Une binationale s’engage dans l’oulipolitique : Nina Yargekov

Une binationale s’engage dans l’oulipolitique : Nina Yargekov

Dans la main, Double nationalité, c’est comme on dit un billot : un pavé, sept cent pages grand format. Pourtant, la lecture commencée, une soudaine anamorphose fait comme disparaître toute son épaisseur. Ce livre, qui a résisté deux mois à certaines lectrices, m’a tenu deux jours. Un tel mystère de la perspective est d’autant plus admirable que, d’habitude, je lis plutôt péniblement les romans oulipiens, écrits avec contraintes et procédés mathématiques.

L’héroïne, toujours désignée à la deuxième personne du pluriel, porte le nom saugrenu de Rkvaa Nnoyeig (l’anagramme de Nina Yargekov). Au sortir d’une sévère amnésie, elle se réveille dans un aéroport, munie de deux passeports : français et yazige. Ne cherchez pas la Yazigie sur une carte, c’est un pays quelconque d’Europe de l’Est, un peu comme la République Yuoanguie de Marie Darrieussecq. D’ailleurs les pays pauvres se ressemblent tous, de toute façon, n’est-ce pas ?… Au bout de quatre cent pages, Rkvaa décide de rentrer au pays, par compassion pour « les ploucs de la planète » (p. 29), trop souvent abandonnés. Mais aussitôt qu’elle touche le sol de ses pères, sa double nationalité devient celle d’une Hongroise-Lutringeoise, c’est-à-dire de Lutringie, un pays imaginaire d’Europe de l’Ouest ; peu importe lequel, les pays riches se ressemblent tous, n’est-ce pas ?

Une binationale s’engage dans l’oulipolitique : Nina Yargekov

L’amnésie de l’héroïne l’oblige à passer en revue, comme autant d’hypothèses et de reconstitutions, l’ensemble des identités qui puissent rendre cohérente une double nationalité. Ce n’est pas trop que sept cent pages pour les envisager toutes : hongroise nationaliste ? pétainiste d’adoption ? hongroise assimilée, mais gardant par devoir filial certains traits folkloriques hongrois ? etc., etc..

Comme chez Claire Fercak, le motif de l’amnésie permet de suggérer par petits bouts (et parfois à l’insu de l’héroïne…) un passé collectif traumatique. En effet, peu à peu, menant une étrange enquête sur elle-même, Rkvaa se découvre « trafiquée de l’intérieur » par son histoire familiale (p. 545). Ce trafic-là ne fait pas la une des journaux, et pourtant il est bien plus répandu que les autres, même parmi les simples Français…

Double nationalité est le remède-miracle de toutes les angoisses identitaires, qui nous soigne définitivement du fantasme d’une culture francophone en danger.

Une binationale s’engage dans l’oulipolitique : Nina Yargekov

Ailleurs : Libé est emballé ; Diakritik se souvient à juste titre des Lettres Persanes ; un extrait du roman est à lire ici. C’était l’année où de nombreux prix littéraires ont été remportés par des femmes, et celui-ci reçut le prix de Flore.

Nina Yargekov, Double nationalité, P.O.L., septembre 2016, 688 p., 23,90€.


Classé dans:recension, roman