S'évader pour aimer plus fort la vie

S'évader pour aimer plus fort la vie

Hervé Le Tellier.


S'évader pour aimer plus fort la vieDès qu'on lit le titre du nouveau livre de Hervé Le Tellier, même sans rien connaître de la vie de l'écrivain, même sans lire le sous-titre, "J'ai toujours su que ma mère était folle", on se doute que c'est un fake. Un oxymore pour le dire en mode plus littéraire. "Toutes les familles heureuses" (JC Lattès, 224 pages), il fallait l'oser. Le titre vient d'une phrase de Tolstoï dans "Anna Karénine". La version complète est pire: "Toutes les familles heureuses se ressem-blent; chaque famille malheureuse l'est à sa façon."
C'est l'histoire d'une famille non heureuse, la sienne, que déroule l'écrivain dans cet ouvrage terriblement attachant. Rien de larmoyant, de revanchard ou de plaintif, mais de l'autodérision. Une succession de faits ancrés dans l'histoire d'un pays, un récit ouvert qui accueille le lecteur, suscite l'empathie, accompagnera peut-être ceux et celles qui souffrent d'un parent toxique. Hervé Le Tellier se donne aujourd'hui le droit d'écrire ce livre, de raconter sa vie d'enfant à part. Son père et son beau-père sont morts, sa mère placée sous tutelle ne le lira pas. Les faits sont souvent glaçants mais perce constamment la petite flamme d'un enfant qui veut vivre, aimer la vie, qui a compris sans savoir l'identifier que quelque chose n'était pas normal et qui a su fuir et s'en sortir. Rarement l'expression "folle de jalousie" aura mieux été portée que par la mère du narrateur. Une jalousie qui ne s'explique pas vraiment, due sans doute à la trahison des hommes et au désir de vengeance qui est en né. Une vengeance aveugle, prenant pour cible principale son propre enfant. Ce qu'elle ignorait, c'est qu'elle n'allait pas réussir.
"Je n'ai pas été un enfant malheureux, ni privé, ni battu, ni abusé", explique l'auteur. "Mais très jeune, j'ai compris que quelque chose n'allait pas, très tôt j'ai voulu partir, et d'ailleurs très tôt je suis parti. Mon père, mon beau-père sont morts, ma mère est folle. Ils ne liront pas ce livre, et je me sens le droit de l'écrire enfin. Cette étrange famille, j'espère la raconter sans colère, la décrire sans me plaindre, je voudrais même en faire rire, sans regrets. Les enfants n'ont parfois que le choix de la fuite, et doivent souvent à leur évasion, au risque de la fragilité, d'aimer plus encore la vie."

C'est aussi l'histoire d'une génération dans la France d'alors que ce très beau récit extrêmement bien documenté. Hervé Le Tellier a l'art de placer des digressions intéressantes, comme cet avion sans train d'atterrissage non mobile, l'art de faire des affaires avec les assurances ou la place des Noirs dans la famille. S'il critique l'attitude maternelle, il montre aussi que le petit garçon qu'il était a trouvé des appuis. On se plait en compagnie de ce texte qui distille ses surprises et ses portraits.
"Ecrire "Toutes les familles heureuses" est une idée récente", me dit Hervé Le Tellier, de passage à Bruxelles. "Je l'ai commencé il y a deux ans et demi. Avec le premier chapitre qui n'a pas bougé. L'OuLiPo (NDLR: Ouvroir de Littérature Potentielle dont il est membre) organise des lectures publiques. Ce texte a été écrit pour qu'il soit oral, avec de l'humour, pour faire sourire un public de 300 personnes. Le feuilleton a duré pendant un an et demi. J'avais réduit les chapitres à sept ou huit minutes de lecture. J'ai conservé l'idée générale pour le livre, que le public découvre mon histoire familiale."
Le livre est toutefois plus intime, plus ironique aussi. Il se déroule de manière chronologique tout en étant parsemé de portraits thématiques. "C'est un livre binaire. La charnière est venue avec l'écriture. Au début, j'avais l'idée d'un livre ironique de bout en bout. Mais j'aurais été incapable de tout continuer sur le même ton. J'ai retrouvé l'ironie dans l'avant-dernier chapitre, pour le portrait de ma mère."
Chaque chapitre est titré, donnant une idée de ce qu'on va y trouver, les prénoms de la famille, mais aussi "Ma sœur la pute" ou "La mort de Piette". "Au début de l’écriture",  se rappelle Hervé Le Tellier, "j'avais fait des résumés en tête des chapitres, mais je les ai supprimés pour que le texte soit plus fluide. Par contre, j'ai gardé les exergues, que j'ai trouvés après. Je voulais un extrait de "L'Eglise" de Céline pour Guy, la phrase de Tolstoï pour le dernier chapitre."
Le cours de la famille Le Tellier aurait-il été différent si Hervé était né garçon? "Si j'avais été une fille, je n'aurais pas été investi du rôle qui consistait à venger mon père et mon grand-père. Je n'aurais pas fait Polytechnique. Mais ça ne se serait pas forcément mieux passé. Peut-être mon père aurait-il eu un rapport différent avec moi? En réalité, j'ai été sauvé par mes grands-parents. En écrivant le livre, j'ai calculé que je n'avais pas vu ma mère entre un an et quatre ans. Le lien avec ma mère ne s'est pas construit. Chez nous, on n'avait pas de salle à manger parce qu'on mangeait toujours à la table de ma grand-mère. Ma mère avait comme rêve de réunir trois générations, un rêve paysan, incompatible avec la société dans laquelle on était. Elle avait un rapport très fort avec ses parents dont elle était incapable de se séparer. Elle était une femme fragile et blessée, elle avait besoin de ce lien permanent. Pour elle, il était inconcevable que son fils rompe le lien."
Et aussi
Jamais deux sans trois
Deux des potes belges de l'auteur apparaissent au début de "Toutes les familles heureuses", Jean-Pierre Verheggen et Jean-Claude Pirotte. Le troisième larron, Thomas Gunzig, Hervé Le Tellier se le réserve pour la vraie vie.
Dix-huit chapitres
"Parce que 18 ans est l'âge de la majorité,
parce que le chiffre 18 signifie "en vie" dans la kabbale
et pour une raison personnelle."

L'amnésie d'une génération
Durant la guerre, deux institutrices parisiennes ont caché chez elles des élèves juives, ce qui n'a pas empêché que vingt-quatre d'entre elles soient déportées, des condisciples de la mère et de la tante de l'écrivain. Sans leur en laisser aucun souvenir. "L'amnésie d'une génération a entraîné la révolte de la jeunesse. Il est frappant de voir qu'elles ont des prénoms français." Hervé Le Tellier leur rend justice et publie leurs noms: Mira Adler, Nicole Alexandre, Jacqueline Berschtein, Alexandra Cheykhode, Fortunée Choel, Paulette Cohen, Renée Cohen, Paulette Goldblatt, Thérèse Gradsztajn, Rosette Heyem, Marceline Kleiner, Janine Lubetzki, Estelle Moufflarge, Colette Navarro, Huguette Navarro, Ethel Orloff, Gilberte Rabinowitz, Rose Rosenkrantz, Françoise Roth, Jacqueline Rotszyld, Jacqueline Rozenbaum, Marguerite Margot Scapa, Rose-Claire Waissman, Olga Zimmermann.
Le retour de Piette
Piette est apparue dans un roman précédent, "Assez parlé d'amour" (JC Lattès, 2009). La revoilà dans "Toutes les familles heureuses". "Je suis passé du "il" au "je". Du coup, j'ai pu faire plus de choses, ajouter des éléments psychologiques plus intimes. Le chapitre a augmenté. Piette a été une fulgurance, six ou sept mois de ma vraie vie. Avec le recul, cela me paraît presque irréel d'autant que c'était caché. A vingt ans, soit on bascule dans le noir, soit on oublie."
Une nouvelle à l'OuLiPo
Clémentine Mélois, qui a dessiné l'arbre généalogique de la famille Le Tellier, vient d'entrer à l'Ouvroir de Littérature Potentielle.

S'évader pour aimer plus fort la vie

Les Le Tellier & co par Clémentine Mélois. (c) JC Lattès.


Poudlard
Extrait: "Non je ne trouve pas très sympathique l'atmosphère de Poudlard, dans "Harry Potter".
Explication: "J"ai des problèmes avec Harry Potter parce qu'il est tellement british. J'ai tellement détesté mon enfance british."
Pour lire en ligne le début de "Toutes les familles heureuses", c'est ici.