Il pleut, et pourtant, le spectacle doit continuer. Suspendu la tête en bas à la flèche de l'Helios Building, le plus haut bâtiment de New York, Harry Houdini doit d'abord se débarrasser des menottes qui lui maintiennent les poignets dans le dos et ensuite, il pourra retrouver une position plus naturelle pour le bipède qu'il est. Bref, la routine !
Une fois libéré, délivré, acclamé, mais trempé comme une soupe, Houdini se change dans la loge qu'on lui a aménagée. C'est alors que l'illusionniste reçoit une invitation qu'il ne peut refuser. Disons plutôt une convocation, ce serait plus juste. Et celui qui lance cette invitation n'est pas un inconnu, puisque, en cette année 1909, il est l'homme le plus riche d'Amérique. Sans doute du monde.
Chef d'industrie aux activités multiples et florissantes, Cyrus Vandergraaf dirige un véritable empire comme seul le capitalisme américain sait en faire émerger. Pourtant, lorsque Houdini se retrouve face à Vandergraaf, il n'a pas face à lui l'incarnation de la puissance qu'il s'attendait à rencontrer. Le milliardaire a perdu de sa superbe.
Et pour cause, après quelques questions posées au magicien sur son art et ses compétences, Cyrus Vandergraaf révèle à Houdini la raison de cette invitation impromptue : son fils a disparu. Le jeune homme, qui dirige une des entreprises du trust familial, n'a plus donné signe de vie depuis une semaine. Et aucune demande de rançon n'a été adressé au magnat.
Mais, pourquoi faire appel à un magicien plutôt qu'à la police ou aux fameux Pinkerton, même si leur réputation n'est plus aussi bonne qu'avant ? Eh bien, justement parce que Houdini est un maître de l'évasion. De l'escapologie, pour utiliser le terme exact. Lorsque Houdini se retrouvera face au seul indice concernant la disparition de son fils dont dispose Vandergraaf, il comprendra.
Il devrait également être surpris, car cet indice est fort inhabituel. De quoi s'agit-il ? Ah, mais ne comptez pas sur moi pour vous le dire, tel le magicien, je ne révèle pas mes trucs (enfin, les trucs de l'auteur dont je parle, plus précisément) ! Et va lui demander d'utiliser ses compétences de manière très originale : non plus sortir, mais... entrer.
Et puis, il aura une autre raison d'être surpris, en découvrant que Vandergraaf n'a pas misé que sur lui pour retrouver son fils. Houdini va devoir travailler avec un autre personnage, enfin, s'il le veut bien, un certain Sigmund Freud, qui se trouve justement de passage à New York, accompagné de son fidèle acolyte Carl Gustav Jung.
Si, en 1909, Houdini est une star mondialement reconnue, en revanche, Freud n'a pas encore assis sa réputation. Ses théories commencent seulement à se diffuser de ce côté-ci de l'Atlantique, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle sont accueillies très fraîchement... Le puritanisme américain s'accommode mal des théories très sexualisées du médecin autrichien...
Houdini et Freud... Deux hommes aussi différents qu'on peut l'être : l'âge, le statut social, la profession... On ne peut pas vraiment dire que tout les oppose, ce serait exagéré, mais tout les éloigne l'un de l'autre. Le saltimbanque et le médecin, le manuel et l'intellectuel... Mais leurs origines, elles, les rapprochent : ils sont tous les deux juifs et originaires de l'empire Austro-hongrois.
Charge à eux d'apprendre à se connaître pour mettre en commun leurs forces et leurs talents. Si Vandergraaf les a choisis, ce n'est sans doute pas par hasard, même si cela ne saute pas aux yeux. Il va aussi leur falloir apprendre à ménager leurs ego et leurs susceptibilités... Qui sont à la hauteur de leurs talents...
Ainsi commence une enquête en forme de jeu de pistes. Une enquête où il va falloir la tête et les jambes, si je puis m'exprimer ainsi. Aux deux protagonistes de savoir interpréter les signes et les indices, de déjouer les chausse-trapes et les pièges qu'on leur tend pour retrouver la trace de Stuart Vandergraaf...
"La société des faux visages" n'est pas un simple polar, même si c'est la trame principale de ce livre. Comme toujours avec les histoires de Xavier Mauméjean, on mêle les genres, on entrecroise les sources, on confronte des idées qui semblent pourtant inconciliables... Il joue avec des ingrédients surprenants, comme un cuisinier recherchant des alliances de goûts originales.
Il flotte sur cette histoire un air de roman populaire, tel qu'on en écrivait au début du XXe siècle (et d'ailleurs, Houdini n'aurait-il pas fait un formidable Fantomas ?), mais avec un supplément d'âme. Celui d'un érudit, d'un passionné, mais aussi, d'une certaine manière, d'un joueur. Mauméjean s'amuse à assembler les éléments disparates dont il dispose et ça se ressent.
Le duo Houdini/Freud fonctionne parfaitement. On n'a pas un buddy movie, car on n'a pas un leader et un boulet, mais deux très fortes personnalités qui pourraient aussi bien s'entendre et s'allier que se détester et agir en rivaux. On est parfois sur le fil du rasoir, mais si rivalité il y a, elle va devenir un moteur pour parvenir au but fixé.
D'ailleurs, "la Société des faux visages" est un roman sur le double. Nous évoquions cette thématique il y a quelques semaines, dans un contexte très différent, à propos de la rencontre romanesque entre Chaplin et Churchill. On retrouve ici un peu le même raisonnement, à commencer par la possibilité que Freud et Houdini, tous deux à New York en 1909, aient pu se rencontrer.
Ils sont les deux revers d'une même pièce et les doubles vont petit à petit apparaître au fil de leurs recherches, mais également dans le cours de l'évolution de leur relation. L'un des points culminants du roman de Xavier Mauméjean, c'est d'ailleurs l'impressionnante psychanalyse de Houdini par Freud, le médecin viennois retirant le costume que le magicien s'est taillé pour masquer Ehrich Weiss.
Oh, rassurez-vous, Freud aussi a son double, il s'appelle Carl Gustav Jung et il attend le moment propice pour tuer le père, lui aussi... Les cordonniers ont beau être les plus mal chaussés, la rivalité entre les deux médecins, les différences entre leurs visions et leurs centre d'intérêts sont en train d'apparaître, lorsqu'on les rencontre à New York.
La dualité, encore et toujours... Et vous verrez que la question du double tient une place centrale dans la résolution du mystère entourant la disparition de Stuart Vandergraaf. L'apparence et l'être, les côtés plus sombres que l'on camoufle sous la couche cosmétique du secret... Ce que l'on montre de soit et ce que l'on refoule... Tiens, ça ne vous rappelle rien ?
J'ai l'impression de parler plus de Freud que de Houdini, mais c'est vrai que si les talents de l'illusionniste sont mis à contribution, ce sont les théories du médecin qui sont vraiment mises en scène de façon spectaculaire. Sur les plateaux de la balance, pourtant, l'équilibre demeure, car, là encore, on se retrouve avec des éléments complémentaires.
Il y a l'illusion et le rêve, l'évasion et l'inconscient... Chacun à leur manière, Houdini et Freud oeuvrent dans la même branche ! Et ils contribuent à rendre la vie plus douce à ceux qui viennent les voir. On évoque d'ailleurs dans le livre les lectures chaude et froide, b.a.-ba du spectacle d'illusion, qui ont bien des points communs avec les séances de psychanalyse...
"La Société des faux visages" met en scène un duo, comme "Kafka à Paris", le précédent roman de Xavier Mauméjean. Deux livres qui, là encore, ont des traits en commun et d'énormes différences, ne serait-ce que dans la tonalité générale. La virée parisienne de Kafka et Brod se déroule sur un mode plutôt comique tandis que Houdini et Freud jouent les enquêteurs dans une histoire assez sombre.
Pourtant, s'il faut replacer "la Société des faux visages", dans l'oeuvre de Xavier Mauméjean, c'est aux côtés de "Lilliputia" et d' "American Gothic" (deux romans désormais disponibles en poche) qu'il faut le faire figurer. Ils forment un triptyque constituant une mythologie américaine, qui sera un des piliers de la puissance encore en gestation que deviendront bientôt les Etats-Unis.
Coney Island et son parc d'attractions, qui sont au coeur de "Lilliputia", apparaissent d'ailleurs comme un des points communs qui rapprochent Freud et Houdini. Quant à "American Gothic", c'était une plongée dans l'inconscient foisonnant et pour le moins tourmenté d'un créateur qui aurait fait les beaux jours de Freud s'il l'avait reçu sur son canapé...
Quant à la mythologie, elle est évidemment indissociable des théories freudiennes, à commencer par Oedipe. Mais on croise d'autres personnages issus de mythologies classiques dans "la Société des faux visages". Qui répondent aux mythes contemporains que sont Houdini et Freud, le premier étant déjà entré dans la légende, le second devant patienter encore un peu avant de trouver sa place dans l'Olympe made in USA.
S'il est toutefois un dieu qui s'impose dans ce dernier volet, c'est le dieu vert, comme le dollar. Le rêve américain n'est plus celui des origines, la terre promise où couleraient le miel et le lait, mais bien celle de la richesse, écrasante, folle, délirante, qui offre tout. Qui permet tout. Tout du moins du point de vue de ceux qui le possèdent.
A l'image de Hetty Green, la femme la plus haïe des Etats-Unis ("la Société des faux visages", c'est un peu la réunion des superlatifs pas anonymes) : une femme dans un univers si masculin de la haute finance. Un personnage absolument extraordinaire, qui mériterait d'être à elle seule au centre d'un roman, et dont Xavier Mauéjean dresse un portrait terrible, grand-guignolesque et pourtant effrayant.
Au fur et à mesure de l'avancée de ce roman, de l'enquête menée par Freud et Houdini, le rêve se dissipe, l'imaginaire laisse la place à un matérialisme forcené. A l'image de cet Helios Building, récemment achevé, construit pour dépasser les autres immeubles new-yorkais et imposer la puissance de son propriétaire. Un symbole phallique qui n'échappera certainement pas à Freud...
Si le roman se déroule sur un rythme enlevé et non dénué d'humour, on ressent pourtant en le refermant une sorte de désenchantement. Le rideau tombe et l'on revient d'un seul coup à la triste réalité. D'ailleurs, les titres des chapitres ne sont pas anodins : Mauméjean nous emmène au spectacle, c'est "One night at the Opera", depuis l'annonce du spectacle jusqu'à la soirée qui suit...
Mais le livre, pas le roman, le livre se termine sur une annexe où l'auteur explique ce désenchantement. Ce dépit amoureux, cette Amérique qui le faisait rêver, mais qui désormais, le peine, l'inquiète. Il ne la reconnaît plus, cette Amérique, qui a renié sa mythologie pour se transformer en un spectacle grotesque, entre clowns et freaks...
"La Société des faux visages" vient donc clore un cycle. Mais, l'imagination de Xavier Mauméjean, rassurez-vous, est toujours aussi fertile, en perpétuel bouillonnement (vous ai-je dit que c'est un bonheur de l'écouter parler de son travail ?). Mais je ne vais pas vous en parler, non, je vais lui laisser la parole pour terminer.
Car, ce billet, c'est ma lecture personnelle de ce roman. Il y a une lecture par lecteur et c'est heureux, des références qui frappent plus que d'autres (et j'ai des lacunes, je m'en rends compte), et puis, il y a le regard de l'auteur lui-même sur son travail. Ce matin, alors que je phosphorais déjà en vue de la rédaction de ce billet, je suis tombé sur un entretien formidable de Xavier Mauméjean...
Et je crois qu'il n'y a pas meilleure conclusion, ni meilleur moyen de donner envie de lire les romans de cet auteur qui est, je le redis, un des plus inventifs que je connaisse. Alors, je me tais, si, si, ça m'arrive, et je vous laisse avec Xavier et les questions que lui pose Nicolas Tellop sur le site carbone.ink, c'est également passionnant...