J'ai découvert cette année que Cziffra avait existé, et son talent inouï. Je suis à ce jour encore envoûtée par son interprétation des barricades mystérieuses ou celle du vol du bourdon (qui me rappelle à chaque fois un vieux jeu vidéo des Schtroumpfs, quelle lose).
Si l'envie vous en prend, allez vous perdre sur Youtube pour explorer les vestiges de son talent.
Intéressée par le personnage, j'ai donc été particulièrement curieuse de lire son autobiographie, Des canons et des fleurs.
Parce que l'artiste a un parcours hors du commun, et qu'il n'est pas de ceux qui se sont hissés au sommet comme s'il ne leur en avait rien coûté.
L'écriture est raffinée, c'est ce qui m'a d'abord surprise. Et puis, très vite, elle a laissé place à l'histoire en elle-même, étourdissante. Cziffra naît et grandit dans une famille pauvre hongroise, il côtoie dès son enfance la misère des quartiers déshérités, et rapidement, porte les espoirs de sa famille, alors qu'il s'essaie au piano et montre tout enfant des dispositions extraordinaires.
Il est produit dans un cirque alors qu'il a tout juste 5 ans, et en constitue l'attraction principale. Alors qu'il a bientôt 10 ans, ses parents parviennent à obtenir son inscription au sein de l'Académie Franz Liszt, où il développe son don.
Mais alors qu'il est jeune homme et fraîchement marié, la guerre vient interrompre sa jeune carrière, il se retrouve mobilisé, fait prisonnier. Il retourne quelques années à la vie civile, puis devient prisonnier politique après avoir tenté de s'exiler avec sa famille.
Le récit de ces années-là, durant lesquels il sert comme porteur de pierres, est terrible, Cziffra décrivant la lente agonie de son corps, de ses mains, les séquelles qu'elles conserveront par la suite, l'obligeant à porter des gants de cuir, que d'autres musiciens interprèteront comme une préciosité, et immiteront par souci d'élégance.
Sa carrière sur la scène internationale débutera peu après la fin de cette période, et, en 1956, il parvient à obtenir asile en France, où il s'enfuit avec sa famille.
Le récit est étayé de considérations musicales, de réflexions sur la misère, sur le travail de l'artiste, sur l'entrave que peut représenter le corps qui s'est déshabitué de la musique.
C'est émouvant, et pour qui s'intéresse à Cziffra, c'est d'une grande richesse.
"Avec mes yeux d'aujourd'hui, il me semble aussi que cette ambiance d'univers concentrationnaire, constitué de baraques identiques, étroitement collées les unes aux autres, dans lesquelles toutes ces familles de chômeurs s'entassaient et essayaient de survivre de la même façon - cette ambiance devait leur être réciproquement salutaire car elle leur donnait l'illusion d'une misère collective qui, partagée, les empêchait mutuellement de succomber à l'extrême dénuement de ces hallucinants mois d'hiver.
[...] A mon avis, cette sorte de courroux céleste revêt pour le pauvre un aspect beaucoup plus effrayant, non seulement parce qu'il lui fait prendre conscience de sa situation, et en le privant de tout espoir, le dépossède plus encore, mais aussi, me semble-t-il, parce qu'il se complaît à amplifier cet état jusqu'à ce que cette misère, auparavant extérieure, s'installe telle une maladie incurable, au-dedans même de l'être, et le ronge jusqu'à le réduire au néant."
"La préparation à la discipline militaire, qui n'est autre que l'art de dresser le civil après l'avoir dompté et maté, m'a paru être une aberration inexprimable."
"Je savais que le style résulte d'une sensibilité spéciale à l'égard du langage, qu'il ne s'acquiert pas mais se développe. Celui dont je rêvais là, au bord de l'eau, je l'imaginais beau et rythmé comme un poème orphique, précis comme le langage des sciences un style qui vous entrerait dans le coeur comme un coup de stylet. Malheureusement, on n'y atteint que par un labeur atroce. Flaubert en savait quelque chose.
[...] A ce moment, j'eus comme une illumination. Cette définition pourtant splendide ne m'a convaincu qu'à moitié. En fait, il avait raison... et moi aussi. Le style, c'est la chose vécue, qui ne sent pas l'appris."
"Le rôle de l'interprète dans la société est d'être le gardien des sources de l'émotion d'autrui, afin justement de la préserver de l'effritement où la plonge quotidiennement l'asservissement à sa condition matérielle dévitalisante."