A Rome, le nom de Zevi est bien connu. Dans cette famille, on ne compte plus les notables ayant fait de brillantes carrières dans de nombreux domaines, aussi bien littéraires que scientifiques. Les Zevi, c'est l'une des grandes familles juives de la capitale italienne, le genre qu'on admire, qu'on salue, qu'on envie.
Sauf... Matteo Zevi.
Lui, c'est le mouton noir. Il en faut un, il y en a toujours un. Seize ans plus tôt, criblé de dettes, incapable de rembourser un créancier puissant susceptible de se montrer menaçant, il a opté pour la solution la plus simple : quitter le pays ! Arrivederci, Roma, et Hello, California ! Une fuite salutaire, eu égard aux risques qui pesaient sur lui, mais...
Car il y a un mais. Et même plusieurs. Matteo a quitté l'Italie tout seul, laissant derrière lui une épouse, une ex-épouse et deux enfants (nés de sa relation avec chacune de ces femmes). En Amérique, il a refait sa vie, comme on dit. Une nouvelle ex et une nouvelle compagne, une nouvelle carrière, également, une activité de traiteur, modeste mais épanouissante.
Et puis, voilà que Matteo apprend la mort de son principal créancier, celui à cause de qui il avait choisi de prendre la poudre d'escampette. Ni une, ni deux, toujours aussi impulsif, il décide de prendre l'avion dans l'autre sens et de rentrer au pays. Pour un moment ? Pour toujours ? Le sait-il lui-même à ce moment-là ? Rien n'est moins sûr, tant ce moyen ou long terme ne semble pas faire partie de sa personnalité.
Matteo, le séducteur, le playboy à l'italienne, l'insouciant, l'homme pour qui ne comptent que l'instantané, l'immédiat... Son retour, aussi soudain que son départ, prend un peu de cours ses proches, qu'il n'a plus vus depuis des années. Et l'on peut même dire qu'il va débarquer à Rome comme un chien dans un jeu de quilles, bousculant les vies que les siens ont construites sans lui.
Federica, son épouse légitime, aux portes de la cinquantaine, n'a rien oublié de sa rencontre avec Matteo, dans la station de Madonna di Campiglia, de leur relation adultère, de leur mariage... De son abandon. Ils n'ont jamais divorcé, malgré l'éloignement et, bien que courtisée, elle n'a jamais cédé, véritable Pénélope romaine.
Elle a encaissé l'affront, plus violent encore quand on sait qu'elle est issue d'un milieu radicalement différent de celui de Matteo : elle est la fille d'un communiste pur et dur, qui n'a jamais varié d'un iota sur le plan idéologique, pas même lorsqu'il a intégré le Conseil d'Etat. Une filiation que Federica n'oublie pas, même maintenant qu'elle apparaît aux yeux de tous comme une grande bourgeoise.
Martina est la fille de Federica et Matteo. Âgée de 9 ans quand son père a mis les bouts, elle a désormais presque 25 ans et a fait sa vie sans ce père, envers qui elle semble maintenant nourrir une certaine rancoeur. Etudiante brillante, elle a épousé Lorenzo, le fils d'un avocat de renom, issu d'une vieille famille catholique.
Une vie radieuse... Jusqu'à l'annonce du retour du père prodigue... Car, il semble bien que Martina ait difficilement encaissé l'annonce de Matteo et son arrivée prochaine en Italie. Au point d'envisager de remettre tout en question dans sa vie. Le souci, c'est que ce qui justifie ce possible bouleversement est parfaitement inavouable. Et même Martina s'interroge encore sur ce qu'elle ressent pour Benny...
Enfin, Giorgio est le fils de Matteo, issu de son premier mariage. Il était adolescent, lorsque son père a tout quitté pour fuir l'Italie et l'a alors très mal vécu. Aujourd'hui encore, il est très en colère envers son géniteur, au point de ne pas se manifester lorsqu'il apprend que Matteo va rentrer. Il n'a aucune intention de renouer avec lui.
Giorgio est le digne fils de son père : un vrai séducteur devenu rapidement la coqueluche du tout-Rome. Il a multiplié les liaisons, réelles ou supposées, jusqu'à ce qu'il rencontre Sara, une jeune femme juive qu'il a épousée. Un couple heureux, mais qui souffre du passé de Giorgio : hors de question pour lui d'être père...
Giorgio est le digne fils de son père, mais il est beaucoup plus sage. Et beaucoup plus avisé que Matteo. Lui aussi a pris des risques, mais il a réussi dans les affaires. Il dirige l'Orient-Express, un des restaurants les plus tendances de la capitale. Et il n'a aucune envie de voir Matteo marcher sur ses plates-bandes et risquer de tout faire foirer.
Voici présentés les principaux personnages de ce qui pourrait faire penser à une pièce de théâtre ou à une comédie à l'italienne. On retrouve des ingrédients présents dans "Avec les pires intentions", et en particulier ces familles de la grande bourgeoisie romaine, qu'elles soient juives ou chrétiennes, et leur existence un peu hors du temps, hors du monde.
Pourtant, la tonalité de "Là où l'histoire se termine" est très différente. On retrouve bien l'ironie d'Alessandro Piperno, son regard acéré sur les personnages qu'il nous présente, mais on ne va pas jusqu'à la violente satire qui caractérisait son précédent roman. Cette fois, on ressent une certaine bienveillance, même envers Matteo, qui semble sincère dans sa quête de rédemption.
Mais, ce père si longtemps absent revient alors que ses enfants son devenus grands et ont appris à se construire sans lui. Avec son retour, c'est le doute qui s'invite. Comme si, soudain, ces deux enfants qui ont pris leur destin en main et semble avoir mené leur barque avec réussite, se réveillaient en se demandant si tout cela était vraiment ceux à quoi ils aspiraient réellement...
Pour Martina, c'est un baiser... Un innocent baiser, ou peut-être pas si innocent, qui lui grignote le cerveau en remettant son identité sexuelle en cause. Et si... ? Le terrible "Et si... ?" a fait irruption dans un quotidien doré. Prenant le contrôle de la jeune femme, ce "Et si... ?" s'est mis en tête de saccager ce bonheur sans nuage... La culpabilité s'en même, et Martina plonge...
Pauvre Martina, Alessandro Piperno ne l'épargne pas. Et, en particulier, en jouant sur une frustration terrible au cours d'une scène, assez classique, c'est vrai, mais toujours efficace, où tout paraît vouloir se régler... Et où tout est interrompu au meilleur (pire ?) moment... Une seconde fois, même, on croira revivre la même situation... Mais la suite sera bien différente...
En ce qui concerne Giorgio, c'est l'annonce de la grossesse de Sara qui vient lézarder sa belle assurance (peut-être pas si solide que cela, d'ailleurs). Comme sa demi-soeur, Giorgio se pose alors des questions sur son identité, mais pas de la même manière que Martina. La première question de Giogio concerne la paternité : peut-il devenir père, lui le fils de Matteo ? Est-ce bien raisonnable ?
La seconde concerne ses racines, et plus particulièrement sa judaïté. Dans "Avec les pires intentions", cette question occupait une place importante, en particulier avec une dérive orthodoxe de la part de certains personnages. Dans "Là où l'histoire se termine", on a l'impression d'emblée que c'est totalement accessoire.
Bien sûr, les Zevi sont présentés comme une famille juive, mais, malgré la présence dans l'arbre généalogique d'un fameux rabbin, c'est un clan laïque où la question religieuse ne tient aucune place particulière, pas plus que les réflexions liées à ces origines. Jusqu'à ce que cela commence à tourmenter Giorgio.
Le choix de Sara, lui qui a eu tant d'amies, dont beaucoup n'étaient pas juives, a été un signe avant-coureur, inconscient. Mais, avec l'annonce de cette naissance prochaine, ce questionnement émerge soudain. On n'y prête pas forcément attention tout de suite, car cela apparaît de manière diffuse. Et puis, cela va s'imposer, par la force des choses, cette fois...
Enfin, la relation entre Martina et Giorgio d'un côté, et Matteo de l'autre est un des éléments importants de ce roman. Deux trajectoires inverses, que l'on découvre, que l'on suit, un peu surpris, d'abord, et même, en ce qui concerne un des deux enfants, carrément sidéré à la fin du roman. Ah, la relation au père, cet thème immortel de la littérature mondiale !
Je n'oublie pas Federica. L'épouse abandonnée et pourtant fidèle. Celle qui, dans cette histoire, a véritablement été sacrifiée. Oh, bien sûr, il y a le statut social, une certaine aisance, le confort matériel... Mais, le bonheur, dans tout ça ? C'est sans doute elle qui attend le plus du retour de Matteo à Rome.
Un espoir à la fois touchant et un peu pathétique, tant Matteo semble peu digne de confiance. Mais (et voilà la citation promise en préambule, je ne l'ai pas oubliée ; j'ai failli, seulement), pour elle, "mieux vaut aimer toute sa vie l'homme qu'il ne faut pas plutôt que de n'aimer personne". Quelques mots qui font de Federica, qui cache bien son jeu, un personnage profondément touchant.
Vous le voyez, le retour de Matteo agit comme une secousse sismique pour le clan Zevi et on se dit qu'on va voir se jouer devant nous une grande scène du II. Le contexte, que je ne vais pas évoquer dans ce billet, s'y prête : tous les acteurs devraient être réunis et vont pouvoir régler leurs comptes. Avec les autres, et aussi avec eux-mêmes.
C'est alors que...
Que Alessandro Piperno prend tout à contre-pied et propose un dénouement tout à fait inattendu. Une fin qui va conférer au roman une dimension tragique qu'on ne sent pas venir une seule seconde. En tout cas, pas de cette façon-là. Comme si la bulle qui isolait les Zevi et leurs semblables venait d'exploser...
Je vais mettre dans ce billet une interview d'Alessandro Piperno qu'on trouve sur le site des éditions Liana Levi. Je ne crois pas que l'auteur y révèle des éléments-clés de son livre, et en particulier de ce dénouement, et je pense qu'on peut la regarder même si l'on n'a pas lu "Là où l'histoire se termine". Mais, je vous laisse le choix de cliquer ou pas...
Pour ma part, je vais terminer en parlant du titre de ce roman, et du titre de ce billet. Je joue les funambules, là, car, pour bien l'expliquer, il faudrait en fait tout raconter... Ce n'est pas grave, essayons de faire au mieux, en respectant l'histoire et les lecteurs. Ce titre (qui est la traduction littérale du titre en italien) annonce la couleur : on est à la fin de quelque chose, quoi qu'il arrive.
Au vu de ce que l'on sait, on peut imaginer que c'est la fin des Zevi, ou tout du moins, que celui qui finira par ne plus être là, c'est Matteo. Ainsi, il libérerait les siens, que sa présence, que son retour, perturbent au plus haut point. Je n'ai rien contre Matteo, je trouve même qu'il est plutôt modéré dans son comportement une fois rentré à Rome, par rapport à ce que l'on pourrait imaginer.
Mais, peut-être est-ce une phase de transition, de profil bas avant de retrouver ses bonnes vieilles habitudes... Et ses bons vieux travers. Dans un roman d'Agatha Christie, il aurait le profil idéal de la victime et tous les autres, de coupables potentiels, avec de sérieux mobiles. Mais, on n'est pas dans un polar à l'anglaise, on est dans une comédie de moeurs à l'italienne.
Peut-être faut-il raisonner autrement, et imaginer que chaque personnage est arrivée à un tournant de sa vie. Que chacun d'entre eux va devoir se défaire de quelqu'un pour avancer, repartir, retrouver la sérénité et l'espoir d'arriver au bonheur. Quelqu'un ou quelque chose, pourquoi pas. Je n'en dis pas plus, vous verrez bien.
En tout cas, rupture il y a, dans cette dernière partie choc. Si vous écoutez Alessandro Piperno, il vous expliquera que sa littérature fait peu cas de l'actualité. Et pourtant, ici, pour ce livre, il va déroger à cette habitude. Ce qu'il n'explique pas, c'est si c'était ainsi qu'il envisageait initialement la fin de son roman ou si ce sont les événements qui ont influé sur son écriture...
Une fois le livre refermé, dans les premières réflexions qui serviront plus tard à la rédaction du billet que vous lisez en ce moment, j'avais noté mentalement : évoquer le Deus ex-machina pour parler de ce dénouement. Et puis, je regarde la vidéo ci-dessus et je découvre que, pour Alessandro Piperno, le Deus ex-machina de son livre, c'est Matteo !
Alors, je laisse tomber ma réflexion là-dessus, je ne vais pas aller contredire un auteur sur la construction de son histoire. Ca ne se fait pas. Ce n'est pas le genre d'un blogueur qui se respecte. Hum... Peu importe ce qui incarne ce Deus ex-machina : le fait même qu'on évoque ce concept place "Là où l'histoire se termine" dans la catégorie tragédie (au sens classique du terme).
Assez parlé, chantons, pour finir. Ce titre, c'est aussi celui d'une chanson, un titre du groupe The Fray, qu'on entend, si je puis dire, dans le cours du livre d'Alessandro Piperno, à un moment très important, d'ailleurs. J'ai brièvement regardé les paroles, signées Isaac Slade, et je crois que le choix de cette chanson ne tient pas qu'à son titre. Elle est en phase avec le personnage qui l'écoute...