"Les fées ne sont pas des créatures d'opérettes. Nous sommes monstres, nous sommes merveilles, idées de dieu, mères de déesse, profondément ancrés dans nos terres, et dans l'âme des hommes".

Des fées au programme de notre billet du jour, et vous allez voir que ces deux personnages centraux ne correspondent pas forcément à l'image la plus répandue que l'on peut avoir de ces créatures. C'est un drôle de roman dont nous allons parler, un univers très particulier, entre le conte et la fable, des personnages qui ont tous un côté assez mystérieux, pour ne pas dire sombre, et une quête dont l'objectif semble plus effrayant que merveilleux. "La Fée, la pie et le printemps", premier roman d'Elisabeth Ebory (en grand format dans la collection Bad Wolf des éditions ActuSF), revisite des archétypes de fantasy et joue avec certaines situations, historiques et autres, pour nous proposer une histoire pleine de rêves, mais jamais très éloignés de la frontière avec le cauchemar, dans un monde où les couleurs scintilles partout, mais peinent à percer la noirceur omniprésente. Il y a du rififi au royaume de Féerie, et c'est notre monde qui pourrait en pâtir !
Le monde des humains et le monde des fées ont été irrémédiablement séparés. Non seulement les portes permettant de passer de l'un à l'autre ont été hermétiquement fermées, mais les fées, et toutes les créatures magiques avec elles, ont été emprisonnées dans un monde terne et triste, dont elles ont interdiction de sortir.
Mais, en ce printemps 1837, une brèche est apparue. Une fée a réussi à s'évader de cette prison imposée aux créatures magiques. Elle s'appelle Rêvage et elle a réussi à se procurer la fameuse clé permettant de passer d'un monde à l'autre. Avec cet objet en sa possession, elle a la possibilité de libérer toutes les fées et de les faire revenir parmi les humains.
Ce qu'elle ne fait pas. En fait, Rêvage agi même dans la plus grande discrétion. Car, si elle s'est démenée pour récupérer cette clé, c'est bien sûr pour retrouver la liberté dont on l'avait arbitrairement privée, mais surtout parce que cela fait un long moment qu'elle mûri un plan de grande envergure qu'il est désormais temps de mettre en oeuvre.
Rêvage est du genre à adorer quand les plans se déroulent sans accroc et elle est persuadé d'avoir mis tous les atouts de son côté, d'avoir tout calculé au millimètre près, d'avoir tout prévu... En arrivant en Angleterre, dans ce monde des humains où elle n'est plus venue, forcément, depuis des années, elle imagine qu'elle ne va plus avoir qu'à cueillir le pouvoir comme un fruit bien mûr.
Oui, Rêvage est une fée pleine d'ambition qui se verrait bien à la tête des mondes, humain et féerique, pour un règne sans partage qu'elle dirigerait dans l'ombre. Le hic, c'est qu'en son absence, rien ne s'est passé comme elle l'avait prévu. Tout est même parti en sucette, comprend-elle avec amertume. On ne peut décidément faire confiance à personne, surtout lorsque cet auxiliaire a un penchant pour la bouteille.
Fort en colère, Rêvage doit donc reprendre les choses en main pour espérer rattraper les erreurs commises en son absence. Mais rien n'est facile, comme si tout se liguait contre elle pour l'empêcher de mener à bien son formidable projet. La fée voulait que les choses se passent en douceur, mais s'il faut que ça barde (au sens propre comme au figuré), ça va barder !
Dans le même temps, Philomène arrive elle aussi en Angleterre. Elle a deux caractéristiques : elle aussi est une fée, mais ça, je pense que vous vous en doutiez, mais elle est également une voleuse. Je me demande d'ailleurs si on ne devrait pas parler de cleptomanie, tant elle donne l'impression qu'elle chourave tout ce qui lui passe à portée de main. Surtout si ça brille. Surtout si c'est magique.
Cette habitude, elle l'a prise après avoir elle-même été dévalisée par ses propres concitoyens de Féerie. Décidée à récupérer ses biens, elle a pris goût à cette activité de voleuse qu'elle a donc poursuivie par plaisir. Et presque sans s'en rendre compte. Un chaudron en or, un destrier aux qualités magiques, un pistolet aux munitions extraordinaires et même de l'encre et des plumes...
Philomène ne semble pas se soucier du tout des réactions des fées qu'elle vole. Elle devrait pourtant y réfléchir à deux fois... Pour l'heure, ces questions ne l'effleurent même pas. Elle assiste à une bagarre à laquelle elle va finir par prendre part, pour aider un jeune homme mal en point. Un jeune homme qui porte le curieux nom de Clem...
Une solidarité de voleurs, en fait, par Clem fait partie d'un groupe de vagabonds qui survit de diverses rapines et attend le grand coup qui lui permettra de vivre enfin la grande vie. Aux côtés de Clem, on trouve une adolescente, Vik, et un personnage taciturne chargé de l'intendance, Od, bientôt rejoints par un jeune homme dont le prénom est une simple lettre, S, ancien étudiant à Cambridge.
Sans trop bien savoir pourquoi, Philomène se joint au groupe. Est-ce le charme de Clem qui la fait réagir ainsi, ou bien la simple curiosité ? Toujours est-il que le groupe va faire route vers Londres et vivre quelques aventures surprenantes. Mais, plus ils avancent, et plus Philomène s'interroge sur ses compagnons de voyage qu'elle soupçonne de lui cacher bien des choses...
Deux personnages centraux, disais-je en ouverture, deux fées, l'une assoiffée de pouvoir, l'autre qui joue les pies voleuses, voilà le décor planté. La suite, on se doute qu'elle va aboutir à la rencontre entre Rêvage et Philomène, mais dans quel contexte, suite à quels rebondissements, telle est la question, et je vous laisserai les découvrir.
C'est en tout cas une histoire assez déroutante, à travers le parcours de ces deux fées pas franchement exemplaire, loin des fées "Made in Disney". Parce qu'elles sont gentiment agaçantes, ces deux-là, et en même temps très attachantes. Elles sont des personnages complexes, qu'on ne peut pas classer parmi les gentils ou les méchants de manière claire et incontestable.
Alors, oui, Rêvage apparaît comme un personnage plus sombre que Philomène, un peu plus lumineuse, mais cela peut-être trompeur. D'une certaine façon, c'est Rêvage qui est la plus proche des humains, qui exprime des émotions et des comportements plus proches de ceux des humains, tandis que Philomène, elle, semble considérer les humains avec une certaine hauteur, pour ne pas dire du dédain.
Rêvage est caractérielle, colérique, mais elle est franche. L'hypocrisie, ce n'est pas son truc et ses colères se répercutent jusque dans le temps qu'il fait. Attention, quand elle se fâche, storm is coming ! Philomène, au contraire, a ce petit côté sournois qui vient assombrir son côté léger, presque fleur bleue, en faire un personnage pas forcément plus trouble, mais clairement plus égoïste.
Et il y a un élément qu'il ne faut certainement pas négliger dans la manière dont le lecteur va appréhender ce roman : les deux fées n'ont pas droit au même traitement narratif. Les chapitres mettant en scène Rêvage sont racontés à la troisième personne du singulier, alors que Philomène parle (phrase qui ouvre ses chapitres), elle nous parle directement, en passant par le je.
Deux personnalités, deux points de vue, deux caractères, également, l'une aussi déterminée que l'autre peut sembler désinvolte... Mais une même sensation de lassitude, de désenchantement, comme si ces deux fées étaient en quête de quelque chose d'impossible à atteindre, un hypothétique bonheur que leur état de fée ne semble pas pouvoir leur offrir. En cela aussi, elles sont touchantes.
Aïe, je viens plus ou moins d'expliquer que les personnages de ce roman ne sont pas sympas... Le drame, pour certains lecteurs, c'est un argument rédhibitoire. Mais, comme le dit très bien la citation choisie pour être le titre de ce billet, notre vision des fées, sans doute formatée par un imaginaire collectif rose bonbon, manque de justesse, de précision.
Les fées n'ont pas à être l'incarnation du bien, pour dire les choses clairement et il serait dommage de ne pas plonger dans ce roman parce qu'on n'y trouverait pas des fées adôôôôrables. Vous passeriez à côté d'un univers assez surprenant qui va prendre par moments des allures de vaudeville où les portes qui claquent sont celles qui permettent de passer d'un monde à l'autre.
Et le moins qu'on puisse dire, c'est que le monde des fées ne fait pas franchement rêver... Ce n'est pas vraiment le décor merveilleux auquel on pourrait s'attendre, on voit bien qu'il a été trop longtemps clos, ça sent le renfermé et ça a perdu de sa brillance. Mais, y vivent celles et ceux qui possèdent la magie, et là, ça change tout, car tout devient permis. Ou presque.
Dans ce décor, comme chez les personnages, on a la sensation d'assister sans cesse à la lutte entre la lumière et l'ombre, entre les couleurs et la grisaille, à l'image de ces signaux multicolores, seulement perceptibles par les fées, qui matérialisent les passages d'un monde à l'autre. Dans "La fée, la pie et le printemps", il y a des duels à tous les étages, et la crainte de voir triompher l'obscurité...
Si Rêvage et Philomène n'ont pas le même petit côté foldingue que Jaspucine pouvait avoir dans "Fées, weed & guillotines", de Karim Berrouka, j'ai retrouvé chez Elisabeth Ebory ce même décalage assez soutenu entre les fées et les personnages humains. On a bien deux espèces très différentes, avec un léger sentiment de supériorité du côté des fées.
De même, cette cohabitation délicate des deux mondes se retrouve dans les "Faerie Stories", de Johan Héliot, comme dans la trilogie de Mathieu Rivero, "les Arpenteurs de rêve" (à laquelle je consacrerai sans doute un billet quand le troisième volet sera paru), avec les mêmes enjeux de pouvoir que dans "la Fée, la pie et le printemps".
A une différence près, ici, ces ambitions s'incarnent dans une unique personnalité et non dans l'affrontement de deux civilisations qui pourraient pourtant cohabiter pacifiquement. C'est là qu'intervient le choix du contexte historique particulier dans lequel se déroule "la Fée, la pie et le printemps".
On joue sans doute sur des références littéraires, et en particulier sur ce XIXe siècle anglais qui inspire nombre d'auteurs de romans de fantasy urbaine. Mais, le choix de ce cadre n'est pas anodin, bien au contraire, et je me tais tout de suite, avant d'aller trop loin et de dévoiler certains éléments importants de cette histoire.
Un dernier mot, là encore effleuré plus qu'approfondi, pour ne pas trop en dévoiler. Elisabeth Ebory rend hommage à l'écrit, à la puissance de l'imaginaire qu'il véhicule dans le cours du roman. A l'image des lecteurs que nous sommes tous, ses fées ont ce pouvoir merveilleux de visualiser ce qu'on leur donne à voir. Et dans "La Fée, la pie et le printemps", il y a beaucoup à voir.
Ce roman a des allures de conte, même s'il ne débute pas par "il était une fois", avec cet univers que l'on sent proche du nôtre et pourtant sensiblement différent, comme si on le regardait à travers un prisme. Le début m'a dérouté, il a fallu un peu de temps pour mettre en place tous les repères, comprendre certains tenants et imaginer quels pourraient être les aboutissements.
Et puis, peu à peu, les choses se sont assemblées, on devine certains éléments, on tilte à tel ou tel détail, on se retrouve face à quelques rebondissements surprenants. Certaines scènes, très visuelles, très impressionnantes à imaginer, restent en mémoire. Le rythme s'accélère pour devenir une vraie course poursuite, avec, je le redis, ce côté vaudevillesque qui est assez agréable.
Pourtant, cette légèreté apparente qui préside à ce roman doit être nuancée, exactement comme on doit le faire pour les personnalités des deux principales protagonistes. On l'oublie souvent, mais les contes de fées originels sont bien plus sombres et torturés que les versions que nous retenons. Il n'y a peut-être pas la violence qu'on peut trouver chez les Grimm ou Andersen, mais la vie de ces fées n'est vraiment pas un long fleuve tranquille.