Sorj Chalandon. (c) JF Paga/Grasset.
Qui se rappelle de la catastrophe minière qui a eu lieu à Liévin-Lens le 27 décembre 1974? Quarante-deux mineurs y ont perdu la vie, en pleine trêve des confiseurs. Quarante-deux morts, par défaut de prévoyance, par appât du gain. Qui se rappelle de ce drame? Sorj Chalandon qui lui consacre son huitième roman, le très beau "Le jour d'avant" (Grasset, 332 pages). Sorj Chalandon, journaliste depuis toujours, romancier depuis 2005 et "Le petit Bonzi", infiniment respectueux des hommes.
"Le jour d'avant", où un élément historique véridique se double du drame personnel que vit le narrateur, Michel Flavent, frère cadet d'un des mineurs décédés, est un bon coup de poing dans l'estomac. Ou dans les dents. Sans recourir au pathos, les situations se suffisent à elles-mêmes. Ce roman de vie, de mort, de souffrance, de culpabilité, de mensonge et de vengeance vient d'être considéré par plus de 300 libraires français comme le meilleur titre de l'année en littérature francophone - en littérature étrangère, c'est "Underground railroad" de Colson Whitehead (traduit de l'américain par Serge Chauvin, Albin Michel) qui a été choisi. Juste compensation à l'absence de Chalandon des sélections des grands prix littéraires de l'automne. Mais il le sait: "Inviter à table 42 ouvriers morts n'est pas très convenable...".
Terriblement prenant, ce nouveau roman de Sorj Chalandon est construit sur deux périodes qui alternent tout au long des chapitres, les événements de décembre 1974 et des mois suivants ainsi que l'enquête que le narrateur mène à leur sujet à partir de mars 2014 et ses conséquences. Michel Flavent veut savoir pourquoi le nom de son frère mineur n'apparaît pas dans les listes des tués de la fosse Saint-Amé. Pour lui, 16 ans au moment de la catastrophe, Joseph Flavent, Jojo, en est le 43e mort. Un deuil qu'il est incapable de faire et qu'il associe aux 42 mineurs morts par manque de souci d'eux. Une obsession remâchée durant quarante ans et qu'en 2014, devenu veuf, il décide de rendre prioritaire. Il vend tout ce qu'il a et revient s'installer incognito dans sa région natale. La mine a fermé mais il retrouve des témoins d'hier. Il retrouve surtout celui qu'il tient pour responsable de l'accident, Lucien Dravelle. Et il fourbit sa vengeance, terrible. Le lecteur suit, compatit, approuve, ignorant qu'il faut parfois se méfier des belles histoires. Mais le romancier a tous les droits, y compris de dérouler la vie de Michel Flavent tel qu'il ne fait. C'est pour mieux dévoiler la part sombre de chacun, le chemin vers le pardon, individuel ou collectif. "Le jour d'avant" est un roman aussi impressionnant sur le drame social qu'il dénonce que sur le parcours que le narrateur a cru pouvoir emprunter pour se protéger. Humain, terriblement humain.
Quel lien entre les mineurs du nord de la France d'hier et Sorj Chalandon? De passage à Bruxelles, il s'explique: "A l'origine de "La légende de nos pères" (2009), le biographe familial du roman écrivait deux biographies en parallèle, celle d'un faux résistant et celle d'un mineur. C'était trop pour un seul roman. J'ai mis le mineur sur le côté en lui promettant de ne pas l'oublier."
Ensuite, Sorj Chalandon a écrit d'autres livres, inspirés de sa vie mais de vrais romans. "Je devais d'abord régler l'Irlande, ce que j'ai fait dans "Mon traître" et "Retour à Killibegs" (lire ici), puis mon père, fait dans "Profession du père" (lire ici), enfin la guerre, avec "Le quatrième mur" (lire ici)". Aujourd'hui que j'ai réglé tout cela, je suis retourné vers mon mineur. C'est lui qui m'a appelé."
Un lien ancien réunit le héros et l'écrivain: "En 1974, j'étais un jeune journaliste de 22 ans, à Libé. Quand on a entendu l’annonce de la catastrophe, on a tout de suite su que toutes les précautions n'avaient pas été prises. Les morts nous ont appelés. Serge July et Blandine Janson ont couvert le drame. Des papiers faits la rage au ventre. De mon côté, j'ai couvert la grève des mineurs anglais dix ans après. Ce livre n'est pas autobiographique, mais c'est celui de ma colère."
"Le jour d'avant" refuse de juger le narrateur et c'est en cela qu'il est lumineux au-delà de sa noirceur. "Je l'aime bien, Michel", conclut Sorj Chalandon. "Il est humain."
Pour lire le début du roman "Le jour d'avant", c'est ici.