Je ne suis pas un grand connaisseur d'art, et de peinture en particulier, mais j'ai toujours aimé les livres qui en parlent. Et cet intérêt a encore grandi avec l'arrivée d'internet, car cela offre quelque chose qui m'a longtemps manqué (je pense à la lecture de "la Course à l'abîme", de Dominique Fernandez) : pouvoir regarder les tableaux évoqués dans ces histoires. Notre roman du jour a pour origine un des plus grands chefs d'oeuvre, mais aussi l'un des plus controversés : "la Jardin des Délices", de Jérôme Bosch. Pour le reste, on se dit qu'on va encore tomber sur une histoire de message caché dans un tableau, et c'est le cas, mais, dans "le Mystère Jérôme Bosch" (en grand format au Cherche-Midi éditeur ; traduction de Joël Falcoz), le romancier allemand Peter Dempf joue, exactement comme le peintre, sur la dichotomie entre réalité et imaginaire, entre ce que l'on voit et ce que l'on interprète, entre les sujets peints et leur symbolique. Un récit marqué par la même frénésie et le même foisonnement que l'on ressent lorsqu'on regarde les tableaux de Bosch...
C'est la consternation au Musée du Prado, à Madrid. Un visiteur a cherché à détruire une oeuvre en jetant de l'acide sur la toile. Et il n'a pas choisi de vandaliser n'importe quel tableau : il a délibérément visé "Le Jardin des délices", de Jérôme Bosch, chef d'oeuvre du début du XVe siècle, un triptyque aussi fascinant que dérangeant.
Michael Keie, restaurateur de tableaux originaire de Berlin, s'est vu confier la tâche de réparer les dégâts, heureusement minimes, occasionné par cette attaque. Pour l'aider, il peut compter sur l'aide d'Antonio de Nebrija, lui aussi restaurateur, mais également un érudit, qui travaille depuis 40 ans au décryptage de ce tableau plein de mystères.
Les deux hommes se mettent rapidement au travail. Et, rapidement, Antonio de Nebrija pense avoir découvert quelque chose : des signes, que l'action du produit jeté sur la toile a fait apparaître... très excité, il imagine déjà tout ce que cela va révéler. Plus modéré, mais également moins pointu quant à l'histoire de Bosch et de son oeuvre, Keie ne s'enflamme pas.
Mais, avant d'avoir pu échangé sur cette découverte, les deux hommes sont interrompus par une visite inattendue. La jeune femme s'appelle Grit Vanderwerf, elle se présente comme psychologue et psychothérapeute. C'est elle qu'on a chargée d'examiner l'homme qui a profané "le Jardin des délices". Et, pour mener à bien son examen, elle voudrait connaître l'ampleur des dégâts.
Un peu méfiant, Michael accepte de discuter avec Grit, tout en lui cachant les éléments principaux, et particulièrement la possible découverte d'Antonio. Lui-même espère en savoir un peu plus sur ce fou (il ne peut être que fou, de son point de vue) qui a voulu détruire un chef d'oeuvre vieux de 500 ans. Et il ne va pas être déçu...
Grit lui révèle en effet que l'homme s'avère être un prêtre dominicain, le père Baerle, venu de Salamanque avec la ferme intention de s'en prendre à ce tableau, et celui-là en particulier. Un prêtre qui a été exclu de son ordre : son geste sur "le Jardin des délices" n'est pas le premier, mais c'est la cinquième fois qu'il essaye de détruire un tableau...
En outre, il a également détruit des documents datant de la fin du Moyen-Âge et des débuts de la Renaissance... Leur point commun : avoir pour sujet les femmes. Le père Baerle semble être un fieffé misogyne. Et cela pose problème : il refuse de parler à Grit. Et s'il ne s'explique pas, impossible pour elle de mener son expertise à bien.
La jeune femme demande alors à Michael de l'aider : pourrait-il l'accompagner et rencontrer Baerle ? A lui, le prêtre déchu se confierait peut-être. S'il expliquait plus clairement les raisons de son geste, cela simplifierait les choses. Le restaurateur accepte, malgré ses doutes, ses interrogations. Sa curiosité l'emporte...
Et, lorsqu'il se retrouve face au père Baerle, celui-ci, en effet, rompt le silence. Il se lance même dans une histoire complètement folle, qui va projeter ses interlocuteurs 500 ans en arrière. L'histoire de Petronius Oris, jeune peintre originaire d'Augsbourg venu à Bois-le-Duc pour demander à Jérôme Bosch de le prendre sous son aile...
Nous sommes en 1510 et la ville néerlandaise de Den Bosch (Bois-le-Duc, en français ; Bosch, de son vrai nom Jérôme Van Aken, a choisi ce pseudonyme pour signer ses toiles) est en effervescence. L'Inquisition, menée par les Dominicains, a décidé de faire régner l'ordre et la morale chrétienne la plus stricte dans cette ville qui, à leurs yeux, a pris trop de libertés.
Et l'un des principaux boucs émissaires du père Jean, inquisiteur en chef, s'appelle justement Jérôme Bosch, dont les tableaux fantasmagoriques sont jugés irrationnels et immoraux. Petronius Oris, naïf et bien plus concerné par son art que par ces questions religieuses, débarque dans une ville où règne la peur, où les bûchers se multiplient et où chacun redoute d'être arrêté et passé à la question...
Face à cet arbitraire, Bosch et ses partisans. Le peintre appartient à une confrérie, une société oecuménique chargée d'organiser différentes manifestations en rapport avec le calendrier liturgiques, des mystères, des processions pour célébrer les grandes fêtes. Bosch, qui est l'un des membres les plus actifs de la confrérie, réalise les décors et les costumes pour ces festivités.
Mais, la confrérie elle aussi est dans le collimateur de l'Inquisiteur, qui lui prête d'autres intentions bien moins avouables. Petronius Oris, découvre avec un certain effarement cette violente lutte entre deux institutions, et doit trouver ses marques. Il faut s'habituer au caractère autoritaire, presque revêche, de maître Bosch, autant qu'au harcèlement du père Jean...
L'apprenti va aussi faire la connaissance d'autres personnages qui vont devenir important : la belle serveuse, Zita, le Grand Zuid, un mendiant toujours prêt à dépanner, Pieter, lui aussi compagnon travaillant pour Bosch, ou encore l'érudit Jacob Van Almaengien, un proche du peintre. Et, bien sûr, il doit faire ses preuves pour espérer rester aux côtés de Bosch.
Bientôt, Petronius Oris se retrouve coincé entre le marteau et l'enclume, entre Bosch, qui semble avoir bien des secrets, certains concernant une ambitieuse oeuvre en cours de réalisation, et l'inquisiteur, qui voudrait bien faire du jeune homme son agent au sein de la confrérie, afin de démasquer le peintre et de réunir les preuves suffisantes pour le condamner au bûcher...
Pardon, cette entrée en matière est un peu longue. Mais, ces éléments sont nécessaires pour savoir de quoi on parle dans ce roman. Ce qui frappe, d'emblée, c'est l'incroyable charisme du père Baerle, dont l'histoire semble plus vrai que nature. C'est comme si ses interlocuteurs s'étaient vraiment retrouvé projetés depuis Madrid de nos jours vers Den Bosch au début du XVIe siècle...
Un pouvoir quasi hypnotique, presque surnaturel, qui va prendre, pour les lecteur, des allures de mise en abyme. En effet, on imagine, en lisant "le Mystère Jérôme Bosch", une mise en scène qui rappelle les techniques utilisées par certains scénaristes de séries télévisées qui racontent une histoire passée en y immergeant leurs personnages habituels, transposés dans d'autres époques. A vous de découvrir qui est qui...
Il y a vraiment quelque chose de troublant dans le récit du Dominicain, à plus d'un titre (j'ai volontairement laissé dans l'ombre quelques éléments qui vont dans ce sens). Et en particulier son rythme effréné, une fois que Petronius Oris est installé à Bois-le-Duc. Peter Dempf donne à son récit la cadence d'une sarabande endiablée (c'est le cas de le dire) qui ne retombe jamais...
En introduction, j'ai utilisé le mot de frénésie, et c'est véritablement ce que j'ai ressenti. On n'a jamais le temps de souffler, les chapitres sont brefs, mais, de l'un à l'autre, on tombe dans un nouveau rebondissement, une nouvelle situation précaire, un nouveau danger... Et de nouvelles interrogations. Car, bientôt, le lecteur se retrouve dans la même situation de Petronius Oris : pris de paranoïa.
Petronius Oris débarque à Bois-le-Duc, il n'est pas au fait des forces en présence, c'est un garçon candide, dévoué à son art et peu préparé à se retrouvé prisonnier de terribles luttes de pouvoir. Autour de lui, les autres personnages semblent se trouver sur son passage de manière presque fantastique, parfois pour l'aider, parfois pour l'intimider.
Rapidement, il ne sait plus du tout à qui faire confiance, il redoute d'être trahi par ceux qui l'entourent... Il découvre des éléments troublants, comme la disparition de l'apprenti dont il a pris la place dans la maison Bosch. Ne sachant qui croire, qui écouter, il redoute aussi bien la tyrannie du père Jean que les cachotteries du peintre.
L'Inquisition d'un côté, la confrérie, dont les activités lui semblent de plus en plus mystérieuses, de l'autre, Petronius Oris est un chien dans un jeu de quilles. La cible de tous, la proie de tous... A moins qu'il ne se fasse des idées ? De portes qui claquent en impressions d'être épié, de situations ambiguës en pièges évités de justesse, Petronius Oris se débat, comme prisonnier d'une toile d'araignée.
Voilà pour la forme. Un récit échevelé, qu'on ne lâche pas, car il se passe sans cesse quelque chose. Mais, une histoire qui laisse une impression étrange, dérangeante : ce qu'on nous raconte, est-ce un récit fidèle des événements ou une espèce de fiction dont le but est de semer le trouble chez celui qui l'écoute ? En tout cas, on a l'impression de faire un cauchemar bien tourmenté, à l'image d'une toile de Bosch...
C'est la force de ce roman, cette cohérence entre l'univers du peintre, dont la personne et l'oeuvre sont au centre de l'histoire, et la façon de raconter ce récit parallèle, qui finit par devenir la trame principale, celle occupant la majeure partie du livre. Ca ne veut pas dire qu'il ne se passe rien dans la partie contemporaine, mais ces événements-là découlent de ce qu'ils apprennent du passé.
C'est en tout cas très efficace, Peter Dempf nous immerge dans cette histoire folle, pleine de dangers, et d'autant plus périlleuse qu'on ne sait ni qui mène la danse, ni d'où peuvent venir les coups. Au fil des pages, la parano devient contagieuse : on se met à la place du pauvre Petronius Oris, qui semble sincère et qui risque sa vie à chaque pas ou presque.
Mais, on se demande ce que tout cela pourrait provoquer dans la période contemporaine. Car, on sent bien que, si les forces en présence ont forcément un peu changé en cinq siècles, les rapports de forces, eux, ont certainement traversé les âges. Mais alors, si Michael Keie succède à Petronius Oris, doit-il à son tour se méfier de tous, à commencer par Grit et le père Baerle ?
Reste à parler du fond. Car c'est un point très important. Rassurez-vous, je ne vais pas développer autant, car cela nous amènerait à dévoiler certains éléments qui sont au coeur de l'intrigue. Il est toutefois intéressant d'observer que Peter Dempf a utilisé des faits avérés, malgré le peu de choses qu'on sait de la vie de Bosch, et des éléments qui ont, depuis longtemps, intrigué les historiens.
Au coeur du "Mystère Jérôme Bosch", une thèse très intéressante, même si, il faut le dire, elle est désormais réfutée par la majeure partie des chercheurs qui se sont penchés sur la question. Pourtant, on ne peut nier les liens qui apparaissent entre cette hypothèse et les différents aspects symboliques disséminés par Bosch dans son foisonnant "Jardin des délices".
Au fil de son récit, tout cela est présenté au lecteur, que ce soit dans la partie se déroulant en 1510, comme dans les conversations entre les restaurateurs ou avec Grif. C'est passionnant, mais l'on ne peut se demander qui a l'imagination la plus fertile, entre celui qui a élaboré et peint de telles toiles et ceux qui en tirent des interprétations extrêmement complexes.
Oui, ces histoires m'ont passionné. D'abord, parce qu'on mesure le travail herculéen que représente la réalisation d'un triptyque comme "le Jardin des délices". Dans son inspiration, d'abord, dans sa composition, ensuite, sa construction extrêmement précise malgré l'impression que ça part dans tous les sens. Enfin, dans la mise en forme finale, jusqu'aux plus infimes détails.
Et puis, on se rend compte qu'on tombe en plein dans les débats du moment, concernant la dénonciation d'un patriarcat triomphant et le statut des femmes dans cette société. Là encore, difficile de développer sans trop en dire, mais les théories présentées par Peter Dempf, dans le sillage de la misogynie effrayante du père Baerle, sont tout à fait intéressantes.
Les jeux de pouvoirs qui traversent ce double récit changent alors d'aspect. Ou est-ce le lecteur qui les appréhende soudain sous un autre angle ? En tout cas, il y a, de manière assez surprenante, derrière le terrible bras de fer entre le peintre et l'inquisiteur, une bataille épique au rôle clé dans ce qu'on appelle la Guerre des sexes. Une guerre qui a bien lieu, et se poursuit...
Qui ne s'est jamais demandé, en visitant le Prado ou en tombant sur une reproduction de ce triptyque, d'où venait l'imagination débridée de Jérôme Bosch ? Etait-il complètement fou ? Accédait-il à une forme de mysticisme bien différente de celle qu'on croise habituellement ? Là encore, Peter Dempf apporte quelques réponses assez intéressantes, amusantes, même, mais assez troublantes, aussi.
Evidemment, quand on se retrouve face à un livre dont l'histoire repose sur des symboles cachés dans un tableau de maître, on pense immédiatement à Dan Brown et à son "Da Vinci Code". Le réflexe est naturel, mais le lien est certainement erroné. D'abord, parce que la première version du "Mystère Jérôme Bosch" est sortie en Allemagne en 1999, donc plusieurs années avant le roman de Brown.
Ensuite, parce que chez Dempf, il y a un élément fondamental qu'on ne trouve jamais dans les enquêtes de Robert Langdon : le doute. Les hypothèses que manie Peter Dempf ne sont pas présentées comme des certitudes, comme des faits à prendre pour argent comptant. Non, les personnages du "Mystère Jérôme Bosch" soulève ces interrogations, elles sont même un élément fort du livre.
En effet, d'une certaine manière, tout repose sur le doute. Jusqu'à une fin assez spéciale, car elle paraît paradoxalement à la fois très ouverte et finalement assez fermée. Là, vous devez regretter que je ne puisse en dire plus, mais cette fin couronne tout le reste, laissant le lecteur dans son malaise, son inconfort, son questionnement. Et si... ?
Si l'on devait prendre une référence littéraire récente pour évoquer le roman de Peter Dempf, ce serait donc plutôt vers l'excellentissime "Tableau du maître flamand", d'Arturo Perez-Reverte. Avec énormément de différences, bien sûr. De même, la quatrième de couverture évoque la série de polars artistiques d'Iain Pears mettant en scène le personnage de Jonathan Argyll.
On pourrait évoquer également la série du duo Jacques Ravenne et Eric Giacometti, mettant en scène Antoine Marcas, flic et franc-maçon. On retrouve dans ces thrillers la même mise en parallèle d'une trame contemporaine et d'une autre se déroulant dans le passé, les deux dialoguant, en tout cas aux yeux du lecteur. On retrouve aussi une dimension ésotérique, toutefois différente de celle de Dempf.
On a en tout cas une belle alliance, celle d'un thriller efficace, rapide, mouvementé, même si, je le redis, on se demande si on est pas plus dans un cauchemar, le délire d'un être pris de folie, ou de peur, que dans un récit très construit, et de réflexions très contemporaine et profondes. De la même façon que Dempf joue sur le doute dans le fond et les ambiguïtés dans les faits, il y ajoute un certain flou pour le trouble.
Lorsque l'on regarde les oeuvres de Bosch, on a tendance à vouloir le placer automatiquement du côté des créateurs de dystopies. Et pourtant... Aurions-nous sous les yeux, lorsque l'on regarde en détails "le Jardin des délices" (ses trois battants sans oublier leur envers) la plus éclatante et folle représentation d'une utopie qui, en son temps, aurait pu remettre en cause la vision dominante du monde ?
Vous avez... le temps de lire le livre de Peter Dempf !