INTERVIEW – Jacques Ferrandez: « En lisant Camus, j’ai l’impression que mon père me parle »

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Après avoir adapté « L’Hôte » puis « L’Etranger », Jacques Ferrandez signe une troisième adaptation BD d’un livre d’Albert Camus: « Le Premier Homme ». Il s’agit du dernier roman (inachevé) de l’écrivain, dont on a retrouvé le manuscrit dans la voiture dans laquelle Camus a trouvé la mort le 4 janvier 1960, écrasé contre un platane. Jacques Ferrandez a clairement le profil idéal pour transposer l’oeuvre de Camus en bande dessinée. D’une part parce qu’il a lui aussi exploré l’histoire commune de la France et de l’Algérie dans ses « Carnets d’Orient », d’autre part parce qu’il est né à Alger dans le même quartier que Camus. Ses grands-parents paternels tenaient d’ailleurs un magasin de chaussures juste en face de la maison de l’écrivain. Pour Ferrandez, l’adaptation du « Premier Homme », qui est certainement le roman le plus autobiographique de Camus, est donc aussi une manière de continuer à s’intéresser à ses propres racines.

Pourquoi avoir voulu adapter « Le Premier Homme », qui est un roman d’Albert Camus qui est à la fois moins connu et inachevé?

Cela fait partie d’un long cheminement, au coeur duquel il y a l’Algérie, mon pays natal. Après ma longue série des « Carnets d’Orient », j’ai adapté la nouvelle « L’Hôte ». C’est un projet que j’avais en tête depuis longtemps car pour moi, cette nouvelle résume tout Camus. Cette adaptation s’est faite avec l’accord de Catherine Camus, la fille de l’auteur, avec qui je suis resté depuis lors en très bonne relation. On a appris à se connaître. Après « L’Hôte », « L’Etranger » est venu assez naturellement derrière. Déjà à l’époque, je lui avais proposé d’adapter « Le Premier Homme », mais elle avait des réticences. Comme c’est le roman le plus personnel et le plus autobiographique de son père, dans lequel on retrouve toute sa famille, elle disait que ça allait lui faire drôle de voir son père et sa grand-mère dessinés. J’ai donc fait d’abord « L’Etranger ». Mais je n’ai jamais oublié mon idée d’adapter aussi « Le Premier Homme ».

Est-ce que ça demande une approche différente d’adapter un roman inachevé?

Oui, c’est très différent. Pour « L’Etranger », j’ai pu en quelque sorte me laisser porter par le roman. Ce n’était pas du tout le cas pour « Le Premier Homme », où il y a certes des scènes qui sont très bien écrites et qui se seraient sans doute retrouvées telles quelles dans la version définitive, mais où il y a aussi beaucoup de blancs à combler. Il faut savoir que Camus voulait faire de ce livre son « Guerre et Paix ». Cela devait être une oeuvre très ambitieuse, sans doute en trois volets. Hélas, l’accident de voiture en a décidé autrement. Dans « Le Premier Homme » tel qu’on l’a retrouvé, on s’arrête donc au début de l’adolescence du personnage principal, mais il manque tout ce que Camus aurait pu écrire sur ses études supérieures, sur les femmes, sur son engagement politique, sur ses années comme chroniqueur judiciaire, sur son engagement dans la résistance, sur l’après-guerre, et bien sûr sur ses débuts comme écrivain. Tout ça est encore en germe dans ce premier roman, mais on retrouve des éléments dans ses notes. Ce sont ces éléments qui m’ont permis d’imaginer et surtout de raconter une vraie histoire, là où le manuscrit de Camus qu’on a retrouvé est d’une part fragmentaire et d’autre part assez littéraire, avec peu de prise pour la narration et l’action. Il a fallu mettre un peu d’huile dans tout ça.

Est-ce que ça veut dire que vous avez mis plus de vous-même dans cet album-ci par rapport à « L’Etranger »?

Sans doute, oui. Dans « L’Etranger », je suis resté extrêmement proche du roman. Pour ce livre-ci, il a fallu que j’imagine des scènes de transition, que je déplace certains éléments et même que j’ajoute certains personnages. C’est le cas de Saddok, par exemple, l’ami arabe de Jacques Cormery, qui n’apparaît pas dans le roman mais qui figure dans les notes de Camus. J’ai ajouté également un personnage féminin, en m’inspirant du prénom Jessica, qui était l’un des prénoms de femmes retrouvés dans les notes de l’auteur. Après, j’ai forcément été obligé d’extrapoler. J’ai nourri les scènes avec ce personnage féminin en utilisant les notes de l’écrivain comme éléments de dialogue. J’ai imaginé aussi une scène d’un cocktail organisé par les éditions Gallimard, afin qu’on puisse comprendre tout de suite que Jacques Cormery est un écrivain. Il y présente un livre qui s’appelle « Les Nomades », qui était l’un des titres imaginés par Camus pour son roman « Le Premier Homme ».

Jacques Cormery, le personnage principal du livre, c’est bien sûr Camus lui-même. Pourquoi a-t-il choisi un double?

Tout simplement parce qu’il voulait écrire un roman et pas une autobiographie. Cette question a d’ailleurs été au coeur de mes discussions avec Catherine Camus. Le fait que ce livre raconte l’histoire de Jacques Cormery plutôt que celle d’Albert Camus m’a permis d’introduire des éléments qui ne font pas partie de la biographie de l’écrivain. On sait, par exemple, que Camus était quelqu’un qui aimait les femmes et qu’à côté de son épouse légitime, avec laquelle il a eu ses deux enfants, il avait également des maîtresses, notamment Maria Casarès et Catherine Sellers, ainsi qu’une jeune femme franco-danoise sur la fin de sa vie qui a servi de modèle pour mon personnage féminin. Mais ce genre de suppositions, il valait mieux les prêter à un personnage de fiction plutôt qu’à Albert Camus lui-même. En tirant ça du côté de la fiction, ça me laissait plus de liberté pour imaginer que Jacques Cormery décide d’emmener cette jeune femme en Algérie avec lui, par exemple, ce que Camus n’a jamais fait avec ses maîtresses.

Comment s’est passée votre collaboration avec Catherine Camus? Est-ce que vous deviez lui soumettre vos idées?

Par correction, je lui ai effectivement soumis le scénario et même les planches, qu’elle a pu découvrir au fur et à mesure de leur réalisation. C’était important pour moi, parce que j’aime beaucoup Catherine Camus et je sais qu’elle est à fleur de peau par rapport à l’oeuvre de son père. Elle me fait confiance depuis le début et je ne veux pas trahir cette confiance. Et puis parfois, elle me fournit des éléments biographiques très précieux, ce qui me permet d’éviter certaines erreurs ou contresens.

En plus de Catherine Camus, il y a aussi le lien très fort avec Gallimard… Est-ce que là aussi, vous sentiez une forme de pression sur vos épaules?

Si vous voulez tout savoir, mon scénario a été transmis à la fois à Catherine Camus et à mon éditeur chez Gallimard. Fort heureusement, il a été validé par les deux parties, ce qui fait que je suis parti en confiance.

Cela veut-il dire que vous avez maintenant sur votre dos le sceau « adaptateur officiel de l’oeuvre d’Albert Camus »?

Ca se passe très bien, c’est vrai, mais je ne sais pas si je ferai d’autres adaptations de Camus après « Le Premier Homme ». C’est peut-être difficile d’aller au-delà de ce dernier roman inachevé. A un moment donné, on avait parlé de « La Peste », mais ce n’est pas le roman de Camus que je préfère. En plus, il est assez difficile à adapter parce que c’est une espèce de huis clos. Et puis il se déroule dans une ville que je connais moins bien, puisque son action se passe à Oran alors que moi, je suis Algérois. Cela dit, il y a d’autres textes de Camus que je pourrais mettre en images, notamment sa série d’articles intitulée « Misère de la Kabylie ». On peut penser à toutes sortes d’autres adaptations de l’oeuvre de Camus.

Mais on reste toujours en Algérie. C’est un pays qui vous colle à la peau?

Oui, l’Algérie est ce que j’appelle ma terre fatale. « Le Premier Homme » m’a permis de revenir sur des thèmes déjà traités dans mes albums précédents, mais en les abordant d’une autre façon, avec la voix de Camus. Dans son roman, celui-ci raconte la vie des premiers Français arrivés en Algérie, qui étaient souvent des gens de peu. Son roman est aussi une manière de rendre justice à cette population qui, à l’époque où il a écrit « Le Premier Homme », était très mal vue en métropole. On voyait les Français d’Algérie comme des exploiteurs et des colons. Du coup, Camus avait envie de montrer une autre image de ces gens qui, en réalité, subissaient l’histoire plutôt que de la faire. Cet hommage qu’il rend à cette population, j’avais moi aussi envie de le rendre, dans la mesure où j’avais l’impression d’avoir été un peu injuste et un peu trop rapide envers elle dans mes « Carnets d’Orient ».

On sent clairement des points communs entre votre parcours et celui d’Albert Camus…

C’est vrai. Quand j’ai lu « Le Premier Homme » lorsqu’il est sorti en 1994, je venais d’achever le premier cycle des « Carnets d’Orient ». Je me souviens que je me suis dit: « bon sang, j’ai déjà raconté tout ça! » Mais j’y ai également retrouvé des choses que je n’avais pas encore racontées. Ces éléments sont liés véritablement à mon histoire familiale et aux récits que me faisait mon père de sa propre enfance dans le quartier où a vécu Camus et dans les mêmes établissements scolaires que ceux fréquentés par l’auteur.

Est-ce que votre père a eu le même instituteur que Camus?

Malheureusement, je venais de perdre mon père quand « Le Premier Homme » est sorti en 1994. Je n’ai donc jamais eu l’occasion de lui demander quel était le nom de son instituteur et s’il avait connu de près ou de loin ce monsieur Germain, qui s’appelle monsieur Bernard dans le roman. En tout cas, il est allé à la même école primaire à Belcourt et il est allé ensuite au lycée, comme Camus. Il me racontait d’ailleurs ses trajets quotidiens en tramway pour aller jusqu’à son école. Quand j’ai lu ces mêmes trajets dans le roman de Camus en 1994, j’ai vraiment eu l’impression que c’était mon père qui me parlait. A travers Camus, je retrouvais tous ses récits. Pour moi, c’était donc essentiel de pouvoir les adapter un jour.

Peut-on dire maintenant que la boucle est bouclée en ce qui concerne l’Algérie ou avez-vous encore d’autres projets pour la raconter en bande dessinée?

Non, ce n’est pas terminé! (rires) Je vais continuer à parler de l’Algérie. Je suis en train de travailler sur une suite des « Carnets d’Orient », qui couvrira une période plus contemporaine allant de 1962 jusqu’à nos jours, y compris la période noire des années 90.

Est-ce que vous retournez régulièrement en Algérie pour y puiser l’inspiration pour vos albums?

Oui, j’y retourne quasiment chaque année depuis le début des années 2000. J’y vais d’ailleurs dans quelques jours pour le Festival de bande dessinée d’Alger, auquel j’ai déjà participé cinq ou six fois. Lorsque je réalisais mes premiers épisodes des « Carnets d’Orient », je n’ai pas été sur place pour des repérages, afin d’éviter de faire des anachronismes. Par contre, dans « Le Premier Homme », les parcours que je fais faire à Jacques Cormery dans Alger sont les parcours que je fais moi-même quand je m’y rends. C’est une ville qui n’a physiquement pas changé depuis l’époque du roman de Camus, du moins dans sa partie européenne. On y retrouve les lieux quasiment tels quels. La maison de Camus est toujours là. Et en face, le magasin de mes grands-parents est toujours là aussi, si ce n’est que maintenant, c’est un magasin d’articles pour enfants. Les lieux sont intacts. Pour moi, c’est une source perpétuelle d’inspiration.

Comment vos livres sont-ils accueillis en Algérie?

J’ai eu l’occasion de les présenter officiellement au salon du livre d’Alger puis au Festival de bande dessinée d’Alger. Depuis trois ou quatre ans, ils ont même été traduits en arabe algérien. Ce qui me fait particulièrement plaisir, c’est que des Algériens sont venus me dire qu’ils avaient appris des choses sur leur pays en lisant mes livres. C’est un très beau compliment.

Ce qui est frappant dans vos livres, c’est la lumière. Vous parvenez parfaitement à restituer cette lumière typiquement méditerranéenne. Quel est votre truc? Avez-vous une technique particulière?

Le secret, c’est ce jaune pâle que j’utilise pour mes ciels et qu’on retrouve sur la couverture de « L’Etranger » et du « Premier Homme ». C’est un truc qui m’est venu lors des premiers « Carnets d’Orient ». A l’époque, j’avais fait des essais pour le magazine « A suivre » et le rédacteur en chef Jean-Paul Mougin m’a dit en voyant les premières planches que les couleurs n’étaient pas bonnes du tout. Il était assez dur mais en même temps, il était lucide. J’ai été déstabilisé mais en regardant beaucoup de photos du désert et en relisant les carnets de Delacroix et des peintres orientalistes, qui décrivaient tous une lumière éblouissante écrasant les couleurs, j’ai décidé d’éteindre mes couleurs et de travailler beaucoup plus sur la lumière. Ce qui est amusant, c’est que je me suis rendu compte en lisant « Le Premier Homme » que Camus a eu cette même réflexion sur la lumière.

Décidément, c’est un livre écrit pour vous…

Oui c’est vrai, je m’y retrouve totalement! (rires)