"Vive la Calabre, vive Pinocchio le Calabrais, le fils du menuisier".

Par Christophe
Tour d'Italie, suite, et cap au sud, pour évoquer un roman qui, vous l'aurez compris, se déroule en Calabre. Un court roman qui se présente sous la forme d'un conte philosophique très sombre et ménageant pas mal de surprise, comme cette référence clairement affirmée à l'oeuvre de Carlo Collodi, "les Aventures de Pinocchio". Avec "le Peuple de bois" (paru dans la collection "Un endroit où aller" des éditions Actes Sud ; traduction de Marguerite Pozzoli), Emanuele Trevi nous offre une histoire troublante, dérangeante, nihiliste, disent certains, en tout cas teintée de cynisme. Un jeu de billard à plusieurs bandes qui semble vouloir tout prendre à rebrousse-poil, exposer le contraire des définitions traditionnelles et des tendances majoritaires et renforcer l'identité calabraise, autrefois très puissante et aujourd'hui un peu engourdie. A l'heure où la Catalogne débat tumultueusement de son avenir, voici une histoire provocatrice et complexe, portée par un personnage au surnom peu flatteur, le Rat, qui incarne à merveille le message qu'il essaye de faire passer...

On l'appelle le Rat. Un surnom qui lui fut donné dans son enfance et qu'il a ensuite traîné jusqu'à en faire son identité. On ne le connaîtra d'ailleurs que sous ce sobriquet, pourtant peu flatteur. De son physique, on retiendra le regard, ses yeux noirs, ses cils, ce charisme qui s'en dégage... Et pour ce qui est de sa personne, on le découvrira en cours d'histoire.
On apprendra ainsi que le Rat a été prêtre avant de croiser le regard (et les formes) de Rosa, jeune femme pour qui il s'est défroqué, dans tous les sens du terme. Pour elle, il a jeté sa tenue ecclésiastique aux orties et il a pris la fuite. Car, ces amours illicites n'ont pas fait que des heureux, dans le village calabrais où le Rat exerçait son sacerdoce.
Il y a longtemps, maintenant, que le Rat et Rosa sont mariés, vivent ensemble et s'aiment. Leur désir ne s'est jamais atténué et un rien peut l'embraser de nouveau. Et pourtant, peut-il y avoir deux êtres plus dissemblables que ces deux-là ? Elle, sans cesse captivée par le téléviseur, lui, volcan endormi contenant sa colère et son mépris pour le monde qui l'entoure.
Et l'éruption est proche. Le Rat prend contact avec un ami, peut-être son seul ami, d'ailleurs. Lui aussi, on ne le connaîtra que sous un surnom : le Délinquant. Junky, homosexuel, sous le charme de Rat de longue date, et donc, forcément, malléable, le Délinquant se retrouve bombardé par ses Oncles à la direction artistique d'une radio émettant en Calabre, Télé Radio Sirène.
Le Rat demande à son ami s'il pourrait lui trouver un créneau horaire pour qu'il y anime une émission. Rien de plus. Le Délinquant, qui ne peut rien refuser à son ami, obtient ledit créneau et voici comment va naître ce programme hors du commun, "les Aventures de Pinocchio le Calabrais". Une causerie, d'une grosse demi-heure, où le Rat s'adresse aux auditeurs.
Il le fait tant et si bien, par les ondes, mais aussi, via YouTube, par internet, que le succès est immédiat et ne va cesser d'aller crescendo au fil des numéros. Le Rat, lui, n'imagine pas que tout cela durera très longtemps, une dizaine d'émissions tout au plus, pense-t-il, le temps de traiter tous les chapitres de son livre de chevet, pardon, de sa bible : "les Aventures de Pinocchio", de Carlo Collodi.
Pinocchio, vous connaissez ? Au moins la version de Disney, sensiblement différente de son original, qui reste, 130 ans après sa parution, un des plus gros tirages de l'édition italienne. Mais imaginez qu'un animateur radio, sorti de nulle part, se mette à vous raconter cette histoire à sa façon, non seulement en y impliquant toute sa région, mais en en prenant le contre-pied parfait !
C'est ce que fait le Rat, comparant Jésus et Pinocchio, tous deux fils de menuisiers (et la comparaison ira même plus loin), et en faisant de la marionnette un Calabrais à part entière ! Le Peuple de Bois, ce sont les Calabrais, Pinocchio est un des leurs et peut-être le plus fameux d'entre tous, et ses aventures sont le nouvel évangile.
Si vous pensez que le fils de Gepetto est un enfant naïf à qui il arrive bien des malheurs, un héros de roman picaresque qui se sortira de l'ornière par l'assiduité aux études et le choix de la raison, alors, vous vous mettez le doigt dans l'oeil. Pour le Rat, c'est tout l'inverse, Pinocchio est l'emblème de la révolte, du refus de l'autorité, du refus de se plier aux contraintes qu'on lui impose.
Et il en appelle aux Calabrais à faire de même, ce qui explique l'engouement soudain pour son émission. La Calabre, terre rude, considérée, comme la plupart des régions méridionales de l'Italie comme des boulets par les riches régions dominantes du nord, retrouve sa fierté, son identité puissante, sa volonté de faire un bras d'honneur à tous ceux qui ne voient en eux que des bouseux.
Mais le succès, vous le savez, le buzz, comme on dit désormais, c'est aussi le moyen de se faire une joyeuse collection d'ennemis. Et le Rat, son Pinocchio calabrais et ses élucubrations radiophoniques ne vont pas échapper à cette règle. L'homme a touché juste, si tant est que ce fut son véritable but, et réveillé quelques adversaires farouches...
Au-delà de ce que nous venons de voir, l'élément très important, c'est la personnalité du Rat, qui se dévoile peu à peu. Son passé, celui d'avant la prêtrise, mais aussi son caractère viennent éclairer son initiative d'une toute autre lumière. Car, je vous le dis tout net, le Rat n'est pas franchement le mec le plus sympa qu'on puisse imaginer croiser.
Son regard sur le monde est celui d'un misanthrope, il y a beaucoup de mépris et de cynisme dans ses mots, même lorsqu'il parle de ses proches, Rosa et le Délinquant en tête. Le Rat, c'est l'incarnation du désenchantement et du pessimisme, et on peut le comprendre en découvrant ce qu'il a vécu dans son enfance, en particulier.
Après, on ne peut que spéculer : la prêtrise, ce n'est en rien un choix par vocation, mais un moyen de s'extraire de son milieu d'origine. L'émission de radio, c'est pour vider son sac, cracher au monde ce qu'il a sur le coeur depuis trop longtemps, et principalement son dégoût profond et son rejet pour tout ce qui symbolise la vie moderne.
Les médias, internet compris, même s'il en ignorait quasiment l'existence avant de se voir via YouTube, tout ce qui peut être rassembler sous les termes de culture populaire ou d'imaginaire collectif (il n'a pas de mots trop durs pour parler des histoires, inutiles, et de ceux qui les racontent, et pour dire sa haine des chansons, outil de contrôle du peuple), il les voue aux gémonies.
Pour un peu, on croirait un Savonarole moderne appelant à allumer des bûchers des vanités aux quatre coins de la Calabre au nom de Pinocchio le fils du menuisier, et à y jeter tout le superflu qui entrave et ternit l'identité calabraise... Il prône le retour aux racines, aux traditions, à la terre, à la nature... Une forme de liberté qu'on leur dénie.
Et tout cela, en se basant sur les aventures de Pinocchio, lues et expliquées à l'inverse de ce que l'on a l'habitude d'enseigner, et donc d'apprendre. Collodi a été détourné pour être mis au service de la domination, il faut lui rendre son véritable message et faire de Pinocchio un nouvel étendard, une nouvelle parole divine... Rien que ça.
Le contraire... Ce mot, il revient très souvent dans le livre. Il est l'une des lignes directrices du discours du Rat. Le contraire, et même, quelquefois, le contraire du contraire... Ah oui, cela devient complexe, je vous ai prévenu ! D'ailleurs, ce billet est vraiment ma vision du livre, elle ne préjuge rien de celle qui serait la vôtre, ni même de la volonté de l'auteur.
Je me suis amusé, plus tôt dans la journée, à aller jeter un oeil sur des articles évoquant "le Peuple de bois", parus en Italie au moment de sa sortie, et en France depuis sa publication, et je dois dire que je n'en ai pas lu deux sur la même longueur d'ondes. J'ai même l'impression que chacun l'interprète en fonction de son propre parcours, de son propre corpus intellectuel, idéologique, même...
En ce qui me concerne, j'ai beaucoup aimé ce détestable personnage du rat. Eh oui, on peut aimer des personnages fort peu aimables... Parce qu'il est finalement assez cohérent. J'ai une vision assez particulière de cette histoire, qu'il m'est difficile de retranscrire ici, sous peine de raconter la fin de tout cela.
Mais, quand je dis qu'il est cohérent, c'est parce qu'il est le contraire de ce qu'il semble être : un prêtre amoureux, un homme utilisant les médias qu'il abhorre, un personnage qui semble bienveillant aux yeux de se proches alors qu'il n'est que mépris (et sans doute un mépris dans lequel il s'englobe)... Il se retrouve même affublé du surnom d'anti-Saviano, qui le ravit ! Le contraire, voilà la clé !
Qu'imaginait-il en lançant cette émission ? Sans doute pas connaître un tel succès. Et, curieusement, je me demande jusqu'à quel point ça ne dessert pas ses plans. Son idée de limiter dans le temps sa présence sur les ondes, d'interrompre prochainement, même si c'est en pleine gloire, "les Aventures de Pinocchio le Calabrais" alors que les premières émissions tournent en boucle pourrait en témoigner.
Mais quel est son but, alors ?
Peut-être d'être un Jésus Calabrais, qui sait ? Et défier un nouvel empire romain, mais aussi ceux qui tiennent les rênes en Calabre. Je parle par énigme, enfin, par paraboles, mais il est certain que Emanuele Trevi (qui, sauf erreur de ma part, n'est pas Calabrais) vient dans son histoire rappeler les profonds clivages qui lézardent l'Italie.
L'opposition entre le Nord, riche, industriel et dominant, et le Sud, bien plus pauvre, agricole et considéré comme un poids mort par les premiers. Un siècle et demi après l'unification italienne, ces oppositions restent d'actualité, avec des régionalismes et des nationalismes qui s'expriment régulièrement...
On peut aussi ajouter que la Calabre, c'est la terre de la terrible "Ndrangheta, la mafia locale, pas franchement des doux, et qu'il vaut mieux ne pas chatouiller. Vous devez bien vous douter que cette organisation va jouer un rôle dans cette histoire. Et, plus j'y repense, plus je trouve que le parallèle entre le Rat et Jésus est pertinent...
Oups, j'en ai déjà peut-être trop dit... Allez, je finis sur une dernière impression : bien sûr, c'est un roman qui parle de l'Italie, des difficultés récurrentes de ce pays mosaïque. Mais c'est aussi l'histoire d'un homme, le Rat, en quête de quelque chose. Pas d'une rédemption, il faudrait qu'il y croie. Nhiliste, le Rat ? Sous cet angle-là, c'est bien possible, oui.
Ou le contraire.
Ou le contraire du contraire.
A vous de juger !