Après une violente chute sur la tête, le jeune Lubin Maréchal découvre qu’il ne vit plus qu’un jour sur deux. Chaque matin, il se rend compte qu’un jour entier vient de s’écouler, sans qu’il n’en ait le moindre souvenir. Pire encore: il découvre que pendant ses moments d’absence, une autre personnalité prend possession de son corps. Un autre lui-même avec un caractère bien différent du sien, menant une vie qui n’a rien à voir. Au départ, la situation reste plus ou moins sous contrôle mais petit à petit, l’autre Lubin prend le dessus durant des périodes de plus en plus longues. Du coup, le « véritable » Lubin s’évapore progressivement dans les méandres du temps… Le roman graphique « Ces jours qui disparaissent », qui vient de paraître aux éditions Glénat, est un récit fantastique fascinant sur la schizophrénie. Une BD ambitieuse et pleine de souffle menée de main de maître par Timothé Le Boucher, un tout jeune auteur de bande dessinée particulièrement prometteur, que certains comparent d’ores et déjà à Bastien Vivès. Alors qu’il était de passage à Bruxelles il y a quelques jours, nous en avons profité pour lui poser quelques questions.
Comment est née l’idée de cet album? Vous aviez une passion particulière pour la psychologie?
Non, c’est plus simple que ça. L’idée de départ est venue d’un constat. Il y a quelques années, alors que je sortais tout juste des Beaux-Arts d’Angoulême, où j’ai fait mes études pendant six ans, j’ai déménagé à Strasbourg pour y vivre avec des amis. A l’époque, j’avais déjà sorti deux albums, mais je ne savais pas du tout si j’allais pouvoir réussir dans la bande dessinée. Je me demandais si je devais suivre cette voie, qui était celle que j’avais vraiment envie d’emprunter, ou si je devais déposer des CV pour faire quelque chose de plus pragmatique et plus concret. En plus, j’étais confronté à des organismes comme le Pôle Emploi, où le métier d’auteur de bande dessinée n’est pas du tout considéré. Les gens là-bas ne savent vraiment pas comment ce métier fonctionne. Je me suis retrouvé dans des réunions avec des gens issus de filières scientifiques, à faire des entraînements pour des entretiens d’embauche. Mais pour moi, ça ne servait vraiment à rien. Je ressentais une incompréhension totale. A ce moment-là, c’est comme si j’avais un dédoublement de vision. C’est comme ça que m’est venue cette idée de vivre un jour sur deux. Comme j’y pensais tout le temps, j’en ai parlé avec mes amis et en deux jours, j’avais écrit tout un scénario. Cela s’est fait très rapidement.
Si je comprends bien, la thématique principale de votre bande dessinée, c’est le combat intérieur entre le côté plus sérieux et pragmatique et le côté plus artistique?
Oui, en quelque sorte. C’est en tout cas ce que j’ai voulu exprimer de manière métaphorique. Dans la vie, on est tous confrontés à des pragmatismes liés à l’argent et à la manière dont on doit vivre. Du coup, on se retrouve souvent à abandonner notre part plus artistique. Dans ma BD, c’est le cas de Lubin, par exemple, qui fait de l’acrobatie et des spectacles. Au début, il arrive à concilier cette activité avec un travail plus sérieux. Mais au fur et à mesure, son travail prend de plus en plus de temps et de place dans sa vie. Il est donc obligé de mettre son autre activité de côté. Souvent, c’est seulement au moment de la retraite qu’on peut enfin redonner plus de place à cette dimension plus artistique, mais forcément pas avec les mêmes ambitions.
Votre héros vit un jour sur deux pendant deux ans et puis tout à coup, l’espace entre les jours s’agrandit de plus en plus. Pourquoi cette accélération soudaine?
En réalité, c’est parce que les ambitions professionnelles du double de Lubin deviennent de plus en plus importantes. Du coup, comme il gagne davantage d’argent, cela lui permet de faire intervenir un psychologue et de faire évoluer les choses en sa faveur, ce qui rompt l’équilibre qui s’était instauré entre les deux Lubin. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’en développant le principe fantastique de cette confrontation entre deux personnalités, j’ai été amené à raconter des choses auxquelles je n’avais pas pensé au départ, notamment la disparition des êtres chers.
C’est vrai qu’au bout d’un moment, les journées du « vrai » Lubin sont tellement espacées entre elles qu’il ne sait jamais vraiment où il va apparaître au moment où il se réveille et qui il va retrouver…
Oui, tout à fait. A chaque fois qu’il réapparaît, Lubin apprend de manière très rapide des choses qui se déroulent normalement très lentement. Pour souligner cette accélération, j’ai délibérément mis de plus en plus de cases sur chaque page. Au début de l’album, il n’y a que trois strips par planche alors qu’à la fin, il y en a quatre. Non seulement les pages se densifient au fil du temps, mais elles deviennent aussi de plus en plus elliptiques. L’objectif est de faire ressentir au lecteur une sorte d’effet d’étouffement.
Vous l’avez dit: vous avez trouvé l’idée de votre scénario très rapidement. Mais est-ce que votre histoire a encore beaucoup évolué par après?
En général, quand je construis une histoire, je développe d’abord l’idée de base, en l’occurrence ici le concept de vivre un jour sur deux. Une fois que j’ai ça, j’essaie de prévoir la fin et de définir la structure générale du récit, ce qui me permet de savoir exactement où je veux aller et quelles thématiques j’ai envie d’aborder. Dans le cas de « Ces jours qui disparaissent » par exemple, je savais dès le début que je voulais développer une relation amoureuse à travers tout l’album, un peu comme un fil rouge. Ce que j’aime bien aussi, c’est de faire disparaître brutalement un personnage alors qu’on pense que celui-ci va jouer un rôle primordial. Dans mon récit, c’est ce qui arrive à Gabrielle, la première petite amie de Lubin. Quand on y réfléchit, les choses se passent comme ça dans la vraie vie. Des gens qui sont très importants à un moment donné disparaissent parfois brutalement, à cause d’un déménagement ou d’une séparation. Cela fait partie des ruptures liées au temps.
D’un point de vue formel, toute votre histoire est construite à partir du point de vue du « premier » Lubin. Est-ce que vous aviez envisagé de raconter aussi l’histoire du point de vue de l’autre Lubin?
En réalité, ce choix est venu presque instinctivement. Si on réfléchit à l’autre Lubin, son histoire se résume à la success story d’un gars qui réussit dans le boulot et qui gagne de plus en plus d’argent. Autrement dit, c’est très linéaire et ce n’est pas forcément très intéressant. Par ailleurs, j’avais vraiment envie de raconter l’histoire d’un seul point de vue, afin de pouvoir faire tout un travail sur l’ellipse. Je voulais que le lecteur dispose exactement des mêmes informations que mon personnage. Je voulais qu’il puisse vraiment se mettre à sa place. En adoptant un seul point de vue, cela permettait également au récit d’être beaucoup plus angoissant.
Comment est-ce que vous définiriez ce livre? S’agit-il d’un thriller psychologique?
C’est difficile de répondre à cette question, parce qu’il y a plusieurs types d’histoires qui se mêlent dans ma BD. En plus, je n’ai pas du tout un esprit de synthèse, donc c’est un exercice encore plus difficile pour moi. Disons que la base est fantastique, étant donné que dans les vrais cas de troubles de personnalités multiples, il n’y a pas de récurrence rythmique du type un jour sur deux. En réalité, ces troubles sont souvent liés à des événements ou à des émotions fortes qui déclenchent une autre personnalité. Mais si l’on excepte cette dimension fantastique, mon histoire est traitée de manière psychologique et même scientifique. Pour faire en sorte qu’elle soit le plus crédible possible, je me suis en effet renseigné auprès de plusieurs amis psychologues.
L’un a les cheveux en bataille et parle dans des bulles blanches, tandis que l’autre a les cheveux bien coiffés et s’exprime dans des bulles jaunes. Vous avez dû faire beaucoup de recherches au niveau graphique pour permettre aux lecteurs de distinguer les deux Lubin?
Les bulles de couleurs différentes, c’est venu tout de suite. Après coup, je me suis demandé si je devais les laisser parce qu’on doit pouvoir distinguer les deux personnages sans cet artifice, mais je me suis rendu compte que le plus important était que l’histoire soit lisible. Du coup, pour éviter toute ambiguïté, je les ai laissées. Par ailleurs, la différence ne se marque pas seulement au niveau des bulles et des cheveux. Au fur et à mesure, elle intervient aussi au niveau de leurs habits, même s’ils partagent la même garde-robe, ainsi que dans leur manière de se tenir et de parler. Il y a une distinction qui est vraiment liée à leurs personnalités. L’un est plus naïf et hédoniste, alors que l’autre est plus pragmatique. J’ai essayé de ne pas être trop manichéen, mais ça a forcément une influence sur leur apparence extérieure.
Est-ce qu’il y a des auteurs qui vous inspirent?
Oui, surtout dans le cinéma. Quand j’ai écrit le scénario de « Ces jours qui disparaissent », j’écoutais en boucle la bande originale de « Vertigo » de Hitchcock. C’est un film qui parle d’un homme qui tombe amoureux d’une femme. Alors qu’il croit que celle-ci est morte, il retrouve cette même femme plus tard, mais elle se comporte complètement différemment. Il y a donc un jeu autour du trouble de la personnalité, ce qui a clairement nourri mon inspiration. J’ai écrit ce livre en réfléchissant à ce genre de thématiques. Lors de mes années à Angoulême, j’ai étudié les films d’Hitchcock et de ses descendants. Cela a certainement nourri mes propres scénarios. Il y a des choses qui reviennent.
Et graphiquement, quels sont les dessinateurs qui vous parlent?
Je suis très influencé par le manga, mais aussi par le franco-belge. J’aime vraiment la narration japonaise, qui prend son temps, avec une gestion de l’ellipse différente de ce qui se fait chez nous. La combinaison du manga et du franco-belge a débouché sur une nouvelle manière de raconter, qui offre davantage de possibilités pour décélérer ou accélérer le temps. Ca se ressent dans ma narration.
Effectivement, votre roman graphique fait près de 200 pages. Ca a dû vous prendre beaucoup de temps, non?
En réalité, je dessine plutôt vite. J’ai commencé ce projet il y a environ deux ans, mais entretemps j’avais accepté plein d’autres petits projets que j’ai dû terminer en priorité, notamment pour des magazines ou des séries sur Internet. Pour ne rien arranger, mon ordinateur a été en réparation pendant 90 jours. Du coup, je n’ai pas eu le temps de m’y mettre autant que je le voulais pendant une longue période. Ce qui fait que pour atteindre les délais qui avaient été fixés par mon éditeur, j’ai dû réaliser les 120 dernières pages en seulement 3 mois de temps! Je peux donc aller très vite, mais uniquement si on me fixe des deadlines très serrés (rires).
Est-ce que ça veut dire que maintenant, votre choix est fait? Vous allez faire carrière dans la BD?
En tout cas, je sais déjà que je vais faire mon prochain album chez Glénat. Pour l’instant, je suis donc vraiment content. Et je suis très motivé à l’idée de faire ce nouveau livre. Je vais essayer de le sortir plus vite que celui-ci, en me concentrant entièrement sur ce travail et en n’acceptant aucun autre projet.
Vous pouvez nous en dire un peu plus sur ce nouveau projet?
Oui, bien sûr. Ce sera à nouveau un roman graphique, qui racontera l’histoire d’une psychologue de 49 ans. Spécialisée dans les chocs post-traumatiques, elle va prendre en charge un jeune garçon de 21 ans qui sort de six ans de coma. C’est le seul rescapé d’un massacre dans lequel toute sa famille a été tuée. Cette psychologue va le soigner mais en même temps, elle va tomber amoureuse de lui, même si c’est son patient et qu’elle-même a une vie de famille de son côté. Ils vont donc entretenir une relation un peu trouble. L’histoire aura aussi un côté polar, dans la mesure où on pense que c’est la soeur du garçon qui a tué tout le monde mais lui va découvrir lors d’une séance d’hypnose que sa soeur n’est pas la coupable. En réalité, il y avait quelqu’un d’autre sur la scène du crime… C’est donc à nouveau une histoire qui mélangera les genres, et qui fera un peu peur. Je préviens déjà: ce sera plus sombre que « Ces jours qui disparaissent ».