Sonny vit à Dublin au sein d'une famille nombreuse. Nombreuse, et pauvre, très pauvre. Chez eux, on vit les uns sur les autres, dans des conditions de confort plus qu'incertaines. Un père qui travaille sur des chantiers, plus ou moins au noir, la mère à la maison et la fratrie... dont on ne sait pas très bien ce qu'elle fait.
Dans cette famille, Sonny semble incarner un certain espoir. Dans tous les domaines : il est celui qu'on a envoyé au collège, parce que l'on pense qu'il a les capacités pour faire des études. Il est aussi celui qui travaille comme apprenti dans une boucherie de la ville, où on ne lui fait pas vraiment confiance. Enfin, il est celui qui accompagne son père et lui file un coup de main sur certains chantiers.
Mais cette vie où il n'a rien choisi l'étouffe un peu. Sonny essaye sans cesse de s'extraire de cet étau familial, de fuir une ambiance trop pesante. Soit en se réfugiant dans la remise, soit carrément en faisant le mur et en allant fumer et boire en cachette dans un endroit appelé l'Antre des Chats. Là, il retrouve souvent Sharon, une ado aussi paumée que lui avec qui il refait le monde, si on peut dire.
Tous les deux viennent de familles misérables au sein desquelles l'ambiance n'est pas terrible. Sharon doit même avoir plus à se plaindre que Sonny, qui prend bien une raclée de temps en temps, mais bien moins que son amie. Sa seule amie. Ou ce qui s'en approche le plus... Entre eux, un lien ténu, c'est vrai, mais la complicité de ceux qui savent ce qu'endure l'autre.
Sonny n'est pas un encore voyou, mais c'est tout de même un gamin turbulent qui s'affranchit volontiers des règles. Même si ça doit lui retomber dessus. Et ils sait que ça lui retombera forcément dessus. Il s'en fout, en fait, il ne se pose pas la question de l'avenir, il est un gamin pauvre de Dublin, et le reste ne compte guère.
Il y a un certain fatalisme dans l'histoire de Sonny, qu'on sent condamné, à un moment ou un autre, à un destin partagé entre prisons et coups minables... On sent pourtant que ce garçon vaut mieux que ça, qu'il vaudrait mieux que ça s'il parvenait à s'en convaincre. Bien sûr, s'extraire de ce milieu social très défavorisé s'annonce compliqué, mais il pourrait y parvenir avec de la volonté.
Sa vie, pourtant, va basculer d'une toute autre manière, complètement inattendue. Lui-même ne l'aurait sans doute jamais imaginé avant que ça se produise. Son père lui a demandé de l'accompagner sur un chantier dans les quartiers chics de la ville, à Montpelier Parade. Il s'agit de faire quelques travaux pour redonner un coup de jeune à une maison un peu défraîchie.
Là, vit une femme. Une femme dont la simple vue fait s'accélérer les battements du coeur de Sonny. Une impression bizarre, inédite... Et pourtant, Sonny sait immédiatement qu'il n'y a rien à attendre : elle est plus âgée que lui, l'âge d'être sa mère, elle vit dans les beaux quartiers, dans cette belle maison, elle le considère à peine...
Mais le coeur a ses raisons... Vous connaissez le refrain. L'adolescent rebelle est tombé sous le charme de cette femme issue d'un milieu qui ne sera jamais le sien. Elle l'attire, elle lui plaît. Et, plus encore, peut-être, elle l'intrigue : oui, avant tout le reste, il a envie de savoir qui elle est et pourquoi elle semble si... malheureuse.
Sonny, c'est un personnage qu'on croyait sorti d'un roman de Dickens pour aller se balader chez Joyce, ou presque. Dublin (et ses alentours, mais le ville principalement) est un décor, certes, mais sans doute aussi un peu plus que cela. On y déambule dans le sillage de l'adolescent, des bords de mer aux quartiers chics, en passant par les coins où il a ses habitudes et même la National Gallery.
Il serait parisien, on parlerait d'un titi, d'un poulbot, lui, c'est un gamin de Dublin peu habitué à aller traîner à Montpelier Parade, une rue du quartier de Monkstown, au sud de la ville. Si j'évoque ce nom, c'est parce que "Montpelier Parade" est le titre original du roman. Peu parlant pour le lectorat français, on lui aura préféré le prénom d'un des personnages centraux, Vera.
Vera... Elle a quelque chose d'une apparition, sur le perron de sa maison. Elle a quelque chose de spectral, mais sans dégager la moindre menace, au contraire. Il n'est pas étonnant, d'ailleurs, que Sonny réagisse de cette façon. Sans qu'il en ait conscience, elle est probablement tout ce qui manque à sa vie. Tout ce dont il a besoin.
Alors, si je ne vous dis qu'un minimum de choses sur Vera, c'est parce que je n'en sais pas beaucoup plus. Mystérieuse, c'est un adjectif qui lui va bien, car une grande partie de ce roman repose sur ce qu'on ignore d'elle. Et cette phrase, placée en titre de ce billet résume parfaitement la situation de Sonny : lui non plus ne sait rien d'elle.
Mais, il est curieux, le gamin, curieux, et sérieusement sous le charme. Je ne vais pas vous le cacher, de toute façon, le bandeau qui ceint le livre le dit haut et fort, ce livre raconte une histoire d'amour. Et pas besoin de jouer les cachottiers en ne vous disant pas qui sont les deux amoureux... Une histoire qui met tout de même un certain temps à s'installer.
Parce que ce n'est sans doute pas ce que recherche vraiment Sonny. Ou alors, de manière totalement inconsciente. Ce qu'il ressent, il peine à mettre des mots dessus, ça paraît tellement irréel. Irréaliste. Et, en face, Vera apparaît initialement complètement hors du monde. A-t-elle remarqué Sonny ? Sans doute, mais comme un gamin de 16 ans.
Elle ne vit pas seulement dans une autre sphère sociale que Sonny, on croirait qu'elle vit carrément dans un autre monde, un monde qui lui est propre et où il est bien difficile d'être invité. Pour Sonny, déjà bien embarrassé avec les sentiments nouveaux qu'il expérimente, le comportement de Vera est plus que déroutant. Mais, c'est aussi cela qui le motive, qui le fascine...
Karl Geary joue à plein cette carte du mystère. On n'est pas dans un roman noir, même si le voir publié par Rivages pourrait le laisser croire. Non, il paraît dans la collection de littérature générale de cette maison et c'est juste. Ce n'est pas une enquête que mène Sonny, mais il essaye simplement de gagner la confiance de Vera pour qu'elle se livre à lui...
Et plus il essaye de l'aider, plus il tombe amoureux d'elle. Plus il la désire, aussi. "Vera", je dirais que c'est un roman qu'on rangerait plutôt entre "Le diable au corps" et "Le Liseur", mais pas vraiment du côté du "Rouge et le noir", les contextes sont trop différents et le sujet de l'apprentissage et des premiers émois amoureux et sexuels ne suffit pas.
Il n'y a certainement pas la même tension sexuelle que dans le roman de Radiguet ou dans celui de Schlink, mais parce que ce n'est tout simplement pas le sujet que veut traiter Geary. La relation physique fait partie de cette histoire, là encore, ne le cachons pas, mais sans en être le moteur, mais l'histoire de Sonny est cousine de celle de François ou de Michaël.
De Radiguet, on a l'immaturité du personnage masculin, sans doute plus en quête d'une mère que d'une amante et qui va acquérir brutalement de la maturité à travers cette aventure. Il y a aussi, c'est indéniable, la même noirceur, le même désenchantement, le même sentiment que cette histoire ne peut qu'être tragique...
De Schlink, il y a la différence d'âge entre les deux personnages et les questionnements entourant le personnage féminin. Je ne sais pas si on peut parler de secret, en ce qui concerne Vera. Ce qu'on ignore à son sujet n'a rien à voir avec ce que l'on découvrir d'Hanna. Geary traite d'ailleurs Vera avec finesse et tact, usant du quiproquo pour ne révéler sa situation qu'en toute fin de livre.
Au mystère qui entoure Vera, Karl Geary ajoute quelques éléments supplémentaires qui empêchent le lecteur de trop prendre ses repères : ainsi, on ne sait pas du tout quand se déroule l'histoire. Bon, c'est une époque contemporaine, n'exagérons rien, mais il semble que ce soit tout de même avant l'ère 2., avant aussi que l'Irlande ne connaisse un fameux boom économique.
C'est un sentiment, pas une certitude, quelques indices glanés par-ci, par-là, rien de plus. Mais il y a quelque chose d'un peu suranné dans le Dublin que nous offre à voir Karl Geary. Je pencherais pour les années 1970 ou 1980, mais je peux me tromper. Quelle importance, me direz-vous ? Eh bien, je trouve que cela donne un certain cachet au récit.
Et parce que je ne crois pas que cette histoire pourrait se dérouler tout à fait de la même manière si elle prenait place dans notre société de 2017. On ne voit pas dans ce livre une société hyper-connectée comme celle dans laquelle nous évoluons et qui fait varier les centres d'intérêt, mais aussi les liens sociaux.
"Vera" est un roman plein d'émotion et de tendresse. La relation entre Vera et Sonny est presque implicite. La communication entre les deux personnages n'est pas l'essentiel de ce qui les unit. Ils se parlent peu et n'abordent de toute façon pas les sujets cruciaux. Ils partagent plutôt des gestes, des attitudes, des signes. Une complicité.
Ce qui renforce le côté tendre de tout cela, c'est la candeur et la maladresse de Sonny, que contrebalance son indéniable bonne volonté pour aider Vera, quoi qu'elle ait. Il se métamorphose à son contact, elle devient sa raison d'être, lui qui n'en avait pas. Il va se battre pour elle, avec les moyens du bord.
En retour, elle l'enrichit, l'éveille au monde, à la culture... Quand Sonny apprend qu'elle a travaillé dans un musée, il y va, pour essayer de percer son mystère en en apprenant un peu plus sur elle. Cela donne une scène totalement décalée, presque comique dans un ensemble qui ne l'est pas du tout. Mais, c'est surtout extrêmement touchant de le voir ainsi se démener pour comprendre Vera.
Ce n'est pas un long roman qu'on a en main, moins de 300 pages, et plus on approche du dénouement, plus cette histoire devient poignante. Malgré ses efforts, Sonny n'y arrive pas, mais il ne se décourage pas, il ne renonce pas. Jusqu'où ira-t-il par amour pour Vera ? Là est la question, et la réponse devrait vous serrer la gorge, vous mettre les larmes aux yeux.
Un dernier mot, Karl Geary choisit une narration à la deuxième personne du singulier. Un "Tu" qui s'adresse directement à Sonny. J'ai vu, ces dernières semaines, que certains lecteurs étaient déroutés et avaient du mal avec ce genre de narration... Bon. Je ne comprends pas trop pourquoi, mais passons, à chacun sa manière de lire et de recevoir les textes.
Mais, si vous appartenez à cette catégorie de lecteurs qui ne peuvent envisager d'autre narration qu'en "Il" ou en "Je", je n'ai qu'un conseil à donner : accrochez-vous ! Allez au bout de Vera, ne vous faites pas de noeud au cerveau en vous demandant qui parle, pourquoi le tu... Non, oubliez ça, faites-en abstraction, laissez votre coeur prendre le relais. Le jeu en vaut vraiment la chandelle.