Si vous n'aimez pas le froid, si vous avez le mal de mer, si les milieux confinés vous mettent mal à l'aise, alors, notre roman du jour n'est sans doute pas fait pour vous. Dommage, parce que cette histoire à la construction originale tient le lecteur en haleine parce qu'il nous manque un élément essentiel : pourquoi ? Pourquoi les personnages sont-ils réunis, pourquoi cet interrogatoire ? En fait, on ne se pose pas seulement des questions, il faut reconstruire tout le contexte afin de comprendre ce qui se passe sous nos yeux. "Polaris", de Fernando Clemot (paru aux éditions Actes Sud, traduction de Claude Bleton), est un huis clos oppressant, d'autant plus oppressant qu'on comprend qu'il s'est passé des choses graves, mais dont on ignore tout ou presque. Oppressant aussi pour son contexte général, au milieu de nulle part, isolé du monde et du temps, dirait-on. Et pourtant, quand tout va apparaître, ces impressions seront bien peu de choses...
Une salle, trois hommes. D'un côté, Vatne, qui mène la danse et pose les questions, et Dodt, qui attend dans l'ombre ; de l'autre, le docteur Christian, qui raconte une histoire. Un instant, on pourrait penser au film "Garde à vue", de Claude Miller, avec le trio Ventura/Serrault/Marchant, mais, dans les faits, la situation est bien différente.
Car nous ne sommes pas au 36, quai des Orfèvres ou dans la salle d'interrogatoire d'un commissariat, quelque part dans le monde. Non, nous sommes dans le mess des officiers d'un navire, transformé en salle d'interrogatoire. Et l'on comprend, entre les lignes, que l'Eridanus, le bateau en question, est devenu une prison flottante.
Mais que s'est-il passé sur ce bateau ? Eh bien, justement, on n'en sait rien... On n'en sait même sans doute moins que les trois principaux acteurs, puisqu'on n'a aucune indication expliquant pourquoi Vatne et Dodt interrogent le docteur Christian et pourquoi une bonne partie de l'équipage de l'Eridanus est aux arrêts dans les cabines, faute de places suffisantes aux fers.
On doit donc se contenter de suivre la conversation et le récit du docteur Christian pour reconstituer non seulement les événements, mais aussi le contexte général dans lequel se déroule cette histoire. Et Fernando Clemot joue avec nous : rien n'est tout à fait clairement indiqué, par de didascalies, peu de repères, et uniquement géographiques, on va y revenir.
L'Eridanus est affrété par une mystérieuse compagnie qui s'appelle la Centrale. Ce navire voguait initialement à destination de Nuuk, la capitale du Groenland, avant de prendre la direction du continent américain, Terre-Neuve ou l'île de Sable. Voilà ce que la cinquantaine d'hommes qui compose l'équipage sait de sa nouvelle mission.
Mais, lors d'une escale en Islande, changement de programme. Plus question du Groenland, du Canada, mais cap vers l'île norvégienne de Jan Mayen, caillou perdu au-delà du cercle polaire, à l'écart de toutes les routes commerciales traditionnelles, mais où la Centrale voudrait procéder à des forages en haut profonde.
Or, entre cette escale islandaise et l'arrivée à Jan Mayen, l'équipage de l'Eridanus, très cosmopolite, avec ses atomes crochus et ses affinités plus ou moins affirmées, comme n'importe quel groupe humain, a été comme frappé de folie... Le détail des événements, on ne le connaîtra qu'au fil du témoignage du docteur Christian.
Mais, l'immobilisation du navire, la mise aux arrêts d'une partie de l'équipage et l'intervention de ces deux membres de la Centrale pour interroger les principaux acteurs, tout cela semble montrer que ce qui s'est passé sur l'Eridanus est grave. Très grave. A Vatne et Dodt d'obtenir des témoignages suffisants pour définir les responsabilités du drame qui s'est déroulé sur le navire...
Voilà pour l'idée principale. Mais... Si on en reste là, il va manquer bien des éléments de compréhension. Et en particulier, l'époque à laquelle tout cela se déroule. Jusqu'ici, on se dit que l'histoire de l'Eridanus pourrait se produire n'importe quand. C'est sans doute vrai, mais, en l'occurrence, ici, ce n'est pas anodin.
Sur la quatrième de couverture du livre, on lit la date suivante : 1960. A aucun moment, sauf erreur de ma part, cette indication n'apparaît dans le cours du texte. Il faut se raccrocher à d'autres indices pour se situer. Mais, ce n'est donc pas une histoire contemporaine qui va nous être contée au fil des 240 pages que compte "Polaris".
Le jeu de piste continue donc, avec un indice supplémentaire, mais toujours insuffisant pour embrasser la globalité de ce qui prend clairement la forme d'une intrigue. Polar, roman noir ? Comme l'île Jan Mayen, on est un peu au croisement de tout, avec "Polaris", mais permettez-moi de ne pas trop entrer dans le détail, la construction du récit obligeant à être très discret.
Alors de quoi allons-nous parler ? Eh bien, de l'ambiance, car c'est l'un des éléments très forts de ce livre. Et en plus, là, on peut développer ! Il y a le huis clos, bien sûr, puisque l'action se limite au mess et à ce long interrogatoire. Ajouter l'insistance des questions d'un Vatne souvent sarcastique, mais aussi la discrète pression physique de Dodt, et vous vous sentirez à l'étroit...
Mais, si on sortait de là, où irait-on ? L'Eridanus mouille au large de Jan Mayen, une île qui n'a rien de très accueillant, pas tout à fait déserte, mais pas loin, et qu'il faudrait de toute façon rejoindre à la rame... Le fond de l'air, vu la latitude, doit être frisquet, alors, un petit tour sur le pont pour respirer et on retourne à l'intérieur. On est bien coincé...
Le seul lien avec le monde est ténu : une radio, qui semble fonctionner 24 heures sur 24, un son étouffé, lancinant, des morceaux de musique datant de plusieurs décennies, pas d'animateur, juste une musique... Une présence qui n'en est pas vraiment une, un ligne de vie qui n'en est pas vraiment une, mais qui a le mérité de briser le silence... Un silence comme une chape de plomb qui écraserait tout.
Et comme on ne sait rien des faits, forcément, on laisse son imagination courir... L'Eridanus n'est pas le Hollandais volant, mais on songe vite à un équipage pris de folie, se déchaînant, perpétrant une espèce de sabbat, d'orgie ou de massacre... Car la rumeur enfle, depuis l'Islande, l'ambiance parmi les marins s'est sérieusement dégradée et la violence s'est invitée à bord.
Mais tout cela, c'est finalement encore assez abstrait. Des bagarres d'ivrognes, des rivalités qui se révèlent, l'ennui qui engourdit et dégénère... Ce sont la fréquence et les proportions de ces anicroches qui n'ont rien de rassurant. Et puis, on comprend qu'il y a eu un événement plus grave... Et que Vatne et Dodt ne sont pas juste venu jusque-là pour s'occuper de quelques rixes...
Voilà tout ce qui concourt à l'atmosphère étouffante de ce roman qui nous cache tout, ne nous dit rien. Une intrigue dont on comprend qu'elle ne se dévoilera que petit à petit, situation après situation, élément après élément... Comme le pensent sans doute Vatne et Dodt, on se dit qu'il va falloir se montrer patient.
Parce qu'il reste un élément très important, dont nous n'avons pas encore vraiment parlé : la personnalité de celui qu'on interroge. Le docteur Christian, le médecin de bord de l'Eridanus. Un gage de sérieux. Et pourtant, là encore, apparaissent bien vite quelques informations parcellaires et donc troublantes.
Quelle est la mission que lui a assignée la Centrale dans une lettre de mission reçue au moment du passage en Islande ? On l'ignore, mais cela ne semble pas enchanter le médecin, un homme apparemment austère, qui peine à trouver le sommeil et gobe des comprimés, apparemment des anxiolytiques, comme si c'était des bonbons...
Son récit est à son image : une histoire décousue, où se mêlent le portrait des membre de l'équipage de l'Eridanus, les événements de cette dernière semaine, ses précédentes affectations, ses souvenirs personnels et familiaux... Ce témoignage, c'est autant le récit de la vie du docteur Christian que des épisodes de violence qui ont touché le navire.
Un compte-rendu désordonné, vagabond, qui n'a pas l'air de déranger Vatne et Dodt : ils semblent très attentifs aux propos du médecin... Vatne se charge de le relancer, de le faire revenir à l'essentiel, mais toutes ces digressions leur sont utiles. Pour cerner l'homme, autant que pour comprendre ce qui est arrivé sur ce rafiot.
J'espère avoir été assez clair : "Polaris" est un roman qui repose sur une somme de questions et d'ambiguïtés. Il faut accepter l'idée de ne rien comprendre, de ne partir de rien, contrairement à un polar classique où le crime précède l'enquête. Ici, tout commence après les faits, et on ne les connaîtra qu'à la fin...
Le pari est hardi, mais réussi. Si on adhère au postulat, si on se laisse porter par ce témoignage qui part, parfois, dans des directions inattendues. Christian est finalement celui qui nous offre des respirations, comme si, par son récit, il cherchait lui-même à briser l'impression de réclusion ambiante, à s'évader de ce mess et de cet interrogatoire.
Un mot sur le titre, "Polaris" : son explication est dans le livre et, vous l'aurez sans doute compris, elle fait partie de ces éléments qui vont apparaître au fil du témoignage du docteur Christian. Je ne vais donc pas vous l'expliquer dans ce billet, mais c'est un des aspects les plus troublants de ce roman, car reposent sur lui bien des ambiguïtés...
Alors, bien sûr, "Polaris", pour un roman qui se passe dans l'Arctique, ça n'a rien de vraiment surprenant en soi. Mais, je me demande jusqu'à quel point ce titre, et tout le roman avec lui, pourrait faire référence au "Solaris", de Stanislas Lem, classique de la SF ayant inspiré les films d'Andreï Tarkovski et Steven Soderbergh.
Je ne veux pas être trop affirmatif, mais il me semble qu'il y a pas mal d'éléments en commun entre "Polaris" et "Solaris". Il y a aussi un bon nombre de divergences, et pas seulement en termes contextuels. Il est tout à fait possible que je raconte n'importe quoi, qu'on me démente. Si c'est le cas, mille excuses par avance, mais j'espère ne pas m'être noyé avec cette idée-là...
"Solaris" repose sur des thèmes très philosophiques, Fernando Clemot inscrit pour sa part son roman dans une époque, avec des questions historiques fortes qui le traversent. On a le sentiment de lire un livre qui nous parle d'un changement d'ère, d'une page qui s'est tournée, et d'une autre période qui s'est ouverte, avec des enjeux très différents.
L'isolement de l'Eridanus, comme suspendu au milieu de nulle part, dans une sorte d'éther, tant géographiquement que temporellement, donne l'impression d'une espèce de sas dans lequel s'effectuerait la transition et la Centrale, dans un rôle de démiurge décidant finalement du sort des uns et des autres, tout-puissante et indépendante de toute autre autorité, assurerait ce passage sans retour.
Il est des histoires déroutantes, "Polaris" en fait certainement partie, dans la forme, évidemment, mais sans doute aussi dans le fond. Et je n'oublie pas cette fin, troublante, un long plan séquence dans ce décor aussi majestueux qu'austère, aussi majestueux qu'hostile... Avec à la clé, comme un apaisement, comme un lent, très lent engourdissement...