"Qui sommes-nous dans l'obscurité ?"

Par Christophe
Après la rencontre entre Houdini et Freud, après une enquête menée par Houdini seul, voici donc une enquête confiée à Freud. Bon, je vais vous faire un aveu, j'ai un peu triché : oui, Freud joue un rôle moteur dans notre roman du jour, mais il n'est pas le maître du jeu, simplement le commanditaire de l'enquête. "Le Détective de Freud" est le deuxième roman publié par Olivier Barde-Cabuçon, c'était en 2010, aux éditions De Borée, avant la série qui l'a fait connaître, "les enquêtes du commissaire aux morts étranges". Revoilà cette enquête sombre dans le Paris de 1911 rééditée en poche dans la collection Babel Noir des éditions Actes Sud. Une plongée dans les méandres de l'esprit, où la psychanalyse et l'intuition vont devoir s'allier pour découvrir les circonstances de la mort d'un homme. Mais, méfions-nous des apparences, rien n'est jamais ni simple, ni évident, et, consciemment ou non, nous avons tous des secrets...

En cette année 1911, la paisible ville allemande de Weimar accueille le 3e Congrès de l'Association Psychanalytique Internationale. Petit à petit, la discipline instaurée par Sigmund Freud s'installe dans le paysage et gagne en audience. Mais, l'édifice reste fragile, les critiques violentes continuent à viser Freud et ses disciples.
Alors que le congrès touche à sa fin, Freud demande à rencontrer discrètement un de ses collègues français, le docteur du Barrail. Il lui apprend la mort d'un autre psychanalyste parisien, le docteur Gernereau. On l'a retrouvé allongé sur son divan, il avait été étranglé... Il semble donc qu'on ait assassiné cet homme, ce qui semble inquiéter terriblement Freud.
Il faut dire que cet assassinat pourrait avoir de néfastes conséquences pour la psychanalyse : qu'on découvre que Gernereau a été tué par un de ses patients et ce serait le scandale assuré. En outre, Freud entretenait une correspondance avec Gernereau, qui avait sollicité ses conseils à propos de certains de ses patients...
Voilà donc ce qu'attend Freud de Du Barrail : découvrir où en est l'enquête, si besoin, chercher par lui-même de nouveaux indices qui aurait pu échapper à la police. Mais surtout, retrouver et récupérer les lettres que Freud a envoyées à Gernereau... Il ne faudrait pas qu'elles puissent tomber entre de mauvaises mains et servir à dénigrer la psychanalyse à travers lui...
Pourquoi Du Barrail ? Eh bien, parce qu'il est Français. Le premier à assister à un congrès de l'API. La psychanalyse peine à s'imposer en France, au grand désespoir de Freud. Du Barrail est son seul appui dans le pays, la seule personne sur qui il peut compter pour défendre aussi bien sa personne que les intérêts de sa discipline...
Du Barrail, qui connaissait Gernereau, accepte de mener cette enquête, mais voilà que, dans le train du retour vers Paris, il surprend une femme tout de vert vêtue en train de fouiller dans sa valise... Lorsqu'elle quitte précipitamment Du Barrail, un homme à l'air peu commode lui emboîte le pas. Enfin, à la descente du train, on vole la valise du psychanalyste...
Au temps pour la discrétion de l'enquête : manifestement, on sait que Freud a confié une mission à Du Barrail et on cherche à lui prendre les documents qu'il lui a confiés... Pas le temps de se poser trop de questions, car une autre personne a compris que Du Barrail et Freud manigançaient quelque chose. Et cet homme, c'est Carl Gustav Jung.
Ami de Freud, considéré par beaucoup comme son héritier désigné, il préside l'API. Espiègle et curieux, le psychanalyste suisse observe Du Barrail aux prises avec cette enquête qui ne débute pas du tout comme prévu. Il lui propose alors son aide, ce qui lui permettra de se tenir au courant de l'avancée des recherches, en lui conseillant l'aide d'un détective privé. Un vrai...
Il s'appelle Max Engel et, comme le laisse transparaître cette identité, c'est un homme au caractère bien trempé, un homme engagé, professant un foi marxiste affirmée. Ce qui ne l'empêche pas d'être un bon vivant et d'accepter de confortables émoluments pour mener ses enquêtes. Du Barrail et Engel vont pouvoir allier leurs compétences pour découvrir qui a tué Gernereau...
En commençant par trois des patients de la victime, qui était au coeur de sa correspondance avec Freud. Mais il va leur falloir les identifier, car, conservant le secret de leur identité, les psychanalystes ne les appelaient que par des surnoms : la Dame aux loups, l'Amnésique et le Fétichiste... Et tout cela en se méfiant de la mystérieuse Dame en Vert...
J'ai essayé de bien planter le décor sans faire trop long, sans trop en dire non plus, mais il est vrai que ce polar historique un peu atypique est aussi très dense. A la fois en raison de son contexte, on va y revenir, que de son intrigue, mais aussi de ses personnages. La suite de ce billet va donc essayer d'aborder ces différents aspects sans tout vous révéler...
Le premier élément concerne la psychanalyse elle-même. Je l'ai dit, en 1911, la discipline a su trouver une place, même si, en France, par exemple, on continue à se montrer très réticent. Cela s'explique sans doute par la place que Freud donne à la sexualité dans ses théories, qui heurte la morale collective. Mais, ce n'est pas tout...
L'opposition à la psychanalyse est bien souvent teinté d'antisémitisme. A Vienne, Freud ressent cela de manière de plus en plus forte, mais c'est sa ville et il n'imagine pas la quitter. Ailleurs, même tendance : la psychanalyse, ce sont des trucs de juifs, si je puis me permettre. Et il est vrai que, autour de Freud, beaucoup de pionniers de la psychanalyse sont juifs.
On peut penser (et ce que je dis là n'est pas une extrapolation, c'est dit par Olivier Barde-Cabuçon dans le cours du roman) que c'est une des raisons du choix de Jung pour présider l'API : un protestant, ambitieux, talentueux, irréprochable, voilà qui pourrait donner à la psychanalyse un atout décisif contre ses détracteurs.
Mais, en 1911, les différences de points de vue entre Freud et Jung sont de plus en plus criants. En aparté, on imagine déjà que Jung va bientôt voler de ses propres ailes et s'éloigner de Freud. La raison en est simple : Jung aussi trouve que la vision sexualisée de la psychanalyse est trop étriquée et voudrait l'élargir à d'autres domaines, comme les rêves et ce qu'il appelle l'inconscient collectif...
Jung ne remet pas en cause l'inconscient personnel, tel que Freud le définit, mais il veut aussi travailler sur les influences communes à tous les hommes : l'imaginaire, la culture, la religion, les mythes, par exemple, concourent à créer cet inconscient collectif à travers ce qu'il appelle les instincts et les archétypes.
Cet inconscient collectif, il est omniprésent dans le roman : le mystère de la Dame en Vert renvoie directement à la culture populaire de l'époque. la Dame aux loups va nous ouvrir la voie vers les contes et les légendes... De Rouletabille au Paris de Nestor Burma aujourd'hui presque totalement disparu, on s'immerge dans un univers qui parle à notre inconscient collectif, cent ans après...
Quant aux contes, on ne s'étonnera pas de trouver en tête de la bibliographie en fin d'ouvrage "la Psychanalyse des contes de fée", de Bruno Bettelheim. Et comme il faut conserver un certain équilibre, il y a l'Amnésique et le Fétichiste qui, eux, semblent plutôt répondre aux théories freudiennes. Mais qui sait si les apparences ne cachent pas autre chose ?
Rassurez-vous, on ne va pas entrer plus loin dans l'explication. D'abord, parce qu'il n'est pas certain que je sois compétent pour le faire, ensuite, parce qu'on a d'autres choses à voir, et enfin, parce que ces divergences entre Freud et Jung sont également au coeur de l'intrigue. Mandaté par Freud et soutenu par Jung, Du Barrail balance entre ces théories et pourrait bientôt devoir choisir son camp...
On s'en doute bien vite, mais la psychanalyse est un élément très important du "Détective de Freud". Ce n'est pas un simple élément contextuel, on le retrouve partout. Et l'on s'en rend compte aussi à travers les personnages impliqués dans cette histoire. Vous allez me dire que, concernant les patients de Gernereau, cela va de soi, c'est vrai, je le concède...
Comme je le fais souvent, au fil de la lecture, je cherche des éléments qui pourront nourrir le futur billet, des angles d'attaque... Et là, je me réjouissais de vous parler de... Non, je ne vais pas le dire, à vous de deviner ou de découvrir tout cela en lisant ce polar historique. Mon angle était beau, mais il aurait dévoilé trop de choses.
Au lecteur de se glisser dans le costume du psy pour essayer de dénicher des éléments qui pourraient faire avancer l'enquête, mais aussi d'autres, a priori accessoire, mais rien ne l'est vraiment, n'est-ce pas ? Ce jeu narratif qui entremêle l'intrigue, l'enquête et les questions psychanalytiques est très agréable, parce qu'on finit par se poser plein de questions, par soupçonner tout le monde.
Du Barrail et Engel, tandem improbable tant ces deux-là paraissent différents en tous points, font penser à Waston et Holmes, le docteur et le détective, l'introverti et l'extraverti... Ils ne sont tout de même pas des copier/coller du célèbre duo imaginé par Conan Doyle, mais c'est l'alliance de leurs compétences, leurs regards croisés qui crée l'association d'idées.
En effet, dans chaque circonstance, ils abordent les questions différemment, selon leur logiciel propre : le psychanalyste d'un côté, le détective de l'autre. Et comme le dit Freud lui-même (dans le roman) : "qu'est-ce qu'un détective peut comprendre à l'exercice de la psychanalyse ?" Avant d'ajouter, un peu plus loin à propos des psychanalystes : "Qui sommes-nous donc sinon des détective de l'âme ?"
Ils sont complémentaires, certainement, mais aussi antagonistes et quasiment diamétralement opposé : Du Barrail l'ascète et Engel le bon vivant, Du Barrail le vieux garçon tellement timide et Engel le séducteur qui n'hésite jamais au cours d'une enquête à joindre l'utile à l'agréable, surtout lorsqu'elle le mène dans un bordel...
"Le Détective de Freud" est aussi un roman très sensuel. Le sexe et les fantasmes y sont un élément moteur, plus encore qu'on ne l'imagine au départ, lorsqu'on imagine la teneur de la correspondance entre Freud et Gernereau. Irais-je jusqu'à dire que Olivier Barde-Cabuçon, tout en plaçant son roman sous la tutelle de Freud, qui apparaît dans le titre du livre, fait pourtant une démonstration jungienne ?
Le sexe est bien présent, sous des formes pouvant devenir déviantes et perverses ("Il y aura des vices tant qu'il y aura des hommes", dit la mystérieuse Dame en Vert), mais on ne peut résumer toute cette histoire à cela. Le sexe est une arme, un outil, un moyen de domination, mais aussi un plaisir, ne noircissons tout de même pas tout. Mais il ne pourrait tout expliquer...
Cela nous amène à une question très présente dans le livre. J'ai lu ce roman il y a quelques jours, alors que l'affaire Weinstein ne cessait de prendre de l'ampleur, et j'ai ressenti une vraie résonance entre cette lecture et l'actualité. En particulier parce que s'y pose la question de la position de la femme dans la société.
On est en 1911, les questions autour des droits spécifiques aux femmes, la possibilité de travailler, d'avoir un compte en banque, de voter, de s'exprimer librement en s'affranchissant de la tutelle masculine, se font de plus en plus entendre. Olivier Barde-Cabuçon met en scène des personnages féminins très intéressants, qui font bouger les lignes.
"La femme est au centre du monde. Elle n'y joue pas encore le rôle qui lui revient mais cela viendra", dit Jung dans le roman. Phrase qu'on aimerait qualifier de prophétique, mais force est de constater que le chemin est encore long, malgré certains signes encourageants : 2017 a vu pour la première fois une femme, Virginia Ungar, élue à la tête de l'API en un peu plus d'un siècle d'existence.
"Le Détective de Freud" n'est pas juste un polar historique. Derrière cette histoire et cette enquête, il y a beaucoup de choses, comme des tiroirs qu'on ouvre et qu'on referme. Sans être un farouche partisan de la psychanalyse, son utilisation dans ce contexte m'a beaucoup plus, à la fois amusé et intéressé. Et je retiens particulièrement le travail sur les personnages que cela permet à l'auteur.
"Qui sommes-nous dans l'obscurité ?" Cette phrase revient trois fois, me semble-t-il, en comptant la fois où elle est le titre d'un chapitre. Elle s'applique parfaitement à cet inconscient que la psychanalyse cherche à expliquer, à révéler. Et, au-delà de la simple résolution d'un crime (enfin, simple, je me comprends...), on comprend que véritable objectif de ce roman est ailleurs.
Il s'agit pour chacun des personnages, et par ricochet pour le lecteur lui-même, de plonger en soi et d'apprendre à se connaître lui-même pour surmonter ses problèmes et s'épanouir. Cela donne une lecture un peu plus complexe et donc un peu plus exigeante que les polars traditionnels, parce qu'elle est en plusieurs dimensions, mais cela nous offre une histoire fascinante, pleine de rebondissements.
Et c'est aussi une manière habile de nous rappeler que, dans ce monde imparfait où l'âme humaine doit faire face en permanence aux vices et aux ambitions, une bonne manière de procéder est de toujours laisser une place dans nos vies à l'imaginaire et au merveilleux. Et permettre un accès au monde des fées...
Décidément très jungien, tout ça !