Le premier roman de Barney Norris m’inspirait grand bien. C'est un premier roman, et moi, j'adore les premiers romans. Son beau titre à rallonge me plaisait aussi. Et le fait qu'il s'agisse d'un roman choral, ça j'adore. Bref, il n'en fallait pas plus.
Le premier chapitre m’a laissée dubitative. Disons que ça partait mal. J'ai pataugé, me demandant où menait cette présentation historico-géographique de Sailsbury, en Angleterre. Il y est question de
cinq rivières qui ont déjà convergé vers ce lieu, ainsi que d’une imposante cathédrale et de la flèche qui la surplombe. J’ai finalement compris l’importance et la nécessité de ce chapitre: c’est tout près de là que le destin de cinq personnages est entré en collision.Zoom sur Rita. Elle a eu un enfant de Jonno, il y a longtemps. Jonno l’a quittée et son garçon, devenu grand, ne veut plus la voir. Sa vie est partie en vrille. Elle gagne maintenant sa vie en vendant des fleurs sur la place du marché. Elle vend aussi, en douce, un peu d’herbe aux jeunes du coin. Elle porte de peine et de misère sa vie en bandoulière. Le chapitre se termine lorsqu’elle enfourche sa mobylette.
Au tour de Sam, jeune ado au coeur pur. Il vénère son père comme c'est pas possible et est amoureux pour la première fois de sa vie. Il est touchant dans son hésitation à avouer son amour à Sophie. Lorsqu’on diagnostique un cancer agressif à son père, c’est son monde qui s’écroule. Il est tiraillé entre le début de son histoire d'amour et la fin de vie de son père.
George prend ensuite le relais. Amoureux fou de Valérie depuis plus de quarante ans. George quitte l’hôpital le cœur en compote, paralysé par sa solitude naissante.
Valérie vient tout juste de mourir d’un cancer. En rentrant chez lui, il percute une mobylette avec sa voiture. (La mobylette de qui? Je vous laisse deviner!)Suit Alison, la jeune trentaine, mariée à un soldat déployé en Afghanistan depuis plusieurs mois. Son grand garçon est en pension et s’apprête à venir passer les vacances à la maison. Alison ne va pas bien. Elle est étouffée par l’anxiété et un sentiment de vacuité lancinant. Elle cède «au penchant des ménagères angoissées» en dévissant une bouteille à l’occasion.
Le dernier chapitre du roman met en scène Liam, un jeune homme revenu vivre à Salisbury après un détour par Londres. Il travaille comme gardien de sécurité, vivote et se cherche.
Ces cinq personnages ne se connaissent pas, mais leur vie entre en collision par un mauvais coup du destin. Des liens ténus les unissent. J’ai eu l’impression de partager ces bribes de vies, de me frotter à ces vies en morceaux. Plusieurs passages m’ont serrés le cœur comme une éponge détrempée.
Barney Norris
parvient à incarner ses personnages, pas seulement à raconter leur histoire. Chacun a une voix distincte et authentique. Ils parlent à la surface de leur vie, incapables de s’ouvrir aux autres, et ce, malgré leur bon vouloir. Extra-lucides, ils sont conscients du passage du temps et des occasions ratées.L’originalité du roman tient en ce que chaque chapitre présente un personnage et une façon propre de dérouler le fil de son histoire. George, par exemple, est interrogé au poste de police suite à l'accident. Entre les questions du policier et ses réponses, il se remémore des grands pans de sa vie. Ce chapitre est celui qui m’a le plus bouleversée. Le chapitre mettant en scène Alison prend la forme d'un journal intime, celui de Sam raconte des histoires en italique imbriquées dans une plus vaste histoire. Ce dispositif narratif aurait pu suinter l'effet de style, mais au contraire, il apporte une profondeur à l'ensemble du roman. L
a voix de Sam est celle qui m'a le moins convaincue. Elle sonne trop vieille pour un si jeune homme...Barney Norris
écrit avec un réalisme douloureux et une lucidité éprouvante. J'ai lu ce roman comme si je m'étais frotté avec du papier sablé pour enlever mes peaux mortes. Tâche douloureuse, mais bénéfique! C'est avec une grande maîtrise que Barney Norris incarne l'intangible: la solitude, l'incommunicabilité, la quête d'identité, la maladie et le deuil. J'ai refermé ce roman à regret, secouée. Un coup de poing existentiel.Ce qu’on entend quand on écoute chanter les rivières, Barney Norris, trad. Karine Lalechère, Seuil, 304 pages, 2017.★★★★★