Lundi dernier, le 9 septembre 2017, c'était la remise du...
Je vois une partie d'entre vous cligner des yeux. Le pri-quoi ?
Le Prix Vendredi. Lancé cette année, c'est le premier prix national indépendant de Littérature Jeunesse. Il entend récompenser un roman francophone de littérature ado-adulte (13 ans et +) paru entre le 1er janvier et le 30 septembre 2017.
C'est Anne-Laure Bondoux, avec son excellent L'aube sera grandiose, chez Gallimard Jeunesse, qui a remporté cette première édition. Deux autres romans ont reçu des mentions spéciales :
- Colorado Train, de Thibault Vermot, chez Sarbacane (que je vous recommande pour son style ambitieux et son sens du frisson, et dont une critique paraîtra bientôt ici)
- Naissance des cœurs de pierre, d'Antoine Dole, chez Actes Sud Junior (que je n'ai pas lu, mais ça ne saurait tarder !)
J'étais très excitée à l'annonce du lancement. Mais ce qui m'intéresse, dans ce prix, plus que ses lauréats, c'est ce qu'il dit de la littérature jeunesse... à commencer par la façon dont elle est relayée dans les médias.
C'est-à-dire, MAL.
On lance le Goncourt de la Littérature Jeunesse ...
Contextualisons.
La France compte à peu près autant de prix littéraires que de fromages. Et parmi eux (les prix, pas les fromages), on en liste même de très prestigieux en jeunesse, comme celui des Librairies Sorcières ou la Pépite de Montreuil, remis chaque année. Et de nombreux, nombreux autres.
Mais ces prix prestigieux ne le sont que dans le milieu douillet de la Littérature Jeunesse, qui est un peu consanguin. Personne, hors de notre bouillon consanguin, ne connaît la " Pépite de Montreuil ", pourtant tout le monde connaît les noms " Goncourt ", " Fémina ", " Renaudot ", " Médicis ". Personne ne regarde dans notre direction - ce qui nous permet de faire notre tambouille dans notre coin, avec beaucoup de liberté - mais cela signifie surtout que toutes ces récompenses, tous ces lauriers, s'adressent à des initiés.
OR, un Prix a pour but de :- faire connaître le livre récompensé et son auteur ;
- et faire connaître la littérature dont est issue le roman.
Qu'il s'agisse d'un policier du grand froid, d'un récit intimiste parisien, d'une quête existentielle orientaliste, etc., le roman primé attire l'attention d'un public large, un public non initié, qui découvrira à la fois un titre, un auteur, mais aussi une approche de la littérature et, parfois même, une branche de la littérature.
Et voilà, on y est. Le Prix Vendredi a pour ambition de faire connaître la branche jeunesse. En pétant joyeusement la vitre de ton salon, comme un arbre plein de sève et d'enthousiasme.
Or... ce n'est pas gagné. Pour l'instant, on toque à la vitre et personne ne répond.
Le Prix Vendredi est le grand absent des médias culturels relayant habituellement la rentrée littéraire. Il suffit de se créer une alerte Google pour constater que seuls 6 articles sur le sujet sont sortis depuis fin août, quand, à titre de comparaison, les Prix Goncourt, Renaudot, Médicis, Fémina totalisent une cinquantaine d'articles... chacun.
Or, on espérait mieux, le jury du Vendredi étant composé de :
Michel Abescat ( Télérama)
Raphaële Botte ( Mon Quotidien, Lire)
Philippe-Jean Catinchi ( Le Monde)
Françoise Dargent ( Le Figaro)
Marie Desplechin (auteure jeunesse)
Catherine Fruchon-Toussaint ( RFI)
Sophie Van Der Linden (auteure jeunesse)
Soit principalement des journalistes issus de grands médias généralistes, critiques littéraires, qui s'intéressent à la littérature jeunesse (+ deux auteures très investies dans la critique et la valorisation du livre jeunesse). Ce choix journalistique very serious, assez posh et so classy témoigne d'une volonté de départ d'asseoir le prix Vendredi au niveau des autres grands prix littéraires (dont les jury sont similaires), en esquivant notamment les jury de lecteurs. (Des lecteurs ADOS en plus ! L'angoisse.)
Du coup, j'en reviens à mon enthousiasme initial. Quand j'ai lu la composition du jury, je me suis dit :
" Mais c'est FORMIDABLE, ça veut dire qu'on va PARLER LITTÉ JEUNESSE dans tous ces grands médias !! "
Or, non seulement :
- les médias spécialisés (Actualitté, LivreHebdo) en ont assez peu parlé, comparativement aux autres grands prix,
mais en plus :
- tous les médias dont sont issus les membres du jury n'ont pas parlé du prix (rien dans Le Monde, si je ne m'abuse),
mais EN PLUS :
- les grands médias qui ont relayé le Prix Vendredi en ont peu ou pas parlé la remise du prix, période qui est quasi la plus intéressante en termes de communication car toi même tu le sais, c'est autour de la liste des sélectionnés que l'on peut faire monter la sauce, émettre des pronostics, bref, s'émouvoir un peu et susciter l'excitation, re-bref, investir le public ;
MAIS EN PLUS :
- la totalité des sujets parus tous grands médias confondus atteint péniblement la vingtaine*. Mon grand-père qui a écrit d'obscurs ouvrages d'Histoire bourguignonne, a plus de mentions Google.
MAIS ALORS,
LE PRIX VENDREDI, " GONCOURT DE LA JEUNESSE "
... C'EST RATÉ ?
Meuh non.
- Le projet est excitant, enthousiasmant, prometteur : avec le Prix Vendredi, le Syndicat National de l'Édition (SNE) vient tout de même de mettre sur pied un véritable tremplin pour faire connaître et reconnaître la Littérature Jeunesse à un public large. La seule démarche est révélatrice des mouvements culturels profonds qui agitent les eaux calmes de la littérature.
- Niveau comm', c'est décevant. Or, un Prix, c'est surtout de la comm'.
- Il est goddamn bien trop tôt pour juger de sa réussite, puisque ce n'est que la première édition. Et mes comparaisons avec le Goncourt, Médicis and co ont la mauvaise fois des nouveaux-nés : le Vendredi vient de voir le jour, et le Goncourt existe depuis 1903 - FORCÉMENT qu'il est plus médiatisé, c'est normal, et je ne m'attendais pas à autre chose. Maiiis... ce qu'il ressort de ce mois d'observation du traitement du Prix Vendredi, c'est qu'il semble qu'une partie des médias soit sourde à l'affirmation :
" Les adultes n'ont pas le monopole des prix littéraires,
cette littérature ado est une véritable littérature "
(Thierry Magnier, président du SNE)
Avec quelles armes doit-on se battre quand on est déjà contraint de batailler pour faire admettre cette prémisse de base ?
C'est comme si les chaussures à scratch étaient méprisées par l'intelligentsia de la chaussure et devaient constamment rappeler que :
La chaussure à scratch est une véritable chaussure.Bon, en vérité, on sait très bien que personne ne doute de la qualité de chaussure de la littérature ado. La vraie question, c'est plutôt le mépris littéraire et social envers les scratchs. Tu m'as comprise.
On ne considère pas comme intéressant, pas intelligent, pas enrichissant, beau, artistiquement élevant, de lire (ou écrire) de la littérature jeunesse. Et si, par accident, un ouvrage de littérature jeunesse nous touche, nous élève, on considérera qu'il est, en réalité, au fond, un livre pour adultes.
Que cette chaussure à scratch, elle serait aussi bien avec des lacets.
Mais nos chaussures à scratch, et notre littérature jeunesse le sont par choix, pas par défaut. Tout le monde est au courant de l'existence des lacets depuis un petit moment, merci ; quand on opte pour le scratch, c'est donc exprès. Comme Michel Tournier, qui après avoir écrit Vendredi ou les limbes du Pacifique, a écrit le Vendredi ou la vie sauvage pour la jeunesse, et considérait ce second comme meilleur :
" Fini le charabia. Voici mon vrai style destiné aux enfants de 12 ans. Et tant mieux si ça plaît aux adultes. Le premier Vendredi était un brouillon. Le second est propre ; j'ai simplifié un petit peu parce que j'ai trouvé que Vendredi ou les limbes du Pacifique, c'était trop compliqué et même un peu vicieux, subtil, abstrait. "
Citation dont je vous propose une fine analyse très objective ci-dessous :
" Fini le charabia. {c-à-d : Les élucubrations personnelles/stylistiques/(insère ton adjectif) typiques de la littérature générale} Voici mon vrai style destiné aux enfants de 12 ans. {Un style authentique, qui touche à la vérité du récit} Et tant mieux si ça plaît aux adultes. {Ce n'est pas le public prioritaire} Le premier Vendredi était un brouillon. Le second est propre ; {Cette nouvelle mouture est plus réfléchie, travaillée} j'ai simplifié un petit peu parce que j'ai trouvé que Vendredi ou les limbes du Pacifique, c'était trop compliqué et même un peu vicieux, subtil, abstrait. {Je suis allé à l'essence du roman, à la substantifique moelle, en me désencombrant de tout ce qui pouvait obstruer l'accès au récit}
J'aime beaucoup ce qu'il dit de sa démarche entre les deux Vendredi. C'est intéressant, et je crois qu'on touche vraiment au cœur de ce qu'est la littérature, ou du moins, une définition de la littérature qui me parle : on écrit pour quelqu'un, pour un lecteur. C'est important de l'avoir en tête dans toutes les formes de littérature il me semble, et bien sûr en jeunesse : on écrit pour les ados. Qu'est-ce que ça veut dire ? Plein de choses, à commencer par le respect de leur personne, leur intelligence, mais aussi la considération de leur jeunesse où tout est brûlant et crucial.
Fais pas semblant d'avoir oublié que tout était brûlant et crucial quand t'avais 13 ans.
À l'adolescence, il y a une sorte d'élan physique et une importance aveuglante qui traversent toute chose. D'une simple conversation avec tes parents à ce regard échangé dans le bus, tout est grave et t'habite et te bouleverse en-dedans. Ce n'est pas pour rien qu'on a tant d'histoires de rébellion dans le rayon jeunesse, ou que Roméo et Juliette n'en finissent plus de mourir d'amour depuis des siècles, avec leurs quatorze ans et leurs " on se connaît depuis cinq minutes mais je ferais n'importe quoi pour toi ".
La Littérature ado-adulte est, entre autres multiples choses, une littérature de l'intensité.
Donc j'aime ce que Tournier dit de sa démarche mais alors je n'aime pas du tout le choix de ce nom pour le prix.
Mais sérieux ? Pitié ! Vendredi ou la vie sauvage, Le Petit Prince... indépendamment de leurs grandes qualités, ce sont des ouvrages " jeunesse " (guillemets parce qu'à l'époque, cette catégorie éditoriale n'existait pas vraiment) extrêêêêêmement classiques, pas vraiment un choix pertinent pour célébrer la Littérature Jeunesse d'aujourd'hui !
Sans compter que Vendredi ou la vie sauvage... MERCI la représentation ! On veut faire connaître et reconnaître la Littérature Jeunesse comme créatrice, novatrice, talentueuse, puissante et légitime, et on choisit pour communiquer le nom d'un bouquin paru au mésozoïque qui est une réécriture d'un livre de littérature générale basé sur le mythe du bon sauvage ?
Ce n'est rien qu'un nom, mais vous savez l'importance que j'accorde aux noms personnellement (cf. la catégorie d'articles Les noms dans la littérature). Et puis, surtout, un nom, ça fait partie de la communication, or nous l'avons déjà dit, ce prix littéraire ce n'est rien d'autre que de la
*COMMUNICATION*
Et, ben, du coup, honnêtement, je pense que :
- Vendredi, ce n'est pas clair, transparent, limpide, comme nom ; on ne pige pas tout de suite à quoi ça renvoie
- Ce n'est pas excitant ; ça sent un peu le vieux mouchoir à carreaux
- Ça donne de la littérature jeunesse une image vieille France de bons points et de livres-à-Papa (tradi, gentille, pédagogique), ce qui correspond déjà aux préjugés qu'a une partie du grand public et des médias généralistes, et ne fait que renforcer cette conception étroite...
... conception qui est très éloignée de ce qu'entend faire le Prix, à vrai dire, puisque, si l'on se fie aux déclarations du SNE et surtout, au résultat de cette première édition, il nous CRIE que la littérature jeunesse, c'est à la fois :
- Une littérature de l'intimité et de l'émotion, écrite avec finesse et intelligence.
- Une littérature de l'intensité, écrite avec exigence et ambition.
- Et une littérature de la révolte, écrite avec rage et poésie.
On est très loin du gentil, tradi, pédagogique, et les deux mentions spéciales sont même représentatives de ce qui se fait de mieux dans la littérature de genre en jeunesse (ici : horreur et dystopie - sous-branche extrêmement prolifique du rayon).
EN CONCLUSIONLe Prix Vendredi est un projet de valorisation de la Littérature Jeunesse, donc j'adore. Ses instigateurs (le Syndicat National de l'Édition), comme son jury (journalistes et auteures) m'inspirent confiance par leur démarche, leurs choix, et la passion que je leur connais (plusieurs de ces journalistes ont un énorme capital sympathie de mon côté, comme au hasard Michel Abescat dont les critiques me ravissent).
Mais le but de ce prix, qui est la (re)connaissance de la littérature jeunesse par le grand public n'est pas encore atteint, notamment parce qu'on rame sévère niveau comm'.
Mais, hé. C'est normal, en fait.
T'as cru que ça se ferait d'un claquement de doigts ? Que la première édition ne serait pas pleine de tensions, de maladresses et de couacs ?*
de la litté jeunesse, et l'indifférence royale que lui manifeste le reste du monde.
Mais bien sûr, ça va prendre des années. Et dans cent ans, peut-être qu'on créera un prix littéraire qu'on appellera " le Vendredi des adultes " et non plus " le Goncourt de la jeunesse ", who knows ! Je peux vous dire que ce jour-là, c'est distribution de fraises Tagada chez moi.
En attendant, n'oubliez pas l'essentiel :
Les chaussures à scratch sont de véritables chaussures.
Lalittérature ado est une véritable littérature.
* Voir le très juste article de Florence Hinckel au sujet de la parité de la sélection.
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