Ça faisait un p’tit bout de temps que je n’avais pas présenté d’albums jeunesse. En voici quatre qui m’ont particulièrement touchée, chacun pour une raison différente. Plus un autre qui me laisse perplexe. Aussi, il y aura dorénavant, dans mes billets Le samedi, c’est jeunesse!, mes tops et mon flop. Au menu, cette fois-ci: un pan d’Histoire, la quête d’identité, le bien vivre-ensemble, une larme d’émotion et… la consommation à outrance!
Ce matin là, quand nous sommes entrés en classe, le tableau était posé sur le chevalet, près du bureau. Tous les jeudis matin, la maîtresse nous montre la reproduction d’un tableau et nous demande ce qu’on ressent en le regardant.
Ce «jeudi-là», le tableau dont il est question est The Problem We All Live Withde Norman Rockwell. Les réflexions des élèves sont assez farfelues. «C’est une petite fille qui a des parents riches et célèbres, et qui va à l’école. Ses parents ont peur qu’elle soit kidnappée, alors elle est protégée par des policiers!», «Elle a fait une bêtise et ils l’emmènent en prison.» Le lendemain, la maîtresse raconte à ses élèves l’histoire, la vraie, de Ruby Bridges.
Chaque jour, la petite Ruby doit marcher très longtemps pour se rendre à l’école. C’est bête, parce qu’il y a une école tout près de chez elle, mais celle-ci est réservée aux Blancs. Et Ruby est noire. Dans les années 1960, dans le sud des États-Unis, les Noirs et les Blancs ne font pas bon ménage. Mais la ségrégation en est à ses derniers milles. Pour Ruby, la vie change lorsqu’à six ans, elle intègre une école de Blancs. La population voit d’un mauvais œil l’arrivée de cette petite noire. Ils descendent dans la rue. Cette nouvelle année scolaire marquera à jamais Ruby. La ségrégation est en perte de vitesse et, à sa manière, la jeune fille contribue sans le savoir à faire avancer les mentalités.
Cet album devrait se retrouver dans toutes les bibliothèques, tant familiales que scolaires.
Ruby Bridges a vraiment existé. Elle est la première enfant noire à avoir intégré une école de Blancs. Le contexte social de l’époque, avec ses tensions et ses inégalités, est bien représenté. J’ai particulièrement aimé l’entrée en matière imaginée par Irène Cohen, proche du quotidien des élèves de la classe. Voilà une façon accessible et constructive d’aborder l’art et l’Histoire. La dernière page de l’album présente des informations sur la ségrégation aux États-Unis, sur l'impact laissé par Ruby Bridges et sur le tableau de Rockwell. Avec son grand format et les illustrations réalistes de Marc Daniau, Ruby tête haute m'a complètement conquise. Un indispensable sur lequel il y en aurait encore long à dire.Ruby tête haute, Irène Cohen-Janca (texte) et Marc Daniau(illustrations), les éditions des Éléphants, 40 pages, 2017. À partir de 9 ans.
★★★★★
APPRENDRE À SE CONNAÎTRE POUR S’AFFIRMER
Olivier se demande où est sa place. En tant que pièce de casse-tête, il aimerait faire partie d’un tout. Mais chaque fois qu’il tente de s’intégrer à un casse-tête, ça tourne au vinaigre et le voilà rejeté. Olivier a toujours quelque chose qui cloche: tantôt il n’a pas la bonne couleur pour s'intégrer, tantôt il n’a pas la bonne forme. Olivier baisse les bras. Être soi-même ne mène nulle part. Il tente plusieurs astuces pour changer de forme et de couleur, au point de devenir méconnaissable. Il entre dans le moule, s'intègre, mais réalise vite qu'il n’est pas heureux. «Si je dois me cacher et faire semblant d'être quelqu'un d'autre, suis-je encore moi? Si je ne peux pas être moi, ce n'est pas amusant de m'intégrer.» Olivier se fait démasquer par les autres pièces du casse-tête et est à nouveau rejeté. En s’acceptant et en restant lui-même, Olivier rencontre d'autres pièces qui, comme lui, ont essayé de se transformer. Il trouve enfin un casse-tête dans lequel il a sa place.
Un album ingénieux sur la quête d'identité et l’acceptation de soi. La métaphore de l’individu comme pièce de casse-tête faisant partie d'un tout est particulièrement bien trouvée. Certains passages à teneur philosophique cassent un peu l'élan, mais n'affectent en rien le message. Parce que le message livré est précieux.Le mélange de texte courant et de dialogues en italique dynamise la narration. Les illustrations expressives et débordantes de couleurs accrochent l'oeil et retiennent l'attention. Un album original qui stimule la réflexion et incite à la discussion.
Olivier cherche sa place, Cale Atkinson, Scholastic, 40 pages, 2017. À partir de 5 ans.
★★★★★
BIEN VIVRE-ENSEMBLE
La ville bleue est reconnue pour ses parapluies multicolores. La ville jaune, elle, est reconnue pour ses chaussures exceptionnelles. Un pont réunit les habitants des deux villes, leur permettant de traverser la rivière qui les sépare. Lorsque le temps est venu de repeindre le pont, les enfants suggèrent de le faire avec de jolies couleurs. Mais lesquelles choisir? Les habitants des deux villes n'arrivent pas à se mettre d'accord et s'ostinent ferme. C’est le début de la discorde. Leur entêtement va aller très loin. Terminé le bon voisinage. Terminé les parapluies multicolores et les chaussures exceptionnelles. Dorénavant, dans la ville bleue, tout sera bleu. Dans la jaune, tout sera jaune. Comment les habitants s’y prendront-ils pour mettre fin au conflit? Heureusement, la nature se chargera de bien faire les choses…
Cet album aborde, sous le mode de la dérision, l'intolérance et l'entêtement. Le litige qui oppose les villageois est représenté simplement et c'est justement cette simplicité qui rend compte de l'absurdité de la situation. Les illustrations de
Ivana Pipal, avec ses couleurs vibrantes, tantôt fortement contrastées, tantôt mélangées, renforcent le propos. Les mots de Ljerka Rebrovic vont droit au but, sans détour. Un sujet intemporel et plus que jamais d'actualité, qui met de l'avant le bien vivre-ensemble et la tolérance.Ville bleue Ville jaune, Ljerka Rebrovic (texte) et Ivana Pipal (illustrations), Alice, 32 pages, 2017. À partir de 6 ans.
★★★★★
POUR METTRE DU BAUME AU COEUR
Je ne mettrai ni résumé ni photos intérieures. Je serai brève et directe: procurez-vous ce petit album. Lisez-le. Offrez-le. Que le dessin vous plaise ou non, ça n’a aucune importance ici. Le propos touche droit au cœur et apaise la peine. Ce petit album est à mettre entre toutes les mains. Un album doudou sur le deuil et l’amitié, dont personne ne devrait se priver.
Je suis là, Shizuka Shoji, Alice jeunesse, 48 pages, 2017. À partir de 4 ans.
★★★★★
ACHETER À CRÉDIT, C'EST MAL
Catherine est une poule dépensière, une acheteuse compulsive qui achète à crédit. Elle se procure tout et n'importe quoi, comme des pneus d'hiver alors qu'elle n'a pas de voiture, comme des gants alors qu'elle n'a pas de mains. Lorsque son chef la rappelle à l'ordre, elle fait l'insolente. Avant de passer à l'abattoir, elle doit se confesser au curé de la paroisse. Aucun repentir, mais un seul regret: celui de ne pas être là le vendredi suivant pour profiter de l'aubaine sur le poulet du supermarché (le poulet en question étant ses amies et elle).
Un album qui met en scène une poule acheteuse compulsive? Il fallait oser! Le ton irrévérencieux et décapant m'a bien plu. Le graphisme ludique et les illustrations loufoques et expressives de Valérie Boivin enchantent l'oeil.
Mais j'ai un gros bémol avec cet album. Oui, le propos est original. Mais il ne faut pas charrier
non plus. Une poule qui possède une carte de crédit? Une poule qui sort du poulailler pour aller manger en ville? Un curé de paroisse et son confessionnal? Là, je décroche. Et pourtant, je ne manque pas d'imagination.Certaines incohérences m'ont agacée. Il est écrit, au début: «Comme ce poulailler abritait des centaines de poules, on ne leur donnait pas de nom, mais Catherine avait décidé de s'appeler Catherine. Parce que.» Un peu plus loin, on lit: «Un jour, le responsable du poulailler, un coq prénommé Jean-Claude...» On leur donne des noms ou pas?
Me mettant dans la peau d'un enfant (comme je le fais toujours lorsque je lis des albums), j'ai buté sur le texte: s
es phrases souvent trop longues, son vocabulaire parfois trop recherché («affligée d'un vice très grave», «frivolités», «créanciers», «désagrément», «épanchèrent leur âme», etc.), et l'emploi occasionnel du passé simple.J’ai aussi des réserves sur le message véhiculé: vivre le plus intensément possible lorsqu'on sait que nos jours sont comptés. Certes. Mais est-ce que bien profiter de la vie signifie consommer? L'humour noir, poussé dans ses extrêmes, sera sans doute compris, voire apprécié, par des adultes. Mais il est fort à parier que les enfants resteront sur le bord des pages. Et c'est là que le bât blesse: voilà précisément le genre d’album qui, à mon avis, passe à côté de son lectorat, s’adressant plus aux adultes qu’aux jeunes. Marie Fradette, collaboratrice au Devoir, n'y a vu que du feu. Serais-je à ce point dans le champ pour trouver le propos déplacé et mal adapté à des enfants? J'ai pris ma sauterelle de dix ans comme cobaye. Je lui ai fait la lecture à voix haute, sans laisser transparaître mon agacement. Résultat? Entre amusement et étonnement, elle n'a pas saisi le message de fond. Elle m'a questionnée sur certains mots (elle a pourtant un vocabulaire étendu), m'a demandée comment la poule avait obtenu une carte de crédit et où elle recevait ses factures! Sa conclusion spontanée: «C'est pas un livre pour enfants, ça!» Faut croire que je ne suis pas si dans le champ que ça!
Nous sommes tellement polis, gentils et frileux, au Québec, qu'il est très mal vu de dire du mal de l'oeuvre d'un auteur. Dans le présent cas, soit l'album sera encensé, soit on en parlera tout simplement pas. Je me questionne... Si François Blais n'était pas un auteur reconnu, cet album aurait-il été publié? J'me l'demande.
Le livre où la poule meurt à la fin, François Blais (texte) et Valérie Boivin (illustrations), 400 coups, 32 pages, 2017. À partir de 7 ans.
★★★★★