Merci à Bruno Doucey, et à Aurélia Lassaque dont la coopération bienveillante m’a permis de rédiger ce billet et de donner à lire son recueil en classe.
L’occitan agonise. M.-J. Brochard, dans le Dictionnaire historique d’Alain Rey, note que malgré les tentatives de galvanisation de l’Occitanie entreprises par des écrivains comme Frédéric Mistral ou Joseph Roumanille, « la langue parlée, comme les autres dialectes et parlers de France, continue de se désintégrer. » Un espoir est cependant permis : « la nouvelle génération de locuteurs dialectophones, du fait de l’apprentissage de l’occitan à l’école, est en fait réoccitanisée ». C’est peut-être un signe favorable que le nom d’Occitanie ait été donné, l’année dernière, à la région Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées.
De cet espoir, Aurélia Lassaque a fait une profession de foi : « nous arrivons après la dernière bataille. Nous devons reconstruire, sans amertume. Il me semble que recourir à la mythologie grecque de ce point de vue-là revient à bâtir à partir de ce que notre passé et notre présent ont de commun. »
Dans En quête d’un visage, recueil paru cette année, le texte bilingue met face à face, sur chaque double-page, le français et l’occitan. Lassaque y poursuit son travail de réécriture des mythes grecs, véritable fil d’Ariane de son œuvre (citons Le Rêve d’Eurydice et Le Rêve d’Orphée, 2011 ; Pour que chantent les salamandres, 2013, etc.). Cette année, la voix de Lassaque nous parvient longtemps « après la bataille », après la Guerre de Troie : un Ulysse assoiffé de son propre destin dialogue, en huit chants lyriques, avec le pronom « Elle », une énonciatrice qui ne s’appelle pas encore Pénélope. Les îles méditerranéennes semblent nous mener bien loin de l’Occitanie. Pourtant ce retour à Ithaque participe de la reconstruction d’une littérature à partir de son berceau, c’est-à-dire à partir de l’épopée, et de la mer toujours recommencée… Tel est, semble dire Lassaque, le rituel de l’histoire littéraire, dans toutes les langues connues.
Le rapprochement du texte français et du texte occitan, écrits simultanément, est instructif même pour un aussi piètre occitaniste que moi. Souvent l’occitan n’est pas vraiment traduisible : comment rendre cette interrogation sonore : « aussisses, Ulisses ? » (tu entends, Ulysse ?, p. 102), où l’écho signale le vide dans lequel tombe la parole qui n’est pas écoutée ? Lorsque le navire d’Ulysse n’avance pas assez vite, celui-ci écrit : « la fusta nos refusa » (le bois nous refuse, p. 38), jeu de mots lui aussi bien difficile à rendre.
A l’inverse d’un Bernart Manciet qui, en 2010, déplaçait Ulysse dans l’espace restreint de l’estuaire de la Gironde, Aurélia Lassaque élargit au plus possible son espace-temps. « Elle » semble connaître d’avance tout les développements futurs du mythe, leur destin dans les littératures. Ainsi sait-elle d’avance, comme une sibylle, que les sirènes, femmes-oiseaux de la Grèce, deviendront, au dix-septième siècle, des femmes-poissons : « moi j’irais bien rejoindre Ulysse avec les sirènes / et je lui demanderai pourquoi les sirènes ressemblent tant aux harpies / c’est peut-être pour ça qu’un jour, on leur coupera les ailes ? » (p. 97). Les sirènes sont donc, elles aussi, des Oiseaux sans visage (titre d’un recueil de Lassaque, 2013). Elles partagent avec Ulysse la marque d’une distorsion perpétuelle, infligée par la postérité (mais avec bonheur parfois, comme dans En quête d’un visage) aux textes originels.
À lire, un extrait sur Terre de femmes et une présentation sur le site de l’éditeur ; à écouter, une interview de la poète au plateau de TV5 Monde.
Aurélia Lassaque, En quête d’un visage, éditions Bruno Doucey, 2017, 144 p., 15€.
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