Une citation tirée des "Misérables", pour ouvrir notre billet du jour, et vous allez vite comprendre ce choix. Il y a un an, le 24 octobre 2016, était démantelée la "Jungle de Calais", ce camp de réfugiés installé dans une forêt proche de la ville, où se rassemblaient des milliers de réfugiés espérant traverser la Manche et commencer une nouvelle vie en Grande-Bretagne. Ce lieu est le cadre principal d'un roman, "Entre deux mondes", d'Olivier Norek (en grand format chez Michel Lafon), à qui je ne vais coller aucune étiquette de genre pour le moment, et nous verrons pourquoi. Après sa trilogie autour de Victor Coste, l'ancien lieutenant de police devenu écrivain à succès s'est rendu à Calais pour prendre la mesure de ce drame humain sur lequel tout le monde (sauf les pyromanes prêts à tout pour mettre le feu à l'opinion publique) s'est contenté de jeter un voile pudique. En s'intéressant à tous les acteurs, sans porter de jugement, mais en mettant en évidence les problématiques que tout cela engendre, Olivier Norek nous raconte des histoires qui s'entrecroisent et nous bouleversent, par leur violence autant que par leur humanité...
Adam Sarkis est un policier syrien dont la carrière a basculé quand il a choisi de rejoindre la résistance anti-Assad. Choqué par la réaction du pouvoir au moment des Printemps arabes, une terrifiante et sanguinaire répression, il a décidé d'oeuvrer pour l'abattre. Pour cela, il a rejoint la police politique, celle qui traque, torture et assassine les opposants.
Prenant des risques fous, il a fait son trou dans une unité où son savoir faire en matière d'interrogatoire lui permet de donner le change. Mais, lorsqu'il découvre qu'un de ses amis a été arrêté et va être soumis à la torture, il comprend que le risque d'être bientôt dénoncé est énorme. Il va lui falloir fuir au plus vite.
Mais Adam n'est pas seul : il est marié à la belle Nora et père d'une petite fille, Maya. C'est d'abord à elles qu'il pense. Avant de lui-même quitter la Syrie, il organise leur fuite à elle, via la Jordanie, puis la Libye. Lui partira par un autre chemin d'ici quelques semaines quand il aura expédié les affaires courantes.
L'objectif qu'ils se sont fixés, c'est de se rendre en Angleterre, où Nora a de la famille. Bien sûr, rien ne sera facile et il faudra d'abord qu'ils se retrouvent pour essayer de passer la Manche (et la frontière) ensemble. Voilà pourquoi ils se sont donnés rendez-vous à Calais, dans un camp de réfugiés qui s'est installé là et dont Adam a entendu parler.
Mais, lorsque, en plein été 2016, Adam achève son propre parcours du combattant et arrive à Calais, il ne trouve pas Nora et Maya. Pas d'inquiétude, les routes de l'exil n'ont rien de certain, il y a pu y avoir des délais, des détours, il va falloir de la patience à Adam, qui n'arrive plus, depuis un moment, à joindre son épouse.
En attendant, il cherche ceux qui auraient pu croiser sa femme et sa fille, en vain. Et son inquiétude grandit, tandis qu'il découvre petit à petit les règles en vigueur au sein de ce qu'on appelle "La Jungle". Comme tous ses compagnons de misère, il doit s'occuper pour ne pas devenir fou à vivre dans ces conditions. Et comme il reste un flic, malgré tout, c'est en flic qu'il va agir.
Bastien Miller est lieutenant de police. En poste à Bordeaux, il a demandé une mutation à Calais pour raisons familiales, afin de rapprocher son épouse de sa mère. Père d'une adolescente, Jade, Bastien est encore un jeune officier, idéaliste et déterminé, qui se raccroche au travail pour fuir ses problèmes familiaux qu'occasionnent la dépression de sa femme.
A Calais, il prend la tête de la BSU, la Brigade de Sûreté Urbaine, qu'il découvre en bien piteux état, puisqu'elle ne comprend que... deux membres ! Ce n'est que la première des surprises qui l'attend : une ville quasi déserte en plein été, des magasins fermés et cette Jungle qui attise la colère des habitants et le désespoir des migrants.
Officiellement, la Jungle dépend de la BAC, pas de la BSU. Officieusement, la police, quel que soit le service, reste à l'extérieur du camp. Ce que découvre Bastien, c'est un lieu hors du monde, avec ses propres règles et des lois que les autorités adaptent en détournant le regard. Et des humanitaires qui font ce qu'ils peuvent pour ces milliers de gens qui lorgnent vers "Youké", le Royaume-Uni.
Une situation insupportable pour le jeune lieutenant qui ne comprend pas cette situation, qui l'écoeure et bouscule son sens de l'ordre mais aussi de l'honneur. Alors, Bastien va se mêler de ce qui ne le regarde pas, à la fois dans le camp lui-même et à l'extérieur. Il va bousculer ce petit monde immobile, avec autant de coeur que de maladresse...
Et puis, il y a Kilani. C'est ainsi que ce petit garçon, sans doute originaire d'Afrique subsaharienne, a été nommé par Adam. Un gamin, perdu dans cette gigantesque jungle, livré à lui-même, un môme traumatisé, devenu un objet sexuel... C'est Adam qui va le sortir de là, mais qui sait après combien de temps à subir ce traitement effroyable.
Muet, l'enfant va s'enticher de cet homme dont il ne sait rien, juste qu'il l'a sauvé. Il le suit, mais ne s'approche pas trop. Il va falloir du temps avant qu'il puisse refaire véritablement confiance à un adulte. Mais, peu à peu, le père privé de sa famille et l'enfant qui n'a plus de parents depuis longtemps vont devenir inséparables.
Trois personnages, et tous les autres qui vont graviter autour d'eux : Nora et Maya, du côté d'Adam, mais aussi Ousmane, un Soudanais qui est l'une des figures d'autorité au coeur du camp et va aider le Syrien à s'installer, l'aider aussi quand son intervention pour sauver Kilani va lui valoir quelques dangereuses inimitiés.
Bastien, son épouse et sa fille, mais aussi ses collègues, ceux de la BSU, Ruben, le glandeur, Erika, l'énergique, mais aussi l'équipe de la BAC avec qui il va travailler régulièrement dans des conditions pas simples. Et puis d'autres que vous découvrirez au fil de cette lecture, car, pour un lieu qu'on dit oublié de tous, on va comprendre qu'il est aussi au centre de bien des attentions.
"Entre deux mondes", c'est d'abord un roman qu'on a envie de qualifier de documentaire. Et c'est assez logique, car le travail préparatoire d'Olivier Norek ressemble beaucoup au travail d'un documentariste. Un travail d'immersion pour découvrir ce lieu hors norme (dans tous les sens du terme), gagner la confiance de réfugiés, d'humanitaires, collecter des témoignages, observer.
Avec lui, on entre presque caméra à l'épaule dans ce lieu si particulier, à propos duquel on croit avoir lu et vu tant de choses. Mais, oubliez tout ce que vous croyez savoir, suivez Olivier Norek qui décrit l'indicible, sans noircir le trait, sans porter de jugement, simplement en expliquant comment se passe la vie dans ce camp, indigne d'un pays comme la France.
Il décrit une société qu'on pourrait qualifier de carcérale, tant elle fait penser à ces prisons américaines que l'on voit dans des films ou des séries : des clans, des rapports de force, des oppositions brutales, de la violence... Un endroit où des réseaux mafieux prolifèrent et se font une concurrence terrible pour "aider" les migrants, ou plutôt les dépouiller...
Mais, "la Jungle de Calais", c'est aussi un lieu de vie, de solidarité, de fraternité, un lieu de débrouille permanent pour améliorer l'ordinaire, un paradis perdu porté par un rêve commun à ces migrants qui ont fui la guerre, des régimes meurtriers et des conditions de vie insoutenables. Ce rêve, c'est l'Angleterre, qu'on aperçoit et qui semble les narguer par-delà la Manche. Si proche, si loin...
Dans ce que Bastien va découvrir, il y a aussi ces soirées et ces nuits mouvementées où des groupes de migrants cherchent à trouver la faille, celle qui leur permettra de franchir les barrages, les frontières, la mer... Des actions frénétiques qui imposent des réactions de la part des policiers, plongeant tout ce monde dans un cercle vicieux qui ne peut mener qu'à des situations dramatiques.
Car, si l'échec est le moindre des drames, c'en est un, lorsqu'on a tout misé pour gagner l'autre rive et qu'on se retrouve bloqué côté français, à devoir tout reprendre. Et puis, il y a d'autres drames, bien plus terribles, les drames de ceux qui n'ont rien à perdre, pas même cette vie pourtant si précieuse, et qui prennent des risques insensés, parfois mortels...
"La Jungle", c'est aussi le boulot des humanitaires, véritables Sisyphe au service d'une cause qu'on voudrait ne pas croire perdue d'avance. Les ONG, des Calaisiens qui viennent donner un coup de main (on pense au roman d'Olivier Adam, "A l'abri de rien"), des militants dont l'engagement humanitaire est aussi idéologique, comme les "No Border"...
Avec leurs moyens, leur bonne volonté, leur courage, leur empathie, ils essayent d'empêcher la situation, déjà misérable, d'empirer. Gestion de la santé publique, soutien aux femmes et aux enfants, approvisionnement en nourriture, en vêtements, en matériaux de premières nécessités. Et sans doute un soutien moral qui passe par le sourire, l'attention...
Enfin, dernier volet, et pas des moindres, de ce côté documentaire, la partie que Olivier Norek connaît sans doute le mieux, celle qui concerne les policiers. Il est vraiment important de le dire, "Entre deux mondes" n'est pas un roman en noir et blanc, mais tout en nuances de gris. Il ne s'agit pas d'être manichéen et s'il faut désigner des responsables, ce sont ceux qui ne sont pas à Calais.
Car, à l'image de la ville et de ses alentours, la police aussi souffre de la situation : taux record de mises en arrêt maladie, et qui sont rarement imaginaires, demandes de mutations systématiquement refusées pour éviter l'exode, incapacité de combler les lacunes des services, à l'image de la BSU que rejoint Bastien...
Et, puisqu'on en parle, il tranche, ce jeune lieutenant frais émoulu, face à ses collègues au jus depuis un moment. Blasés, découragés, impuissants, en colère de se sentir impuissants... Ce sont des femmes et des hommes usés que découvre le jeune officier. Et qui ne sont pas dupes de l'hypocrisie politique qui entoure la Jungle. Cachez ce camp que nous ne saurions voir...
L'image de la police française n'est pas au beau fixe, on lit, on entend beaucoup de choses à son sujet, on s'inquiète de voir monter en son sein des idées extrémistes qui n'ont rien à y faire... Olivier Norek parle des flics de Calais comme il l'avait fait avec les flics de Seine-Saint-Denis dans sa trilogie Victor Coste, sans rien laisser de côté, mais aussi pour montrer la difficulté du métier.
On découvre les différentes façons de se blinder pour affronter au quotidien cette intenable mission. De celui qui n'en fout pas une et déploie l'énergie minimale à celui qui se défoule au rugby, et tous les autres qui se sont construit des avatars pour masquer leurs doutes, leur découragement. Pour accepter de se retrouver entre le marteau des ordres et l'enclume qu'est le désespoir des migrants.
Oh, bien sûr, dans le lot, il y a aussi des gros cons et de sales brutes, mais ils ne sont pas balayés sous le tapis, même s'ils ne tiennent pas le haut du pavé dans l'histoire. Non, les vrais "méchants", les vrais salauds, on va les découvrir ailleurs, animés par un cynisme sordide et adeptes des manipulations les moins glorieuses qu'on puisse imaginer...
Lorsqu'on lit les remerciements, en fin d'ouvrage, on découvre ce conseil (que dis-je, presque un ordre !) : lisez "Police", de Hugo Boris. Et, effectivement, lorsqu'on a lu ce court roman paru à la rentrée littéraire 2016, on comprend ce conseil. On y retrouve chez les policiers parisiens des questionnements très proches de ceux des policiers calaisiens.
On retrouve le même dilemme entre la mission et les ordres d'un côté, et la révolte et l'indignation, de l'autre, entre l'uniforme d'un côté et celui qui le porte de l'autre. On cogite dans le même registre, on envisage le même type d'action. Le flic et l'humain, souvent en phase, s'opposent dans les deux romans, jusqu'à ce qu'ils se rappellent qu'ils sont des humains avant d'être des flics.
Oui, Olivier Norek prêche pour sa paroisse, mais son point de vue n'est encore une fois pas de dire qu'il y a la Jungle et les flics, mais que de chaque côté, il y a des personnes de bonne volonté et des salauds. Que, finalement, cette Jungle qui flotte entre deux mondes, comme une espèce de spectre, est aux prises avec les mêmes instincts, des plus nobles aux plus vils, que n'importe quelle société humaine.
J'ai beaucoup développé ce que j'appelle la partie documentaire, car c'est aussi ce qui frappe lorsqu'on lit ce roman. Sans ce contexte si particulier et sans ce travail de recherche important réalisé par l'auteur, le reste ne pourrait exister tel quel. Et le reste, c'est une intrigue que j'hésite presque à qualifier de polar. Parlons plutôt de roman noir.
Bien sûr, il y a des policiers, des morts et des enquêtes, mais ce sont avant tout les destins des personnages qui priment. Voilà pourquoi je mettrais plutôt "Entre deux mondes" dans la catégorie roman noir. Et très noir, même. Le moteur de cette partie, c'est évidemment Adam, à la recherche de sa famille, absente.
L'autre intérêt d'avoir beaucoup évoqué l'aspect documentaire, c'est que je ne risquais pas d'en dire trop. Alors que là, il faut marcher sur des oeufs pour ne rien dévoiler d'une intrigue qui, mine de rien, est sacrément bien construite. Et, si la situation de "la Jungle de Calais" ne vous avait déjà pas suffisamment remué les tripes et serré la gorge, voilà le coup de grâce.
Il faut dire que c'est aussi là que la plus grosse partie fictionnelle intervient, dans l'interaction entre les personnages, et particulièrement la rencontre entre Adam et Bastien. Deux personnages qui se respectent instinctivement, comme s'ils se reconnaissaient, comme s'ils savaient au premier regard qu'ils sont faits du même bois.
Mais, deux personnages qui se méfient, naturellement, ignorant exactement qui est l'autre. Chacun est en position difficile, car il a peut-être devant lui un adversaire plutôt qu'un allié. Chacun doit faire avec ses inquiétudes familiales, qui les minent et pourraient les rapprocher. Chacun doit faire avec sa position : celui qui n'a plus rien, qui n'est plus rien et celui qui ne sait pas quoi faire.
Entre eux, Kilani, incarnation même de la victime de tout ce que ce monde peut produire d'atrocités et d'abjection. Ce gamin qui n'avait sans doute rien demandé, qui a traversé un monde pour se retrouver dans ce lieu bien peu fait pour les enfants. Ce personnage énigmatique, puisqu'il est celui dont on ne sait rien et qui, malgré cela, suscite immédiatement l'empathie.
Il y a quelque chose d'imparable dans cette histoire, lorsqu'on a sous les yeux le puzzle reconstitué, on se frappe le front en s'écriant "Bon sang, mais c'est bien sûr". Il y a quelque chose de terrible et de merveilleux à la fois dans la dernière partie de ce livre. Des injustices terribles, des joies immenses, des désillusions énormes.
Du bonheur et de la folie, fruits d'un même maelström qui aurait d'ailleurs pu engendrer tout autre chose. Un déséquilibre qui aurait pu basculer dans l'autre sens. Le lecteur sait certaines choses que les personnages ignorent. Il redoute les révélations que cela occasionnera. Mais, ce qu'il ne sait pas et découvre en fin de roman vient le secouer un peu plus, comme la réplique d'un séisme.
Je sais, je n'ai pas du tout parlé de l'intrigue. Mais parce qu'il est presque impossible d'en parler. Encore une fois, c'est sans doute ce qui fait d' "Entre deux mondes" un roman noir plutôt qu'un polar. Ici, ce qui est à l'oeuvre, c'est le destin, au sens tragique du terme. Comme des billes de billard, des vies qui prennent des directions différentes après être entrées en collision...
Allez, cessons-là, je ne suis pas le seul lecteur à dire à quel point ce roman m'a remué. Je suis un lecteur "tous terrains", qui enchaîne les lectures en temps ordinaire. Je dois confesser que ma lecture d' "Entre deux mondes" a été entrecoupée de pauses, pour souffler, respirer, réfléchir... C'était nécessaire, parce que ce roman n'a rien d'anodin dans ce qu'il nous raconte.
Je ne sais pas de quoi sera faite la suite de la carrière de romancier d'Olivier Norek. Entre ses trois premiers romans et celui-ci, il y a une sorte de rupture dans la continuité. Car, dans un contexte fondamentalement différent, dans une construction qui n'a rien à voir (quoi que, "Surtensions" reposait déjà sur une trame narrative particulière), on retrouve sa sensibilité et ses centres d'intérêt.
On retrouve aussi ce réalisme qui est sa marque de fabrique, ce travail romanesque qui nous emmène dans la coulisse, découvrir l'envers du décor. Et un travail sur les personnages, pour dégager de la gangue des apparences, des fonctions, des hiérarchies et des conventions sociales, une humanité que rien ne peut éteindre.