Je vais radoter, mais la rentrée littéraire 2017 chez Actes Sud est vraiment marquée par la question du refus de la mort. Après "l'Invention des corps", de Pierre Ducrozet et "Zabor ou les psaumes", de Kamel Daoud, voici un troisième livre qui met au coeur de son récit la mort et les manières de, peut-être, y échapper... Et un troisième point de vue radicalement différent des deux premiers, ce qui ne gâche rien. "Zéro K", de Don DeLillo (en grand format chez Actes Sud, donc, dans une traduction de Francis Kerline) est un roman introspectif, une réflexion philosophique sur la mort, mais aussi sur ce que proposent ceux qui rêvent de l'abolir à plus ou moins long terme. L'auteur en profite pour porter un regard acéré sur la société dans laquelle nous vivons actuellement, qui se déshumanise à grande vitesse. Un roman certes assez hermétique, assez dérangeant aussi, mais qui interroge le lecteur sur des questions de société, dont certaines sont au coeur de notre actualité quotidienne.
Direction les alentours de Tcheliabinsk, une ville des confins de la Russie, perdue quelque part entre les frontières kirghizes, ouzbèkes et kazakhes. A l'écart de cette métropole d'un bon million d'habitants, tout de même, se trouve un lieu aux allures d'abri anti-atomique, un gigantesque bâtiment en grande partie souterrain, où se rend le narrateur, Jeffrey Lockhart.
Il accompagne son père et la seconde épouse de celui-ci pour un voyage qui doit être le dernier. Artis, belle-mère du narrateur, souffre de plusieurs maladies invalidantes et incurables, dont une sclérose en plaques. Aussi, a-t-elle choisi de mettre fin à ses jours, mais pas dans n'importe quelles conditions. Et surtout, en se laissant une infime possibilité de connaître une vie meilleure.
A Tcheliabinsk, on offre un service d'un nouveau genre : la cryogénisation des corps. On vous congèle, on vous conserve dans l'azote liquide jusqu'à ce qu'on puisse vous réveiller, vous guérir, vous offrir une vie nouvelle dans un corps tout neuf... Et on ne s'arrête pas là : on veut faire de vous un être meilleur, supérieur, peut-être. Un être neuf, un être nouveau !
Une situation très déstabilisante pour Jeffrey, qui découvre par là même occasion que l'invitation à laquelle il a répondu n'était pas tout à fait ce qu'il croyait. S'il a traversé la moitié de la planète pour se rendre dans ce trou paumé, c'est pour apprendre que son père, Ross Lockhart, un richissime magnat de la finance, a choisi d'accompagner sa seconde femme dans cette mort qui se veut provisoire.
Il n'est pas malade, juste terriblement malheureux de voir la femme qu'il aime s'éteindre à petit feu. Un désespoir qui le pousse à envisager ce qu'on appelle pas un suicide, en espérant qu'un jour, on lui permettra de la retrouver en pleine forme pour vivre les meilleurs moments de leur existence. Mais comment faire pour affronter ce choix qui tombe comme un couperet ?
Le père et le fils n'ont jamais été très proches. Ross a quitté sa première épouse et son fils quand ce dernier avait 13 ans, et des années après, il demeure une certaine rancoeur. Un sentiment qui va grandir quand il comprend que Ross ne se souvient même plus du prénom de celle qui lui a donné un fils. Celle qu'il n'a pas accompagnée lorsqu'elle a longuement agonisé...
Jeffrey se demande donc pourquoi il a été invité à cette cérémonie particulière. Pourquoi ce père absent se rappelle soudain à lui pour lui faire partager ce moment presque surréaliste d'une mort programmée, d'une mort qu'il peine à ne pas envisager comme définitive ? Alors, le jeune homme cogite et cherche à comprendre.
Et pour mieux prendre la mesure des choses, il visite, si l'on peut dire, cet endroit coupé du monde, censé résister à toutes les catastrophes, toutes les guerres, toutes les folies humaines. Une crypte moderne, une nécropole où la technologie remplace le spirituel et où l'on stocke les corps en attendant une résurrection qui n'aura rien de religieuse, juste scientifique.
Une déambulation qui accroît les questionnements de Jeffrey, tant l'endroit est étrange, tant les personnes qu'il y croise lui paraissent bizarres. Il observe, imagine les noms et les parcours de ces êtres vivants qui évoluent dans ce lieu dédié à la mort. Il discute avec certains, les écoute sans réussir à comprendre ce qu'ils font là...
Et sa vie à lui, à quoi ressemblera-t-elle, quand il laissera son père ici ?
Disons-le tout de suite, "Zéro K" n'est pas un roman de science-fiction, même si on y traite de sujets comme la cryogénisation (dont on sait qu'elle est une réalité à l'heure où nous parlons) et le transhumanisme, évoqué, effleuré, mais bel et bien présent, lorsqu'on évoque une vie différente après la mort, on va y revenir.
On est plus dans un texte à portée philosophique (on y croise des références à Heidegger ou Saint Augustin, par exemple), une réflexion profonde sur cette étape incontournable de toute vie, que certains cherchent à tout prix, à tout coût, à contourner. DeLillo n'imagine pas à quoi ressemblerait cet après, ce n'est pas son sujet, ce qui l'intéresse, c'est la démarche qui mène à ces décisions.
Mais, il m'a aussi semblé que c'était la réflexion d'un homme âgé aujourd'hui de 80 ans (Don DeLillo est né en 1936) sur ce passage que certains voudraient, pour des raisons plus ou moins justifiées (justifiables ?), anticiper. Sur ce que certains rêvent, ont l'ambition d'en faire, transgressant le cours naturel des choses.
Indirectement, le romancier pose la question du droit à décider du moment où l'on quitte l'existence. Sujet au combien sensible dont on parle beaucoup en ce moment, en France. Artis est décidée à mettre fin à ses souffrances, difficile de ne pas comprendre cette décision, mais le sujet reste pour autant terriblement délicat.
Ce que décrit Don DeLillo, avec "Zéro K", méthode extrême, réservée aux plus riches et puissants, c'est l'émergence d'une nouvelle religion, avec ses croyances, ses espérances, ses rites. Mais, ce qu'on adore, à travers ce culte, ce n'est pas un dieu, sous quelque forme que ce soit, ce n'est pas une transcendance, non, ce qu'on idolâtre, c'est l'homme lui-même, appelé à devenir sa propre transcendance.
Le Zéro K, ce lieu tellement isolé, est véritablement présenté comme un lieu de culte et d'ailleurs, les clients, lorsqu'on les prépare à ce voyage inédit, prennent l'apparence de gisants, comme ceux que l'on croise dans les églises. Il flotte sur cet endroit une ambiance de recueillement presque angoissante, parfois bousculée par des événements que Jeffrey peine à comprendre.
Il a l'impression de circuler dans des catacombes d'un genre nouveau, bien mieux éclairées et plus aseptisées que celle que l'on visite à Paris ou à Rome, par exemple. Mais, la froideur des lieux, sa blancheur immaculée, sa luminosité de réfrigérateur (ou de morgue...) peuvent provoquer un léger frisson qui remonte le long du dos.
Quant au personnel, dévoué à cette tâche d'accompagner les vivants jusque de l'autre côté, dans un état qu'on peine à définir, il apparaît comme une espèce de clergé, un ordre monacal, aussi chaleureux que l'environnement dans lequel il évolue, travaille. Et finalement assez flippant par la difficulté que Jeffrey à entrer en communication avec ces personnes...
L'impression que j'ai eu, c'est que Don DeLillo, en imaginant Zéro K (allusion au zéro absolu, qui correspond au zéro degré Kelvin, température à laquelle sont conservés les corps) avait redessiné le purgatoire. Un lieu de transit, si je puis dire, en attente d'un jugement dernier qui verra ces êtres quitter l'enfer terrestre pour un paradis aux contours encore virtuels (et appelés peut-être à le rester).
Aïe, je suis sévère, me direz-vous... Certes, mais la deuxième partie de "Zéro K" sort justement du bunker russe pour revenir dans la réalité, enfin, dans ce qui est notre réalité quotidienne, dont Tcheliabinsk semble vouloir s'émanciper. C'est un des autres aspects forts, peut-être d'ailleurs pas assez creusés, du roman de DeLillo.
En effet, l'un des arguments... publicitaires, je ne vois pas d'autres mots, de Zéro K, c'est de promettre un monde meilleur dans lequel évolueront les morts revenus à la vie. Ils ne seront plus des humains au sens où nous l'entendons, ils seront... autres, et leur nouvel univers n'aura plus rien à voir avec le précédent. Mieux adapté à leur nouvel état. Lâchons le mot : supérieur.
Oui, on ne peut faire l'impasse sur cet aspect, troublant, dérangeant, inquiétant par ce qu'il peut évoquer dans notre imaginaire collectif. C'est sans doute le point sur lequel DeLillo se rapproche le plus des préoccupations des auteurs de science-fiction ayant abordé le transhumanisme et ces vies "virtualisées" que certains cherchent à inventer.
Paradis ? Vraiment ? Est-ce le regard dubitatif de Jeffrey qui nous fait ressentir cette impression, mais on est loin de l'imagerie traditionnel du paradis telle que toutes les religions du monde l'ont élaborée. Cet après promis par les promoteurs de Zéro K ne ressemble guère à ce monde merveilleux où tout n'est que félicité qu'on nous vante par ailleurs...
Il y a d'ailleurs une scène frappante, glaçante : quand Jeffrey assiste à la préparation d'Artis pour sa mise en sommeil, j'ai eu l'impression d'assister à une scène d'un tout autre genre. Cette personne allongée, ce personnel qui l'entoure et installe tout ce qu'il faut pour que le corps soit préservé aussi longtemps que nécessaire, tout cela m'a fait penser à une scène d'exécution.
Entre l'injection létale et la préparation du processus de cryogénisation, les mêmes gestes, les mêmes attitudes, le même protocole. Ici, c'est mon impression, Jeffrey ne la formule pas, il se contente de raconter. Mais, le lecteur ressent un malaise, c'est évident, devant cette situation bien peu ordinaire. Le genre à vous filer des cauchemars pour un moment...
Alors, notre monde est-il si horrifiant pour qu'un paradis aussi lisse (et tout aussi hypothétique que celui promis par les religions traditionnelles) puisse paraître attirant ? C'est l'un des enjeux de la seconde partie du roman de Don DeLillo, dans laquelle on voit évoluer Jeffrey, dans sa vie de tous les jours. Mais sa vie d'après, lui aussi.
Certes, il n'a pas franchi le même seuil que Artis, mais sa visite à Tcherliabinsk l'a suffisamment marqué pour qu'il envisage la vie différemment. Pour qu'il l'observe avec plus d'acuité. Et découvre que ce monde dans lequel il vit, pour un bon moment encore, ressemble beaucoup à celui que les gens de Zéro K prépare : envahi par la technologie, rongé par le virtuel, en cours de déshumanisation.
Cela passe même par la relation entre Jeffrey et Ross, le fils et le père. Une relation virtuelle, à sa façon, qui le devient plus encore quand Jeffrey découvre (décidément, le pauvre, cette histoire lui en apprend, des choses déroutantes...) que Ross Lockhart n'est pas le vrai nom de son père. Qui est-il réellement ?
Quand, à son tour, il se retrouve dans une position qui est presque celle d'un père, auprès du fils de son amie, Stak, il retrouve cette même sensation étrange de celui qui peine à connaître sa place idéale. Stak lui aussi n'est pas vraiment ce qu'il devrait être, puisque enfant adopté. Mais lui va trouver une voie propre, accomplir son destin...
Ah, ça y est, je lâche enfin ce mot qui revient régulièrement dans mes billets... Et si c'était justement cela la clé de tout cela : le destin ? En affrontant la mort, en cherchant à l'abolir, à la contrôler, l'homme refuse l'accomplissement de son destin, en prend les rênes, s'érige (encore une fois) en démiurge... Et l'on revient à cette divinisation...
Seulement, observant malgré lui Stak accomplir son destin, Jeffrey est tout aussi bouleversé qu'en apprenant le choix de son père d'en finir. En fait, il y a un parallèle certains, mais une finalité divergente entre Stak et Ross. Deux destins, l'un à peine entamé, l'autre qui a conduit à une plénitude factice, une réussite essentiellement matérielle dans laquelle la mort est venue mettre l'amour échec et mat, qui s'opposent.
Mais pourquoi cette obsession mortifère ? Une obsession qui semble être une préoccupation solidement ancrée dans nos société... Là encore, on pourrait évoquer son omniprésence virtuelle qui fait que nous baignons dans un climat de mort non-irrémédiable. Notre monde désacralise la mort, la banalise. C'est juste la fin, point barre.
Une nouvelle fois, Jeffrey se retrouve le cul entre deux chaises, dans un inconfort manifeste, lui que l'idée de la mort répugne, plus encore depuis sa visite à Zéro K, et qu'il n'envisage pas comme si elle devait arriver incessamment sous peu. L'espoir, le véritable espoir, sans doute la meilleure des raisons de vivre, apparaît dans le dernier chapitre du roman. Un chapitre si bref, mais une réponse si simple. Si évidente.
Et pourtant...
Direction les alentours de Tcheliabinsk, une ville des confins de la Russie, perdue quelque part entre les frontières kirghizes, ouzbèkes et kazakhes. A l'écart de cette métropole d'un bon million d'habitants, tout de même, se trouve un lieu aux allures d'abri anti-atomique, un gigantesque bâtiment en grande partie souterrain, où se rend le narrateur, Jeffrey Lockhart.
Il accompagne son père et la seconde épouse de celui-ci pour un voyage qui doit être le dernier. Artis, belle-mère du narrateur, souffre de plusieurs maladies invalidantes et incurables, dont une sclérose en plaques. Aussi, a-t-elle choisi de mettre fin à ses jours, mais pas dans n'importe quelles conditions. Et surtout, en se laissant une infime possibilité de connaître une vie meilleure.
A Tcheliabinsk, on offre un service d'un nouveau genre : la cryogénisation des corps. On vous congèle, on vous conserve dans l'azote liquide jusqu'à ce qu'on puisse vous réveiller, vous guérir, vous offrir une vie nouvelle dans un corps tout neuf... Et on ne s'arrête pas là : on veut faire de vous un être meilleur, supérieur, peut-être. Un être neuf, un être nouveau !
Une situation très déstabilisante pour Jeffrey, qui découvre par là même occasion que l'invitation à laquelle il a répondu n'était pas tout à fait ce qu'il croyait. S'il a traversé la moitié de la planète pour se rendre dans ce trou paumé, c'est pour apprendre que son père, Ross Lockhart, un richissime magnat de la finance, a choisi d'accompagner sa seconde femme dans cette mort qui se veut provisoire.
Il n'est pas malade, juste terriblement malheureux de voir la femme qu'il aime s'éteindre à petit feu. Un désespoir qui le pousse à envisager ce qu'on appelle pas un suicide, en espérant qu'un jour, on lui permettra de la retrouver en pleine forme pour vivre les meilleurs moments de leur existence. Mais comment faire pour affronter ce choix qui tombe comme un couperet ?
Le père et le fils n'ont jamais été très proches. Ross a quitté sa première épouse et son fils quand ce dernier avait 13 ans, et des années après, il demeure une certaine rancoeur. Un sentiment qui va grandir quand il comprend que Ross ne se souvient même plus du prénom de celle qui lui a donné un fils. Celle qu'il n'a pas accompagnée lorsqu'elle a longuement agonisé...
Jeffrey se demande donc pourquoi il a été invité à cette cérémonie particulière. Pourquoi ce père absent se rappelle soudain à lui pour lui faire partager ce moment presque surréaliste d'une mort programmée, d'une mort qu'il peine à ne pas envisager comme définitive ? Alors, le jeune homme cogite et cherche à comprendre.
Et pour mieux prendre la mesure des choses, il visite, si l'on peut dire, cet endroit coupé du monde, censé résister à toutes les catastrophes, toutes les guerres, toutes les folies humaines. Une crypte moderne, une nécropole où la technologie remplace le spirituel et où l'on stocke les corps en attendant une résurrection qui n'aura rien de religieuse, juste scientifique.
Une déambulation qui accroît les questionnements de Jeffrey, tant l'endroit est étrange, tant les personnes qu'il y croise lui paraissent bizarres. Il observe, imagine les noms et les parcours de ces êtres vivants qui évoluent dans ce lieu dédié à la mort. Il discute avec certains, les écoute sans réussir à comprendre ce qu'ils font là...
Et sa vie à lui, à quoi ressemblera-t-elle, quand il laissera son père ici ?
Disons-le tout de suite, "Zéro K" n'est pas un roman de science-fiction, même si on y traite de sujets comme la cryogénisation (dont on sait qu'elle est une réalité à l'heure où nous parlons) et le transhumanisme, évoqué, effleuré, mais bel et bien présent, lorsqu'on évoque une vie différente après la mort, on va y revenir.
On est plus dans un texte à portée philosophique (on y croise des références à Heidegger ou Saint Augustin, par exemple), une réflexion profonde sur cette étape incontournable de toute vie, que certains cherchent à tout prix, à tout coût, à contourner. DeLillo n'imagine pas à quoi ressemblerait cet après, ce n'est pas son sujet, ce qui l'intéresse, c'est la démarche qui mène à ces décisions.
Mais, il m'a aussi semblé que c'était la réflexion d'un homme âgé aujourd'hui de 80 ans (Don DeLillo est né en 1936) sur ce passage que certains voudraient, pour des raisons plus ou moins justifiées (justifiables ?), anticiper. Sur ce que certains rêvent, ont l'ambition d'en faire, transgressant le cours naturel des choses.
Indirectement, le romancier pose la question du droit à décider du moment où l'on quitte l'existence. Sujet au combien sensible dont on parle beaucoup en ce moment, en France. Artis est décidée à mettre fin à ses souffrances, difficile de ne pas comprendre cette décision, mais le sujet reste pour autant terriblement délicat.
Ce que décrit Don DeLillo, avec "Zéro K", méthode extrême, réservée aux plus riches et puissants, c'est l'émergence d'une nouvelle religion, avec ses croyances, ses espérances, ses rites. Mais, ce qu'on adore, à travers ce culte, ce n'est pas un dieu, sous quelque forme que ce soit, ce n'est pas une transcendance, non, ce qu'on idolâtre, c'est l'homme lui-même, appelé à devenir sa propre transcendance.
Le Zéro K, ce lieu tellement isolé, est véritablement présenté comme un lieu de culte et d'ailleurs, les clients, lorsqu'on les prépare à ce voyage inédit, prennent l'apparence de gisants, comme ceux que l'on croise dans les églises. Il flotte sur cet endroit une ambiance de recueillement presque angoissante, parfois bousculée par des événements que Jeffrey peine à comprendre.
Il a l'impression de circuler dans des catacombes d'un genre nouveau, bien mieux éclairées et plus aseptisées que celle que l'on visite à Paris ou à Rome, par exemple. Mais, la froideur des lieux, sa blancheur immaculée, sa luminosité de réfrigérateur (ou de morgue...) peuvent provoquer un léger frisson qui remonte le long du dos.
Quant au personnel, dévoué à cette tâche d'accompagner les vivants jusque de l'autre côté, dans un état qu'on peine à définir, il apparaît comme une espèce de clergé, un ordre monacal, aussi chaleureux que l'environnement dans lequel il évolue, travaille. Et finalement assez flippant par la difficulté que Jeffrey à entrer en communication avec ces personnes...
L'impression que j'ai eu, c'est que Don DeLillo, en imaginant Zéro K (allusion au zéro absolu, qui correspond au zéro degré Kelvin, température à laquelle sont conservés les corps) avait redessiné le purgatoire. Un lieu de transit, si je puis dire, en attente d'un jugement dernier qui verra ces êtres quitter l'enfer terrestre pour un paradis aux contours encore virtuels (et appelés peut-être à le rester).
Aïe, je suis sévère, me direz-vous... Certes, mais la deuxième partie de "Zéro K" sort justement du bunker russe pour revenir dans la réalité, enfin, dans ce qui est notre réalité quotidienne, dont Tcheliabinsk semble vouloir s'émanciper. C'est un des autres aspects forts, peut-être d'ailleurs pas assez creusés, du roman de DeLillo.
En effet, l'un des arguments... publicitaires, je ne vois pas d'autres mots, de Zéro K, c'est de promettre un monde meilleur dans lequel évolueront les morts revenus à la vie. Ils ne seront plus des humains au sens où nous l'entendons, ils seront... autres, et leur nouvel univers n'aura plus rien à voir avec le précédent. Mieux adapté à leur nouvel état. Lâchons le mot : supérieur.
Oui, on ne peut faire l'impasse sur cet aspect, troublant, dérangeant, inquiétant par ce qu'il peut évoquer dans notre imaginaire collectif. C'est sans doute le point sur lequel DeLillo se rapproche le plus des préoccupations des auteurs de science-fiction ayant abordé le transhumanisme et ces vies "virtualisées" que certains cherchent à inventer.
Paradis ? Vraiment ? Est-ce le regard dubitatif de Jeffrey qui nous fait ressentir cette impression, mais on est loin de l'imagerie traditionnel du paradis telle que toutes les religions du monde l'ont élaborée. Cet après promis par les promoteurs de Zéro K ne ressemble guère à ce monde merveilleux où tout n'est que félicité qu'on nous vante par ailleurs...
Il y a d'ailleurs une scène frappante, glaçante : quand Jeffrey assiste à la préparation d'Artis pour sa mise en sommeil, j'ai eu l'impression d'assister à une scène d'un tout autre genre. Cette personne allongée, ce personnel qui l'entoure et installe tout ce qu'il faut pour que le corps soit préservé aussi longtemps que nécessaire, tout cela m'a fait penser à une scène d'exécution.
Entre l'injection létale et la préparation du processus de cryogénisation, les mêmes gestes, les mêmes attitudes, le même protocole. Ici, c'est mon impression, Jeffrey ne la formule pas, il se contente de raconter. Mais, le lecteur ressent un malaise, c'est évident, devant cette situation bien peu ordinaire. Le genre à vous filer des cauchemars pour un moment...
Alors, notre monde est-il si horrifiant pour qu'un paradis aussi lisse (et tout aussi hypothétique que celui promis par les religions traditionnelles) puisse paraître attirant ? C'est l'un des enjeux de la seconde partie du roman de Don DeLillo, dans laquelle on voit évoluer Jeffrey, dans sa vie de tous les jours. Mais sa vie d'après, lui aussi.
Certes, il n'a pas franchi le même seuil que Artis, mais sa visite à Tcherliabinsk l'a suffisamment marqué pour qu'il envisage la vie différemment. Pour qu'il l'observe avec plus d'acuité. Et découvre que ce monde dans lequel il vit, pour un bon moment encore, ressemble beaucoup à celui que les gens de Zéro K prépare : envahi par la technologie, rongé par le virtuel, en cours de déshumanisation.
Cela passe même par la relation entre Jeffrey et Ross, le fils et le père. Une relation virtuelle, à sa façon, qui le devient plus encore quand Jeffrey découvre (décidément, le pauvre, cette histoire lui en apprend, des choses déroutantes...) que Ross Lockhart n'est pas le vrai nom de son père. Qui est-il réellement ?
Quand, à son tour, il se retrouve dans une position qui est presque celle d'un père, auprès du fils de son amie, Stak, il retrouve cette même sensation étrange de celui qui peine à connaître sa place idéale. Stak lui aussi n'est pas vraiment ce qu'il devrait être, puisque enfant adopté. Mais lui va trouver une voie propre, accomplir son destin...
Ah, ça y est, je lâche enfin ce mot qui revient régulièrement dans mes billets... Et si c'était justement cela la clé de tout cela : le destin ? En affrontant la mort, en cherchant à l'abolir, à la contrôler, l'homme refuse l'accomplissement de son destin, en prend les rênes, s'érige (encore une fois) en démiurge... Et l'on revient à cette divinisation...
Seulement, observant malgré lui Stak accomplir son destin, Jeffrey est tout aussi bouleversé qu'en apprenant le choix de son père d'en finir. En fait, il y a un parallèle certains, mais une finalité divergente entre Stak et Ross. Deux destins, l'un à peine entamé, l'autre qui a conduit à une plénitude factice, une réussite essentiellement matérielle dans laquelle la mort est venue mettre l'amour échec et mat, qui s'opposent.
Mais pourquoi cette obsession mortifère ? Une obsession qui semble être une préoccupation solidement ancrée dans nos société... Là encore, on pourrait évoquer son omniprésence virtuelle qui fait que nous baignons dans un climat de mort non-irrémédiable. Notre monde désacralise la mort, la banalise. C'est juste la fin, point barre.
Une nouvelle fois, Jeffrey se retrouve le cul entre deux chaises, dans un inconfort manifeste, lui que l'idée de la mort répugne, plus encore depuis sa visite à Zéro K, et qu'il n'envisage pas comme si elle devait arriver incessamment sous peu. L'espoir, le véritable espoir, sans doute la meilleure des raisons de vivre, apparaît dans le dernier chapitre du roman. Un chapitre si bref, mais une réponse si simple. Si évidente.
Et pourtant...