J’ai découvert les Éditions Monsieur Ed avec Méchant Far West. La fraîcheur et le côté décalé de cette bd m'ont ravie. Puis, il y a eu Racines de Marianne Ferrer. J'ai eu un coup de foudre pour l'objet, le texte et les illustrations. Le magnifique p’tit dernier de la maison, Le Jardin invisible, vient tout juste de paraître. Plein de questions me titillaient sur cette jeune maison d'édition. J'ai donc battu le fer pendant qu'il était chaud et j’ai contacté les éditrices Alice Liénard et Valérie Picard pour en apprendre davantage sur leur métier, ainsi que sur les haut et les bas d’une toute jeune maison d’édition.
L'INSPIRATION Il ne faut pas avoir froid aux yeux pour créer une nouvelle maison d’édition. D’où vient l’étincelle de départ?Valérie: De l’envie de faire des livres qui me plaisent, des livres auxquels je crois et qui incarnent ma vision de la vie, de la littérature et de l’art. De l’envie d’évoluer dans un environnement dans lequel je n’aurais plus à créer en répondant aux exigences, aux contraintes, aux peurs et aux limites venant de l’extérieur. Avec Monsieur Ed, je voulais faire mes propres règles, c’est-à-dire le moins de règles possibles. Jeanaché voulais pouvoir oser, prendre des risques et me tromper. Alice: De l’envie de faire les choses par soi-même, je pense. En tout cas, cela l’a été pour moi. J’avais envie de faire des livres qui me ressemblent et d’être partie prenante de A à Z dans tout le processus de fabrication du livre, d’être consciente de chaque aspect.Qui se cache derrière Monsieur Ed?V: Nous sommes deux filles: Alice Liénard, qui s’occupe de la direction littéraire, et moi, ValériePicard, qui s’occupe de la direction de création. Ceux qui me connaisse bien savent que je suis plutôt lente, que je ne suis pas matinale du tout et que j’adore le Pu Erh, un thé noir vieillit. Je suis diplômée au Bac en anthropologie de l’UDM. Je voulais être primatologue ou anthropologue légale, mais l’art me manquait et je me suis tournée vers le graphisme. J’ai travaillé comme directrice artistique pendant plus de treize ans dans le milieu de la pub/design. Depuis l’enfance je dessine, je peins et je fais des petits projets artistiques de temps en temps. Grande lectrice, j’ai toujours été passionnée par les mots et les intègre beaucoup dans mon art. Je cultive le désir d’écrire depuis longtemps et avec la création de Monsieur Ed, j’ai décidé de me lancer… À suivre.Comment choisit-on le nom d’une maison?V: Avec difficulté. J’ai dans mon cahier de notes plusieurs pages remplies de suggestions de nom de maison.Au départ du projet de maison d’édition, nous étions quatre. C’était plus difficile d’avoir le consensus. À chaque nom proposé, il y avait des objections, une d’entre nous sentait que ce n’y était pas tout à fait. On cherchait quelque chose qui allait fonctionner tant pour la littérature jeunesse que pour la littérature adulte. Lorsque le nom Monsieur Ed fut proposé, ce fut unanime, nous l’avons toutes aimé. Je crois qu’on a senti que cela nous représentait bien.Comment décide-t-on d’un logo pour la maison?V: Comme mentionné plus haut, j’ai quelques années d’expérience en design graphique, alors la tâche d’élaborer un logo pour la maison m’est revenue. J’ai abordé la création du logo de manière plutôt rationnelle: il devait bien se lire en tout petit et fonctionner autant pour de lalittérature jeunesse que pour des ouvrages adultes. J’ai demandé de l’aide à l’un de mes anciens directeurs de création, Mario Mercier, car créer son propre logo, c’est une des choses les plus difficiles à faire. Mario m’a donné des pistes de départs et puis j’ai exploré à partir de là. J’aimais bien l’utilisation du tiret devant le —M.ed, il rappelle le dialogue et permet de jouer graphiquement avec le logo dans nos communications.Comment sélectionnez-vous les titres?V: Nous fonctionnons beaucoup par coup de foudre. Ce n’est qu’une partie du processus par contre. Les titres doivent d’abord incarner ce que Monsieur Ed veut véhiculer, ils doivent être construits de la même fibre, de la même essence. Même si j’ai eu le coup de foudre pour certains manuscrits qu’on nous a présentés, on a dû les refuser, parce qu’on trouvait qu’ils ne faisaient pas assez «Ed», et qu’ils ne représenteraient pas la direction dans laquelle on veut développer la maison. On peut dire qu’ils ne rentraient pas dans notre ligne éditoriale. Comme Monsieur Ed est relativement jeune, les premières publications donnent un peu le ton de la maison, donc nous sommes probablement plus sévères dans notre sélection. Mais nous ne pouvons pas qu’attendre qu’on nous envoie LE manuscrit. Nous approchons donc des auteurs-es et des illustrateurs-trices parce qu’on aime leur univers ou leur voix et puis soit on leur demande qu’ils nous proposent quelque chose ou parfois, nous avons un projet plus concret en tête à leur présenter. Souvent, j’épluche le web à la recherche d’artistes visuels. Parfois, une de leurs images m’inspire un projet et puis je pars de cette idée pour les contacter.A: On nous demande souvent quelle est notre ligne éditoriale, nous en avons une bien sûr, mais c’est difficile de répondre à cette question en fait. Une ligne éditoriale, ça veut à la fois tout dire et ne rien dire, car au final les titres que nous choisissons relèvent d’une subjectivité, d’une vision littéraire qui nous est propre. Recevez-vous beaucoup de manuscrits?V: Ça dépend des mois. On pourrait en recevoir plus. Surtout en littérature adulte et en roman. Je crois que les gens ne savent pas vraiment qu’on ne se définit pas uniquement comme une maison d’édition jeunesse. Ce sont les projets que nous avons les plus développés pour l’instant, mais nous voulons aussi publier de la littérature adulte, du roman pour tous les âges. Nous ne voulons pas faire exclusivement de la jeunesse ou de l’illustré.Ça coûte cher (en sous et en temps) de créer une maison d’édition?
V: Oui. En premier lieu, fonder une entreprise, c’est un projet en soi, on doit faire plein de choses qu’on ne sait pas trop comment faire. Ensuite vient la production annuelle de la maison d’édition et le développement pour assurer une pérennité. Dans le cas de Monsieur Ed, nous somme deux pour tout faire alors disons que c’est un travail à temps plein ou presque. Il faut être passionnée, croire en son projet et être prêt à se serrer la ceinture pendant les premières années. A: Oui, ça coûte cher. Si des philanthropes amoureux des livres nous lisent d’ailleurs… :-) Nous avons investi de l’argent personnel et nous investissons également beaucoup de notre temps, je ne peux pas tout faire, je mets de côté certaines choses aussi. Mais c’est un choix et j’en suis heureuse! LES ATTENTES
Comment s’y prend-on pour faire connaître sa maison?V: On essaie d’avoir une présence auprès du public et des gens du milieu du livre. On parle de la maison, on envoie des services de presse aux gens qui sont susceptibles d’aimer notre travail et d’en parler. On utilise beaucoup les réseaux sociaux aussi. On jase avec les libraires, les bibliothécaires, les blogueurs-euses. On soumet nos livres à des concours, on fait les salons du livre, les marchés. On doit mettre beaucoup de temps aussi dans cette facette de l’entreprise. On espère aussi que nos livres font leur petit bout de chemin juste parce qu’ils sont ce qu’ils sont.A: Cela prend de l’acharnement, je dirai, et pas mal de travail: trouver les courriels des journalistes, envoi de services de presse, participation au Salon de livre de Montréal, Expozine, etc.Mais ça prend avant tout de bons livres. Je pense qu’avant toute chose, ce sont nos livres qui parlent pour nous et nous ouvrent des portes (même si il faut essayer parfois d’en défoncer quelques-unes!)
Après trois titres publiés, quel est votre bilan?V: D’un côté, je pensais que ce serait plus facile, qu’on avancerait plus rapidement, qu’on aurait déjà publié plus de livres et qu’on aurait déjà eu accès aux subventions du Conseil des arts. Mais, nous avons eu plusieurs contretemps, des évènements imprévisibles qui ont ralenti la production. De l’autre côté, je pense qu’on a réussi à être ce que l’on voulait être. On a osé, on a pris des risques, on s’est trompé aussi. Si je me fis à ce qu’on entend autour de nous, des échos des gens du milieu du livre et du public, nous avons réussi à incarner l’esprit qu’on voulait donner à Monsieur Ed. Je suis quand même très contente de cet aspect.A: Je suis heureuse de ce que nous avons fait, car Méchant Far West, Racines et Le Jardin invisible nous ressemble. Ce que je retiens aussi, c’est d’avoir travaillé avec des gens que j’aime et d’en découvrir d’autres. Chaque rencontre réalisée dans le cadre de Monsieur Ed a été enrichissante. Je suis aussi très heureuse de l’aventure humaine qu’il y a en arrière: les retours des libraires, des lecteurs sont mon moteur. Bien sûr, cela n’est pas évident non plus, mais chaque publication m’apprend quelque chose et si besoin est m’apprend aussi à rectifier le tir pour plus tard, si c’est nécessaire. Je vois chaque livre comme une expérience, comme un apprentissage, et ça c’est précieux aussi! Tu vois, ce que je retiens de ces trois livres, c’est avant tout le bilan humain, j’en reviens toujours à ça, l’humain en arrière de tout ça.Dans quelle mesure les médias sociaux font rayonner un livre?V: Nous utilisons les médias sociaux pour parler de nos livres, mais je ne sais pas à quel point cela a une influence sur les ventes ou même si cela aide réellement à nous faire connaitre ou à faire connaitre un livre. C’est bien pratique pour les gens qui nous suivent et qui veulent rester informés sur nos publications. Peut-être faudrait-il y accorder plus de temps pour réellement voir un impact, mais, ce serait presque un travail à temps plein et nous ne pouvons y dédier qu’une petite partie de notre temps. C’est peut-être juste une impression, je n’ai pas de moyens de vérifier. Je pense que le rayonnement se fait plus de bouche-à-bouche grâce au travail des libraires, des blogueurs-euses, des journalistes et des bibliothécaires qui aiment nos livres et nous encouragent. Et d’ailleurs pour cela je les remercie énormément!A: Ah, vaste question. Je me la pose souvent. Comme il y a aussi une question d’algorithme, je ne sais pas trop. Bien sûr, nous avons un compte Facebook et Instagram, mais il me semble que nos livres parlent surtout pour nous et que ce qui nous permet de rayonner, c’est davantage le travail des libraires que Facebook. Bon, ok, on pourrait me rétorquer que je suis biaisée parce que je suis aussi libraire :-), mais parler pour ne rien dire sur Facebook… dans la mesure où seule une partie de ton auditoire ne verra la publication… Enfin, il y a aussi que nous ne pouvons pas dédier notre temps à faire de la gestion de communauté. On choisit nos priorités, et la priorité c’est de faire des livres.Qu’est-ce qui vous passionne le plus dans le métier?V: C’est difficile à dire. J’aime pas mal tout. J’aime beaucoup jouer à la directrice de création, c’est-à-dire trouver une idée, les gens pour la réaliser, donner des commentaires, peaufiner le projet, choisir le papier, le format du livre et superviser la production. J’aime beaucoup le moment où je reçois les premières esquisses, où le texte se transforme en image. J’aime aussi quand une idée se concrétise, quand je sens qu’on tient quelque chose de bon. J’aime beaucoup appuyer sur le bouton «envoyer» quand c’est le temps de transmettre les fichiers finaux l’imprimeur, c’est à ce moment que le stress tombe. J’aime aussi le moment où je vois la petite étincelle de plaisir dans les yeux des créateurs qui voient leur livre imprimé pour la première fois. J’adore faire le Salon du livre et rencontrer les lecteurs, j’adore quand ils viennent nous dire à quels points ils ont aimé ou ils ont été touchés par un livre. Au Salon du livre de Montréal en 2016, une dame est passée nous parler de son amour pour Racines de Marianne Ferrer. Je crois qu’elle nous en a parlé pendant vingt minutes avec une telle passion et tant d’amour que dès qu’elle est partie, Alice et moi avons fondues en larmes tellement nous étions touchées. Ça, c’est une des récompenses du métier.A: Oula, plein de choses, comme faire de la direction littéraire, discuter avec les créateurs des projets, les rencontrer. Faire les salons aussi (enfin, ça dépend des jours! Le Salon de Montréal, j’ai à la fois hâte et pas hâte, car je n’aime pas la foule, cela m’est très demandant de naviguer en mode social). J’aime aussi le simple échange de courriels avec mon distributeur, Dimedia. Leur donner des nouvelles, leur poser des questions, j’aime ça. En fait, j’ai l’impression de faire partie d’une grande famille, d’un groupe de gens qui va dans le même sens que moi, qui comprend ma passion aussi. J’aime aussi énormément entrer en contact avec des éditeurs étrangers pour leur proposer nos livres, et surtout quand ça aboutit à une vente de droits! Tu imagines, un livre québécois qui va rayonner à l’extérieur du pays! C’est le nirvana!J’aime surtout lorsque le projet voit enfin le jour et se retrouve entre les mains des lecteurs. Après tout, on publie des livres pour qu’ils soient lus.Où voyez-vous Monsieur Ed dans dix ans?V: Dans dix ans? Hum… j’aime beaucoup le modèle Drawn and Quarterly: maison d’édition/librairie. J’aimerais aussi avoir des employés, question d’alléger notre charge de travail, mais je voudrais que Monsieur Ed reste une petite maison avec une petite production. Aussi, j’ai toujours rêvé que Monsieur Ed soit une maison d’édition bilingue, mais ça, c’est une autre histoire. Peut-être ouvrirons-nous une filiale à l’étranger?A: Dans dix ans, je nous vois avec une plus grosse production qu’en ce moment, mais qui restera petite. Je ne nous vois pas publier soixante titres par année, par exemple. Je me vois surtout m’étonner moi-même et étonner les autres. DERRIÈRE LES ÉDITRICES, LES LECTRICES Comment qualifieriez-vous votre bibliothèque?V: Éclectique. Il y a un peu de tout: du roman policier, du spirituel, de la littérature américaine, canadienne, russes, québécoise, des classiques, de la littérature moderne, du roman jeunesse, des albums jeunesse, des ethnographies, des livres d’anthropologie, des livres d’arts, des biographies, des essais…A: Pas rangée! Disons plutôt pas ordonnée. Elle est éparpillée un peu partout aussi dans la maison. Elle est surtout éclectique. La littérature jeunesse y a une bonne place, mais on y trouve aussi des romans adulte, de la bd, des mangas, des essais sur la littérature jeunesse, des documentaires, un peu de poésie. J’y ai aussi quelques livres de mon enfance. J’en ai ramené quelques-uns lors de ma dernière visite chez moi et j’ai eu le besoin de les emmener avec moi. J’avais besoin d’avoir chez moi, à Montréal, un peu comme une réminiscence d’enfance qui m’aide à m’ancrer un peu plus dans mon pays d’accueil, peut-être? Où lisez-vous le plus souvent?V: Dans mon lit avant de m’endormirA: En ce moment, dans le métro. Sinon, dans mon lit. Avec un chat jamais très loin! C’est très important d’avoir un chat jamais loin.Terminez-vous un livre qui vous ennuie?V : J’essaie oui. Il y a comme une force qui m’anime qui m’empêche de mettre un livre de côté même si je le trouve plate. Bon, en vieillissant je l’écoute moins souvent cette force et je préfère me concentrer sur les livres qui me font triper. Il y en a tellement à lire!!A: Non, je préfère le mettre de côté et en parler en pestant contre lui avec des amis. Je n’ai pas la curiosité de finir quelque chose qui me tombe des mains, je n’ai pas le souci d’aller au bout pour «faire honneur» au livre.Votre plus récent coup de cœur?V: Je suis en retard un peu, mais je suis en train de lire La vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker. J’aime beaucoup.A: Je vais plutôt parler en premier lieu de mes coups de coeur en rebond (impossible de me limiter à un, pardon!) parce que ce ne sont pas des nouveautés, mais je les conseille en ce moment en librairie. Lorsque j’en parle, je m’enflamme vraiment et je revis en partie le bonheur de lecture qu’ils m’ont procuré à l’époque. Alors, il y a Garder la flamme de Jeanette Winterson, c’est un roman incroyable avec une narration sublime et une histoire enchanteresse sans pareil (je ne remercierai d’ailleurs jamais assez Benoît Desmarais de la librairie Monet pour cette découverte).Je parle aussi avec moults exclamation de Dragonville, de Michèle Plomer. Dragonville est une saga qui m’a fait voyager et vibrer. Et il y a le grand Fuck America, de Edgar Hilsenrath, un roman cru, à la fois réjouissant, grave et bouleversant. On utilise trop souvent l’expression «bijou ou perle littéraire», mais le qualificatif s’applique véritablement à ce roman d’Hilsenrath. Pour moi, c’est un grand roman. Il m’a profondément marqué.Sinon, récemment, côté album, j’ai eu un véritable coup de coeur pour Je suis là. Il y est question de la perte d’un chat et ce deuil est traduit admirablement, en peu de mots et avec une illustration toute en retenue. Et côté manga, je suis une fan de la série Les petits vélos! Voilà qui est bien éclairant et inspirant! Je suis curieuse de voir quel chemin aura parcouru Monsieur Ed dans dix ans. D'ici là, je souhaite une longue vie aux deux éditrices passionnées et à leur Monsieur Ed.