et la richesse, quand on ne trouve rien à se mettre sous la dent, on crève de faim. Et ce ne sont pas les quelques coquillages laissés par la marée qui pourvoiront aux besoin de la maisonnée...
Mais ce jour-là, la Mort rôde à Plouharnel et jette son dévolu sur Jehan, le fils d'Arzhur. Un garçon qui a toujours été chétif et fragile, mais d'une grande intelligence. Lorsqu'on vient chercher Arzhur, l'enfant est au plus mal ; peu de chance qu'il passe cette journée... La douleur remplace alors la faim chez le seigneur de Kerloguen.
Jehan était le dernier fils de cette famille, qui a déjà enterré six enfants... Devant ce nouveau drame, les parents réagissent très différemment : Gwenola, la mère, sombre dans la folie ; Arzhur sent la colère montée en lui. Quand le prêtre de la paroisse refuse de venir donner les derniers sacrements à Jehan pour aller s'occuper d'un noble plus puissant du coin, sa colère explose.
Arzhur saccage alors l'église avant de renier Dieu d'une voix forte. Lui qui était jusque-là un homme pieux et doux refuse ce énième coup du sort qui le prive d'un enfant aimé et d'une descendance. Il crache sa colère au visage d'un Dieu qui ne peut être ce dieu d'amour et de miséricorde qu'on lui a toujours présenté et désormais, ce Dieu n'existera plus que pour que Arzhur le conspue.
1715, bien loin de la Bretagne. Dans les eaux turquoise des Caraïbes, un bateau pirate fait des ravages sur les convois passant dans les environs de New Providence. Un équipage qui ne fait pas de quartier lorsqu'il aborde un bateau. Ces marins tuent et pillent sans état d'âme. A leur tête, un mystérieux capitaine, qu'on ne connaît que sous ce sobriquet : l'Ombre.
Quant à son bateau, un brick rapide et maniable, il porte un nom sans équivoque : le Sans Dieu. On comprendra donc, pour paraphraser une célèbre maxime, que L'Ombre est le seul maître à bord, un point c'est tout, car Dieu est interdit de séjour sur ce navire, sans doute pas le plus impressionnant, mais mené avec le courage et la folie que seul le désespoir inspire.
Aux côtés de l'Ombre, le fidèle Morvan, qui lui sert de lieutenant, et un ramassis de renégats, de meurtriers, de gibiers de potence aux surnoms évocateur : Face-Noire, Visage-sans-Viande, Bois-sans-Soif, Fantôme-de-Nez, Gant-de-Fer, Yvon-Courtes-Pattes et quelques autres. Ils n'ont rien à perdre, on laissé leur existence derrière eux pour renaître pirates et écumer les mers lointaines...
S'ils doivent mourir, du scorbut, d'une balle ou d'un vilain coup de sabre sur le pont d'un navire abordé, alors, ils mourront. Sans regret. La vie ne leur a guère été favorable, sur le Sans Dieu, ils prennent leur revanche sur le sort et la Providence. Quant à L'Ombre, peu le connaissent, tous le craignent. Il garde soigneusement ses secrets, mais se montre le plus sévère, le plus impitoyable de tous.
C'est pourquoi l'équipage du Sans Dieu, comme ceux d'autres navires de flibustiers, se renouvelle régulièrement. Parfois, par choix, parfois en fonction des circonstances. Voilà comment, en cette année 1715, deux personnages vont se retrouver malgré eux parmi ces hommes sans foi ni loi (expression qui n'a jamais été aussi juste).
Le premier est un jeune homme, un Malouin nommé Tristan. Il a été quelques années plus tôt victime de ce qu'on appelle la presse, un enrôlement forcé et du genre brutal, après une nuit de beuverie... Paradoxalement, se retrouver au sein d'un équipage pirate est pour lui une aubaine, un retour à la liberté dont on l'a privé de façon arbitraire.
Le second, Anselme, est encore moins à sa place sur le Sans Dieu que Tristan. Et pour cause, il est prêtre ! Un jésuite (encore un !) qui se trouvait sur le galion espagnol que les pirates ont attaqué. Il rentrait en Europe après avoir quitté les colonies d'Amérique où son ordre évangélise les autochtones. Un des rares survivants de l'abordage, contraint de rallier les flibustiers.
Amusante image que ce prêtre face à L'Ombre, dont la haine de Dieu et de ses représentants sur terre transpire à chaque mot, chaque geste... Pourtant, petit à petit, par ses connaissances médicales, en particulier, le Padre, comme on le surnomme rapidement (à l'exception notable de L'Ombre qui ne l'appelle, avec raillerie, que Monsieur l'Ibère), va trouver sa place.
Entre L'Ombre et lui, s'instaure un étrange manège, une sorte de répulsion/attraction. Une amitié qui ne veut pas dire son nom et qui, longtemps, se résumera à des piques verbales et des parties d'échecs. Un bras de fer intellectuel entre deux êtres au caractère bien trempé qui refusent de céder face à l'autre et cherchent à le faire plier.
Oh, bien sûr, on pourrait se contenter de regarder cette confrontation pour ce qu'elle est : deux hommes aux expériences contraires, aux visions du monde irréconciliables et à l'orgueil démesuré... Mais, laissons la superficialité derrière nous, grattons un peu et regardons-les de plus près, ces deux adversaires qui semblent vouloir se sauter à la gorge à chaque instant.
L'Ombre, rongé par la culpabilité du père impuissant qu'il a été à sauver ses enfants, reportant sa haine vers ce Dieu auquel il croyait pourtant fermement, mais aussi sur ce genre humain qu'il a renié par la même occasion. Il est la définition du marginal, du renégat et il a choisi ce rôle dont il s'acquitte avec un sang froid terrifiant.
Face à lui, un prêtre, horrifié des agissements de L'Ombre et de ces hommes, aux antipodes de sa foi, de son amour pour le genre humain. Or, on sait de lui qu'il est lui aussi, mais d'une façon très différente, un paria, un déclassé, un banni. Et cela pour avoir rejeté la violence que ses compatriotes infligeaient aux habitants de leurs colonies américaines...
Au fil de leurs nouvelles aventures, des batailles, des trahisons, des violences, des moments de peine, mais aussi de joie, il y en a, L'Ombre et le Padre s'amadouent, s'apprivoisent. Se tolèrent. Apprennent à se connaître, sans pour autant se dévoiler l'un à l'autre. L'Ombre est froid, dur, intraitable (mais pas inflexible), sans état d'âme et plein de colère.
Le Padre est impulsif, ce qui rend ses réactions souvent irréfléchies, mais c'est aussi un homme à la foi sincère et l'amour qu'il porte au genre humain n'a rien de feint ou d'hypocrite. Il croit à cette rédemption que semble rechercher L'Ombre. Mais, la sienne mène à la vie, quand celle du pirate ne semble vouloir passer que par une mort prochaine inéluctable...
Alors que L'Ombre rejette toute main tendue, le Padre se trouve une nouvelle raison d'exercer sa foi : ramener cet homme, dont il ignore tout, dans ce qu'il considère comme le droit chemin. Peut-être pas lui faire retrouver la foi en Dieu, mais au moins en lui-même, faire ressortir la bonté d'âme du pirate, qu'il devine, refoulée au plus profond de son être depuis tant d'années...
Il est fort, il est beau, ce duel, même si le mot n'est pas le plus approprié. Au fil des chapitres, des péripéties, on sent bien que le lien qui les unit s'assouplit, que le respect, d'abord inexistant entre eux, gagne du terrain. Qu'en sera-t-il au final ? Qui fera plier l'autre ? Evidemment, je ne vais pas le dire ici, mais nous en rediront un mot en conclusion...
L'autre thème majeur du livre, c'est la paternité. Arzhur devient L'Ombre parce qu'il ne peut plus être père. Parce que le Destin, le Hasard... ou Dieu, lui a pris les enfants qu'il avait eu avec son épouse. Sept enfants morts avant lui, l'injustice suprême qui le plonge dans cette colère délétère, suicidaire, aussi, quoi qu'on en pense, et même si son habileté (et une certaine chance) la repousse sans cesse.
Avec son équipage, L'Ombre ne se conduit absolument pas en père. Il est leur chef, et il est tout puissant. En fait, il est celui qui a droit de vie et de mort sur ceux qui travaillent sur le Sans Dieu. Une sorte de démiurge maritime, mais certainement pas un dieu, car le concept lui-même ravive sa colère et sa haine.
Les choses vont évoluer avec l'arrivée de Tristan. Ce garçon, débrouillard, dégourdi, mais candide et surtout, bien peu préparé à la vie de flibustier, a sûrement l'âge d'un des enfants défunts de L'Ombre, mais jamais il ne l'avouera, ni à lui-même, ni aux autres. Pourtant, d'emblée, il va lui faire une place bien particulière au sein de son équipage, réaffirmant au passage sa toute puissance.
Ensuite, sans que cela soit explicitement discuté, le lien qu'il va nouer avec Tristan prend des allures paternelles. D'autres événements, que je vous laisserai découvrir, vont renforcer cette impression. A sa manière, et sans avoir l'air d'y toucher, Tristan va changer L'Ombre, peut-être plus sûrement encore que le Padre.
Vous le verrez, cette question de la paternité est présente d'un bout à l'autre du roman, prenant parfois des chemins que l'on n'attendait pas. Impossible pour Arzhur de se défaire de ce statut de père qui aura fait son malheur et l'aura poussé à cette vie de renégat et de bandit. C'est certainement l'aspect le plus touchant de cette histoire, qui est aussi celle de personnes abîmées, rejetées, en sursis...
Dans les deux cas, que ce soit avec Anselme ou avec Tristan, L'Ombre ne laisse rien transparaître de ses émotions. Pourtant, le lecteur sent bien que la carapace, si elle ne se lézarde pas complètement, si elle résiste aux assauts extérieurs, est sérieusement ébranlée. Et regarde ce personnage si plein de haine et de désespoir, pour lequel, malgré tout on se prend de compassion, évoluer... Jusqu'où ?
Pour son premier roman, Virginie Caillé-Bastide a choisi d'aborder (c'est le cas de le dire) le roman de piraterie, un genre qui a ses aficionados et qui connaît, de temps en temps, quelques "revivals". Elle le fait avec application et nous offre, avec "le Sans Dieu" un roman qui reprend à son compte les codes classiques du genre, sans les révolutionner.
On a en main un vrai roman populaire, servi par une écriture soignée, assez respectueuse des façons de parler de l'époque, mais sans non plus trop en faire ou sombrer dans la préciosité. On retrouve tout ce qui fait le charme et le sel de ces romans : les batailles, les ripailles, les trésors, les alliances foireuses et les trahisons qu'elles entraînent, l'amitié virile et les coups de sang...
On croise quelques clins d'oeil à la littérature de flibustiers, mais aussi à la littérature romanesque du XVIIIe siècle. On songe à "Paul et Virginie" ou à "Robinson Crusoë", même si la situation narrée dans "le Sans Dieu" en est assez éloignée. Les ingrédients, eux, sont pourtant rassemblés pour donner un bel exemple de romans d'aventures accessible au plus grand nombre.
Avec une question que pose la fin assez ouverte de ce roman : pourrait-on retrouver bientôt certains personnages du Sans Dieu dans de nouvelles aventures ? En tout cas, Virginie Caillé-Bastide choisit de nous laisser frustrés, en ne nous imposant pas un dénouement. Et je dois dire qu'elle a trouvé le moyen parfait de laisser le lecteur décider par lui-même de ce qui arrivera, c'est malin.
Lorsqu'on termine un premier roman et qu'on a plutôt passé un bon moment, on a toujours tendance à se projeter vers le second (oui, on est exigeant, je sais), en se demandant si on restera dans la même veine, si on nous emmènera dans un univers complètement différent... Avec Virginie Caillé-Bastide, c'est le cas. Pour transformer un premier essai très prometteur.
L'hiver 1709 est particulièrement rude. L'ensemble du royaume de France souffre du froid et redoute la famine qui devrait se produire. La Bretagne, malgré le climat plus doux que lui offre l'océan, n'échappe pas à cette vague glaciale et l'on peine à trouver de quoi nourrir les hommes aussi bien que le bétail. L'heure est grave.
A Plouharnel, bourgade proche de Carnac, vivent les Kerloguen, une famille de la petite noblesse bretonne. A sa tête, Arzhur, un homme bon et noble. Mais, peu importent le rang, les quartiers de noblesse et la richesse, quand on ne trouve rien à se mettre sous la dent, on crève de faim. Et ce ne sont pas les quelques coquillages laissés par la marée qui pourvoiront aux besoin de la maisonnée...
Mais ce jour-là, la Mort rôde à Plouharnel et jette son dévolu sur Jehan, le fils d'Arzhur. Un garçon qui a toujours été chétif et fragile, mais d'une grande intelligence. Lorsqu'on vient chercher Arzhur, l'enfant est au plus mal ; peu de chance qu'il passe cette journée... La douleur remplace alors la faim chez le seigneur de Kerloguen.
Jehan était le dernier fils de cette famille, qui a déjà enterré six enfants... Devant ce nouveau drame, les parents réagissent très différemment : Gwenola, la mère, sombre dans la folie ; Arzhur sent la colère montée en lui. Quand le prêtre de la paroisse refuse de venir donner les derniers sacrements à Jehan pour aller s'occuper d'un noble plus puissant du coin, sa colère explose.
Arzhur saccage alors l'église avant de renier Dieu d'une voix forte. Lui qui était jusque-là un homme pieux et doux refuse ce énième coup du sort qui le prive d'un enfant aimé et d'une descendance. Il crache sa colère au visage d'un Dieu qui ne peut être ce dieu d'amour et de miséricorde qu'on lui a toujours présenté et désormais, ce Dieu n'existera plus que pour que Arzhur le conspue.
1715, bien loin de la Bretagne. Dans les eaux turquoise des Caraïbes, un bateau pirate fait des ravages sur les convois passant dans les environs de New Providence. Un équipage qui ne fait pas de quartier lorsqu'il aborde un bateau. Ces marins tuent et pillent sans état d'âme. A leur tête, un mystérieux capitaine, qu'on ne connaît que sous ce sobriquet : l'Ombre.
Quant à son bateau, un brick rapide et maniable, il porte un nom sans équivoque : le Sans Dieu. On comprendra donc, pour paraphraser une célèbre maxime, que L'Ombre est le seul maître à bord, un point c'est tout, car Dieu est interdit de séjour sur ce navire, sans doute pas le plus impressionnant, mais mené avec le courage et la folie que seul le désespoir inspire.
Aux côtés de l'Ombre, le fidèle Morvan, qui lui sert de lieutenant, et un ramassis de renégats, de meurtriers, de gibiers de potence aux surnoms évocateur : Face-Noire, Visage-sans-Viande, Bois-sans-Soif, Fantôme-de-Nez, Gant-de-Fer, Yvon-Courtes-Pattes et quelques autres. Ils n'ont rien à perdre, on laissé leur existence derrière eux pour renaître pirates et écumer les mers lointaines...
S'ils doivent mourir, du scorbut, d'une balle ou d'un vilain coup de sabre sur le pont d'un navire abordé, alors, ils mourront. Sans regret. La vie ne leur a guère été favorable, sur le Sans Dieu, ils prennent leur revanche sur le sort et la Providence. Quant à L'Ombre, peu le connaissent, tous le craignent. Il garde soigneusement ses secrets, mais se montre le plus sévère, le plus impitoyable de tous.
C'est pourquoi l'équipage du Sans Dieu, comme ceux d'autres navires de flibustiers, se renouvelle régulièrement. Parfois, par choix, parfois en fonction des circonstances. Voilà comment, en cette année 1715, deux personnages vont se retrouver malgré eux parmi ces hommes sans foi ni loi (expression qui n'a jamais été aussi juste).
Le premier est un jeune homme, un Malouin nommé Tristan. Il a été quelques années plus tôt victime de ce qu'on appelle la presse, un enrôlement forcé et du genre brutal, après une nuit de beuverie... Paradoxalement, se retrouver au sein d'un équipage pirate est pour lui une aubaine, un retour à la liberté dont on l'a privé de façon arbitraire.
Le second, Anselme, est encore moins à sa place sur le Sans Dieu que Tristan. Et pour cause, il est prêtre ! Un jésuite (encore un !) qui se trouvait sur le galion espagnol que les pirates ont attaqué. Il rentrait en Europe après avoir quitté les colonies d'Amérique où son ordre évangélise les autochtones. Un des rares survivants de l'abordage, contraint de rallier les flibustiers.
Amusante image que ce prêtre face à L'Ombre, dont la haine de Dieu et de ses représentants sur terre transpire à chaque mot, chaque geste... Pourtant, petit à petit, par ses connaissances médicales, en particulier, le Padre, comme on le surnomme rapidement (à l'exception notable de L'Ombre qui ne l'appelle, avec raillerie, que Monsieur l'Ibère), va trouver sa place.
Entre L'Ombre et lui, s'instaure un étrange manège, une sorte de répulsion/attraction. Une amitié qui ne veut pas dire son nom et qui, longtemps, se résumera à des piques verbales et des parties d'échecs. Un bras de fer intellectuel entre deux êtres au caractère bien trempé qui refusent de céder face à l'autre et cherchent à le faire plier.
Oh, bien sûr, on pourrait se contenter de regarder cette confrontation pour ce qu'elle est : deux hommes aux expériences contraires, aux visions du monde irréconciliables et à l'orgueil démesuré... Mais, laissons la superficialité derrière nous, grattons un peu et regardons-les de plus près, ces deux adversaires qui semblent vouloir se sauter à la gorge à chaque instant.
L'Ombre, rongé par la culpabilité du père impuissant qu'il a été à sauver ses enfants, reportant sa haine vers ce Dieu auquel il croyait pourtant fermement, mais aussi sur ce genre humain qu'il a renié par la même occasion. Il est la définition du marginal, du renégat et il a choisi ce rôle dont il s'acquitte avec un sang froid terrifiant.
Face à lui, un prêtre, horrifié des agissements de L'Ombre et de ces hommes, aux antipodes de sa foi, de son amour pour le genre humain. Or, on sait de lui qu'il est lui aussi, mais d'une façon très différente, un paria, un déclassé, un banni. Et cela pour avoir rejeté la violence que ses compatriotes infligeaient aux habitants de leurs colonies américaines...
Au fil de leurs nouvelles aventures, des batailles, des trahisons, des violences, des moments de peine, mais aussi de joie, il y en a, L'Ombre et le Padre s'amadouent, s'apprivoisent. Se tolèrent. Apprennent à se connaître, sans pour autant se dévoiler l'un à l'autre. L'Ombre est froid, dur, intraitable (mais pas inflexible), sans état d'âme et plein de colère.
Le Padre est impulsif, ce qui rend ses réactions souvent irréfléchies, mais c'est aussi un homme à la foi sincère et l'amour qu'il porte au genre humain n'a rien de feint ou d'hypocrite. Il croit à cette rédemption que semble rechercher L'Ombre. Mais, la sienne mène à la vie, quand celle du pirate ne semble vouloir passer que par une mort prochaine inéluctable...
Alors que L'Ombre rejette toute main tendue, le Padre se trouve une nouvelle raison d'exercer sa foi : ramener cet homme, dont il ignore tout, dans ce qu'il considère comme le droit chemin. Peut-être pas lui faire retrouver la foi en Dieu, mais au moins en lui-même, faire ressortir la bonté d'âme du pirate, qu'il devine, refoulée au plus profond de son être depuis tant d'années...
Il est fort, il est beau, ce duel, même si le mot n'est pas le plus approprié. Au fil des chapitres, des péripéties, on sent bien que le lien qui les unit s'assouplit, que le respect, d'abord inexistant entre eux, gagne du terrain. Qu'en sera-t-il au final ? Qui fera plier l'autre ? Evidemment, je ne vais pas le dire ici, mais nous en rediront un mot en conclusion...
L'autre thème majeur du livre, c'est la paternité. Arzhur devient L'Ombre parce qu'il ne peut plus être père. Parce que le Destin, le Hasard... ou Dieu, lui a pris les enfants qu'il avait eu avec son épouse. Sept enfants morts avant lui, l'injustice suprême qui le plonge dans cette colère délétère, suicidaire, aussi, quoi qu'on en pense, et même si son habileté (et une certaine chance) la repousse sans cesse.
Avec son équipage, L'Ombre ne se conduit absolument pas en père. Il est leur chef, et il est tout puissant. En fait, il est celui qui a droit de vie et de mort sur ceux qui travaillent sur le Sans Dieu. Une sorte de démiurge maritime, mais certainement pas un dieu, car le concept lui-même ravive sa colère et sa haine.
Les choses vont évoluer avec l'arrivée de Tristan. Ce garçon, débrouillard, dégourdi, mais candide et surtout, bien peu préparé à la vie de flibustier, a sûrement l'âge d'un des enfants défunts de L'Ombre, mais jamais il ne l'avouera, ni à lui-même, ni aux autres. Pourtant, d'emblée, il va lui faire une place bien particulière au sein de son équipage, réaffirmant au passage sa toute puissance.
Ensuite, sans que cela soit explicitement discuté, le lien qu'il va nouer avec Tristan prend des allures paternelles. D'autres événements, que je vous laisserai découvrir, vont renforcer cette impression. A sa manière, et sans avoir l'air d'y toucher, Tristan va changer L'Ombre, peut-être plus sûrement encore que le Padre.
Vous le verrez, cette question de la paternité est présente d'un bout à l'autre du roman, prenant parfois des chemins que l'on n'attendait pas. Impossible pour Arzhur de se défaire de ce statut de père qui aura fait son malheur et l'aura poussé à cette vie de renégat et de bandit. C'est certainement l'aspect le plus touchant de cette histoire, qui est aussi celle de personnes abîmées, rejetées, en sursis...
Dans les deux cas, que ce soit avec Anselme ou avec Tristan, L'Ombre ne laisse rien transparaître de ses émotions. Pourtant, le lecteur sent bien que la carapace, si elle ne se lézarde pas complètement, si elle résiste aux assauts extérieurs, est sérieusement ébranlée. Et regarde ce personnage si plein de haine et de désespoir, pour lequel, malgré tout on se prend de compassion, évoluer... Jusqu'où ?
Pour son premier roman, Virginie Caillé-Bastide a choisi d'aborder (c'est le cas de le dire) le roman de piraterie, un genre qui a ses aficionados et qui connaît, de temps en temps, quelques "revivals". Elle le fait avec application et nous offre, avec "le Sans Dieu" un roman qui reprend à son compte les codes classiques du genre, sans les révolutionner.
On a en main un vrai roman populaire, servi par une écriture soignée, assez respectueuse des façons de parler de l'époque, mais sans non plus trop en faire ou sombrer dans la préciosité. On retrouve tout ce qui fait le charme et le sel de ces romans : les batailles, les ripailles, les trésors, les alliances foireuses et les trahisons qu'elles entraînent, l'amitié virile et les coups de sang...
On croise quelques clins d'oeil à la littérature de flibustiers, mais aussi à la littérature romanesque du XVIIIe siècle. On songe à "Paul et Virginie" ou à "Robinson Crusoë", même si la situation narrée dans "le Sans Dieu" en est assez éloignée. Les ingrédients, eux, sont pourtant rassemblés pour donner un bel exemple de romans d'aventures accessible au plus grand nombre.
Avec une question que pose la fin assez ouverte de ce roman : pourrait-on retrouver bientôt certains personnages du Sans Dieu dans de nouvelles aventures ? En tout cas, Virginie Caillé-Bastide choisit de nous laisser frustrés, en ne nous imposant pas un dénouement. Et je dois dire qu'elle a trouvé le moyen parfait de laisser le lecteur décider par lui-même de ce qui arrivera, c'est malin.
Lorsqu'on termine un premier roman et qu'on a plutôt passé un bon moment, on a toujours tendance à se projeter vers le second (oui, on est exigeant, je sais), en se demandant si on restera dans la même veine, si on nous emmènera dans un univers complètement différent... Avec Virginie Caillé-Bastide, c'est le cas. Pour transformer un premier essai très prometteur.